Note : Hello à toutes et à tous ! Me voici de retour dans un projet plus long que mes derniers OS, centré sur Holmes (version livres/films). Je m'essaye donc ici à un texte à la première personne (plus un léger bonus à chaque fin de chapitre), à une histoire policière également (mais comme je n'ai pas le génie de Conan Doyle, je me permettrai d'emprunter des éléments de ses livres) et surtout à une époque bien particulière sur laquelle je me renseigne chaque jours pour rendre le récit crédible. De ce fait, les références culturelles, politiques, la géographie, etc. tout cela, à quelques exceptions près, a réellement existé. J'espère que cela vous aidera à un peu plus vous imprégner de cette histoire :)

Beta reader et aide précieuse : certifiée par Nathdawn (auteure du concours Sherlock Holmes, à retrouver dans mes favoris !) qui non seulement corrige les erreurs mais en plus me renseigne sur de nombreux points. Un immense merci à elle.
Rating : M (ma marque de fabrique habituelle : aventure, drama et slash, bien sûr.)
Publication : chaque samedi.
Pairing : je ne vous ferai pas l'affront de remplir cette case :3
Reviews : fortement appréciées.


Enfin, le manque se tut.

Lestrade, le visage rouge, la moustache mal brossée et la main gantée essuyant son front trempé de sueur, se tenait sur la chambranle de la porte de mon cabinet qu'il avait ouvert sans même avoir eu la délicatesse de frapper pour annoncer son entrée imminente. J'étais en pleine consultation, heureusement avec un homme - je n'ose imaginer le scandale si j'étais en train d'examiner une femme que le policier aurait ainsi vue peu vêtue - le stéthoscope fermement ancré entre les omoplates de mon patient qui se plaignait de problèmes respiratoires.

Dieu merci, je me trouvais dans son dos ainsi, il ne vit pas mon sourire indécent illuminer mon visage lorsqu'au même moment, je comprenais la raison de la présence du policier - ainsi que l'origine des problèmes du pauvre bonhomme face à moi. Conscient que lui annoncer qu'il était victime d'une bien vilaine pneumonie n'était pas la meilleure des nouvelles, je toussotai sommairement avant de reprendre un visage tout à fait sérieux pour lui faire face et l'inviter à se rhabiller, pour lui annoncer le nom de la maladie qui le rongeait.

Il se lamenta tout haut, me parla de sa femme et de ses enfants qu'il peinait déjà à nourrir, mais la présence de Lestrade face à moi avait forcé mon esprit à ne plus réfléchir en tant que médecin altruiste que j'étais, mais en tant que fidèle compagnon du célèbre détective qui faisait trembler les malfaiteurs de la capitale. J'eus la bonne idée d'offrir la consultation à mon patient, qui pressa ses pas hors de mon cabinet comme si sa vie en dépendait. J'avais perdu quelques livres mais j'avais gagné du temps - j'étais de toute façon prêt à tout pour me retrouver sur une nouvelle enquête.

« Il a besoin de vous. »

Je fermai les yeux de plaisir à cette phrase. Assurément, le détective consultant n'avait pas utilisé ces mots exacts, mais c'était ce qu'avait interprété Lestrade, et je m'en délectais. Il a besoin de moi. J'enfilai mon haut de forme, plongeai les deux bras dans les manches de mon pare-dessus et sans plus attendre, m'élançai hors de mon cabinet qui, même s'il était source de revenus confortables et souvent lieu où je passais d'agréables moments, pouvait parfois me donner la nausée.

Le loyer de ce petit deux pièces était à la limite du raisonnable mais au moins, il me permettait de ne jamais devoir emprunter de l'argent aux créanciers qui cherchaient toujours à me harponner. Il y avait une petite salle d'attente carrée, au centre de laquelle j'avais installé une petite table basse que j'avais récupéré sur les bords de la Tamise un jour de brocante. Elle ne m'avait rien coûté, contrairement aux cinq fauteuils écossais que j'avais commandé chez un artisan de mon quartier. Ils étaient tous posés contre le mur, leurs accoudoirs se touchant car je n'avais guère le loisir de leur laisser un peu d'espace. La salle de consultation était fort heureusement un peu plus grande. J'y avais installé le bureau qui m'avait accompagné au 221B Baker Street, ainsi qu'une table où mes patients pouvaient s'allonger pour me décrire leurs maux plus ou moins virulents. J'y avais également posé ma bibliothèque fournie de livres de médecine et de médecine légale que ma femme Mary m'avait ordonné d'amener loin de sa vue.

Chaque meuble avait donc sa place, une place qu'ils ne quittaient jamais, en témoignaient

les marques des fibres brisées des tapis jonchant le sol, abîmés par le temps. Rien ne bougeait. Rien ne vivait. Et comme cette immobilité pouvait parfois étouffer mon âme d'ex-soldat ! Aujourd'hui était un de ces jours; une de ces fois où rester assis me donnait envie de mourir, un de ces moments où l'ennui était plus fort que le confort, un de ces souffles où je désespérais de perdre le mien, le corps lancé à la suite de mon ami.

« Où est-il ? »

« À Hyde Park. »

« Qu'il y a-t-il à Hyde Park, mon brave Lestrade ? »

« Le corps de notre ancien premier ministre, Sir William Gladstone. »

« Oh ! »

J'arrêtai soudain ma course folle, alors que mes pas battaient le pavé de la rue. Avoir vu débarquer dans mon cabinet Lestrade avait ravi mon cœur en mal d'enquête, toujours était-il que je ne pouvais me réjouir de la mort d'un homme, d'autant plus d'un homme que j'estimais particulièrement ; bien qu'il ait quitté la scène politique il y avait trois ans de cela. Mon ami inspecteur posa une main compatissante sur mon épaule et m'invita à prendre place dans le fiacre qui nous attendait.

Londres en ce beau mois de Mai 1898 avait pris des couleurs, à l'image d'une jeune fille que l'on agrémenterait des plus beaux compliments. Les gens semblaient reprendre goût à la vie, très certainement attirés hors de leurs maisons par la présence d'un soleil bien trop rare en notre pays. La nature reprenait ses droits, les arbres n'étaient plus nus et tristes, le vert côtoyait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel dans les jardins fleuris que notre bonne Reine Victoria s'évertuait à faire entretenir par les meilleurs jardiniers de la capitale. Nous vivions une belle époque et l'idée que tout cela ne se fane me fit frissonner tout entier. Qu'est-ce qu'il m'attendait à Hyde Park ? Un corps à autopsier certes, mais cela n'était que le début, je le savais, de quelque chose de bien plus grave encore ; un ancien premier ministre ne mourait jamais par hasard, et la présence de mon ami détective sur les lieux ne faisait que confirmer ma théorie. Le fiacre s'arrêta enfin, je suivis alors Lestrade entre les longues allées marquées par les arbres et les fleurs embaumant notre passage. À quelques mètres du point d'eau qui faisait le charme de ce parc aux dimensions hors-normes, un attroupement d'hommes tous habillés de noir retint mon attention ; nous arrivions à notre but, et le cri qui brisa le calme de l'instant ne fit que confirmer mes suppositions :

« Ne vous approchez pas, malheureux ou croyez-moi que le sort qu'il vous sera alors réservé sera bien plus terrible que celui qui a porté cet homme à terre ! »

« Holmes... », souriais-je malgré moi en reconnaissant la chevelure folle dépassant d'un long manteau noir.

Mon ami se leva à l'appel de son nom, se retourna d'un geste théâtrale et me sourit avec un tel plaisir non dissimulé, qu'il me mit légèrement mal à l'aise. Cet homme oscillait constamment entre la dureté et la douceur ; pour le plus grand malheur du commun des mortels qui ne pouvait de facto comprendre ce qu'il se passait dans sa tête de bougre de Diable.

« Vous êtes venu. »

« Comme vous le voyez. », répondis-je dans un haussement de sourcil ; Holmes n'était pas homme à perdre son temps à constater tout haut l'évidence même.

« Cet homme mourra de cette pneumonie. »

« Je... peut-être. », bredouillai-je malgré moi, comme à chaque fois qu'il me prenait de court de la sorte ; mais comment faisait-il pour savoir, bon sang ?!

« C'est même sûr. Mais ce n'est pas très grave. Bien, maintenant, passons à plus important, voulez-vous ? La mort n'attend pas Watson ! »

Il prit place dans mon dos et de ses mains posées sur mes épaules, il me poussa jusqu'au corps recouvert d'un linceul blanc. Je m'agenouillai devant la présence morbide de cet homme que j'avais si souvent voulu rencontrer de son vivant et, arrêtant toutes pensées mélancoliques avant de ne me laisser gagner par la tristesse, j'ôtai le draps pour découvrir un visage blanc et un corps épais emmitouflé dans un costume dont le prix devait dépasser mon revenu mensuel. Je descendis un peu plus le linge blanc pour découvrir la blessure ensanglantée au niveau de son cœur.

« Quel gâchis. J'aimais bien cet homme, vous savez. », soupirai-je.

« Vous ne le connaissiez même pas. »

« Ah oui, j'oubliais votre manque de connaissance en matière de politique. Il était notre premier ministre il y a encore trois ans de cela. »

Holmes se pencha par-dessus mon épaule pour regarder mes mains occupées à écarter les pans de la veste du pauvre homme pour examiner sa blessure.

« J'ai même nommé mon chien d'après lui. »

« Je suis sûr qu'il aurait trouvé l'attention tout à fait touchante. »

« Ne vous moquez pas d'un mort, Holmes. », lui sommai-je en m'approchant un peu plus du cadavre pour estimer l'heure du décès.

« C'est vous qui avez assimilé sa mémoire à un bouledogue qui a la bave facile et un certain attrait pour les excréments de ses congénères. »

« Holmes... », soufflai-je malgré moi, parfaitement mis mal à l'aise par ses propos en tout point déplacés.

« Devrions-nous faire parvenir un courrier à sa femme ? »

« Pour lui informer du décès de son mari ? »

« Non, pour la rassurer en lui affirmant qu'un Gladstone arpente toujours les rues de Londres - mais à quatre pattes celui-ci. »

Mes yeux s'ouvrirent de surprise à l'entente de ses dires toujours plus inacceptables que les précédents, aussi je me retournai lentement pour lui faire face et lui ordonner de quitter ces lieux pour ne plus salir le nom d'un si grand homme, lorsque je croisai ses yeux plein de malice et son sourire mutin qu'il ne tentait même pas de cacher. Ce fut trop, et alors que j'étais prêt à lui asséner un coup de poing de réprobation, je fus pris d'un éclat de rire qui brisa la tension à la seconde même. Son rire se mêla au mien que je contenais bien mal, malgré la discrétion et le recueillement demandé dans un moment pareil.

« Docteur Watson, avez-vous trouvé quelque chose ? », s'enquit Lestrade qui avait pris place à nos côtés, sûrement attiré par le boucan de nos deux âmes de gamins indisciplinés.

« Je... oui, il a été tué par une lame, une épée sans nul doute, assez fine pour avoir été cachée dans une canne. La lame l'a traversé de part en part, au niveau du cœur, il est mort sur le coup. »

« D'autres indices ? »

« Pas de trace de lutte apparente, il devait connaître son assassin puisqu'il lui faisait face. »

« Qui tue encore de nos jours à la pointe d'une lame ? », s'enquit le policier.

« Des nostalgiques des duels à l'épée sans aucun doute. », expliqua Holmes en sortant d'une touffe d'herbe une épée fine, dont il trouva le fourreau quelques mètres plus loin.

« Ces combats sont formellement interdits sans la présence d'un arbitre et de deux témoins. », grommela Lestrade bien inutilement.

« Nous ne sommes pas là en présence d'un duel, mais bien d'un meurtre. »

J'étais sur le point de donner raison à Holmes, alors que, ouvrant la chemise du pauvre défunt, je trouvai une lettre placée tout contre la peau rigide, tachée de sang à la rendre difficilement rattrapable. Je fermai lentement mes doigts sur le papier trempé, tentant avec une infinie lenteur de l'ôter sans l'abîmer. Mon ami détective se pencha à mes côtés et me somma sans douceur :

« Doucement malheureux ! Vous allez la déchirer ! »

« Taisez-vous, où je le ferai dans le seul but de vous causer du tort. »

« Vous en êtes capable. » Grogna-t-il entre ses dents.

« Vous le savez, alors, ne jouez pas au plus malin. »

Holmes se laissa tomber en arrière sur la pelouse humide, assis en tailleurs et les bras croisés contre son torse, il n'avait pas l'air plus mature qu'un gosse des rues. La lettre fut bientôt complètement détachée du torse ensanglanté, si bien que je me mis à la déplier lentement. Le sang de la victime ne l'avait finalement pas trop envahie, si bien que je pus l'ouvrir et prendre connaissance d'une écriture tout à fait distinguée, annonçant en quelques phrases de terribles desseins :

« Vous prenez aujourd'hui connaissance de ma première lettre. Combien en trouverez-vous par la suite, avant que ce ne soit votre cœur que je transperce de ma lame ? »

« Holmes, savez-vous ce que cela signifie ? », soufflai-je les mains tremblantes, alors que je sentais mon visage prendre la même couleur cadavérique que le regretté Gladstone.

« Donnez moi ça. », m'ordonna-t-il sans douceur, une main posée sur mon épaule qu'il tira à lui, l'autre ayant déjà attrapé la lettre qu'il sembla lire cent fois en quelques secondes à peine. « Watson... oh, Watson ! » Si au premier appel de mon nom, j'avais senti sa voix légèrement tremblante sous le coup de l'émotion - il était évident que mon ami détective était le destinataire de cette morbide missive - la fin de sa phrase ne fut que l'explosion déplacée d'une joie de vivre totalement incohérente avec le reste de la scène. Holmes était déjà debout sur ses deux pieds, à semblait-il danser avec comme partenaire la lettre ensanglantée qu'il tenait dans ses deux mains, le nez planté au ciel, les yeux fermés et un sourire extatique illuminant son visage marqué par le manque de sommeil et de réels repas.

« Mais calmez-vous mon vieux et dites moi ce que cela signifie ! », lui demandai-je une fois debout à mon tour, prêt à lui balancer ma main à la figure si sa folie ne se calmait pas.

« Un tueur en série, nous avons à faire à un tueur en série ! La vie est belle Watson, et la mort l'est tout autant ! Venez mon brave, venez, je n'ose imaginer ce qui nous attend ! »

La douzaine de policiers présents, mortifiés par l'audace de la joie de mon ami, me mit plus mal à l'aise que jamais. Au fond de moi, dans une pièce secrète de mon cœur, cachée à côté de celle principale où résidait ma tendre épouse, il y avait l'amour de l'imprévu, et Holmes semblait être le seul à en détenir la clé. Je le vis se pencher vers le cadavre, serrant sa main morte en le remerciant mille fois, avant de s'élancer à travers le parc, mon corps déjà à sa poursuite. Il riait si fort que les oiseaux s'envolaient à son approche, et sa voix résonnait autour de moi comme le son de la cloche de ma paroisse qui m'appelait le dimanche pour aller me recueillir.

Notre amitié remontait à dix-sept ans déjà, dont trois années s'était passées dans l'absence. La mort truquée d'Holmes avait ébranlé Londres, mais cela n'était qu'une simple brise comparé à l'ouragan qui avait terrassé ma vie.

Fervent catholique, baptisé dès la naissance, éduqué à la force de la Bible, je n'avais aucune honte à dire que toute ma vie durant, j'avais suivi les principes inculqués par mes chers parents et la religion. On m'avait élevé droit, normal et altruiste, j'étais et resterais à jamais droit, normal et altruiste. Ce bougre d'homme que j'avais rencontré au détour d'un larcin dont j'étais la victime, était tordu, excentrique et narcissique. Une discussion rapide, où il m'apprit qu'il savait comment rattraper mon voleur en moins d'un quart d'heure, et deux choix s'offraient à moi : refuser tout lien avec ce simulacre de diable ou accepter l'inconcevable. Je pris la deuxième option dans un souffle libérateur.

Sherlock Holmes était mon parfait contraire, mon opposé en tout point et à ce moment précis, le poids qui avait couvert mes épaules de trop longues années durant sembla enfin s'effriter ; un peu, si peu. Je ne pouvais vivre comme lui, je n'avais pas été éduqué de la sorte, mais de la manière la plus égoïste qu'il soit je l'admets, je réalisais que je pouvais vivre grâce à lui par procuration ce que la morale m'interdisait. Cela, je ne lui avais jamais avoué et ne l'avais jamais avoué à personne, j'en étais même légèrement honteux. Ainsi, dans une autre pièce de mon cœur, un cagibi serait même le terme exact, j'avais scellé à double tour le contrat qui me liait secrètement à mon ami, un contrat que j'avais intitulé sobrement : Par Procuration.

Nous arrivâmes enfin sur la rue bondée de Park Lane, où il héla un fiacre avant de se retourner vers moi, pauvre soldat à la jambe blessée qui peinait à suivre son rythme infernal, que j'étais.

« Watson, dites-moi tout ce que j'ai besoin de savoir sur ce Gladstone. Et je ne parle assurément pas de votre chien. »

« Si vous y tenez Holmes, mais ce saint homme a officié auprès de la Couronne des années durant, j'aurais bien du mal à vous dépeindre son parcours en moins de quelques minutes. »

« Soit, accompagnez moi à Baker Street alors ! », m'imposa-t-il d'un signe de la main, comme s'il tranchait fictivement la discussion pour y mettre fin.

« Mary s'inquiétera de ne pas me voir rentrer de mes consultations. »

« Nous lui ferons parvenir un télégramme, montez maintenant ! »


Mon ancienne demeure n'avait, Dieu merci, pas le moins du monde changé. Je me rappelais dans un sourire de la semaine du grand retour de Holmes où celui-ci avait crié son indignation auprès de la pauvre madame Hudson quand celle-ci lui avait appris qu'il n'était plus le locataire. Ses cris avait traversé les rues, avaient fait trembler les badauds, jusqu'à faire perler des larmes aux yeux de notre pauvre amie qui n'avait, en plus, pas été prévenue de son miraculeux retour d'entre les morts. Il fallut que je prenne ses mains dans les miennes pour la calmer un tant soi peu, avant qu'elle ne retrouve ses esprits pour avouer à Holmes que son frère avait loué l'endroit mais n'y avait jamais mis les pieds. Mon ami s'était instantanément refermé, n'avait formulé aucune excuse, et s'était enfermé en ses appartements, qui n'avaient pas changé d'un pouce.

Cela faisait quatre ans qu'il était revenu mais pas un jour, je ne cessais de repenser à ces trois ans et à leurs conséquences. Nous n'en parlions pas, jamais, nous en avions fait le serment le jour même de son emménagement où, après avoir reconduit Mrs Hudson dans sa cuisine où je lui avais servi un grog, j'avais rejoint mon ami face au feu qu'il avait déjà allumé. Il faisait un froid mordant entre ces murs couverts de poussière, un froid qui pourtant me semblait bien plus clément que celui qui m'avait encerclé trois années durant. J'avais souffert de son absence au-delà de la raison, à m'en faire peur, à en avoir placé le canon de mon arme entre mes lèvres, avant de m'évanouir et de me réveiller trois jours plus tard, pris par une fièvre que je mis des semaines à quitter. Holmes ne savait rien de tout ça et, si en ces temps étranges, tout paraissait flou, j'étais certain d'une chose, je ne comptais en aucun cas lui révéler ce que mon âme et mon corps avaient traversé. Semblant comprendre mon tourment silencieux, il s'était retourné vers moi, avait planté ses yeux sombres dans les miens et m'avait demandé d'une voix neutre :

« Watson, je conçois parfaitement que ce retour doit perturber votre esprit déjà bien peu aiguisé. Mais je vous en serai éternellement reconnaissant si nous convenions de taire ces trois années. Vous ne me poserez aucune question, comme je ne vous en poserai aucune. Si cela est trop vous demander, je comprendrai, mais je vous demanderai de quitter ces lieux et de ne jamais y revenir. Croyez-moi, cela est la meilleure des décisions - et j'ai eu le temps d'y penser. »

Une bénédiction, un cadeau du ciel me tombait dessus - même si Holmes aurait grincé des dents en m'entendant mentionner le divin - j'attrapai alors sa main que je serrai avec enthousiasme, tant pour sceller notre pacte que pour le sentir. Sa peau était rêche, je sentais son pouls battre ma paume, sa chaleur me réchauffer enfin. Sherlock était vivant et plus jamais nous ne parlerions de sa disparition.

Je fus tiré de mes pensées lorsque mon ami ouvrit la porte du fiacre pour s'en extirper. En quelques pas nous étions en son salon, lui tournoyant comme un lion en cage, moi appuyé contre la fenêtre, le regardant faire.

« Holmes, clairement, cette lettre vous était destiné. Pourtant, vous ne connaissiez pas Gladstone, c'est exact ? Pardonnez mon choix de mot qui vous fera sauter au plafond mais : je ne comprends pas. »

Le rire de mon ami que j'imaginais mauvais, se trouva en fait être complaisant, particulièrement joyeux.

« Je ne vous en veux guère, mon vieux ; je ne suis pas sûr exactement moi-même de tout ce que cela signifie. Mais parlez-moi donc de cet homme, vous qui l'adoriez. »

« C'est un bien grand mot Holmes, je n'adore pas d'hommes. », grognai-je malgré moi mal à l'aise.

« Oh ? Très bien. » Il s'arrêta de tourner en rond une seconde, juste pour m'adresser un sourire parfaitement insolent, avant de reprendre sa danse incessante. « Alors, il était premier ministre m'avez-vous dit ? »

« Oui, à plusieurs reprises. Son dernier mandat a duré deux ans, de 1892 à 1894. Son parcours a été sommes toutes assez classique ; il a vacillé entre conservatisme et libéralisme, il était surtout connu pour sa grande inimitié avec Benjamin Disraeli. »

« Disraeli ? Pourquoi ce nom ne m'évoque-t-il rien ? »

« Pourquoi le connaîtriez-vous ? Il n'était que premier ministre après tout. »

« Oh, un trait d'esprit, comme vous êtes amusant Watson. Bien, quelle était la raison de leur inimitié ? »

« Vous faites fausse route mon vieux, Disraeli est mort il y a plus de dix ans. »

« Fâcheux. »

« Malgré cette rivalité connue, Gladstone n'était pas en reste. La Reine se serait même plaint de son comportement à plusieurs reprises. »

« La Reine,... femme du Roi? »

« Bon sang Holmes... », lançai-je plus effaré que jamais, ne pouvant concevoir qu'il ne connaissait pas ça. « Notre reine Victoria enfin ! J'ai souvent tendance à croire qu'un jour un malfaiteur aura raison de vous lors d'une rixe plus violente que les autres mais en fait, vous allez mourir emprisonné, jugé pour blasphème envers la Couronne ! »

Il leva les yeux au ciel dans un sourire qu'il voulait tout à fait rassurant, et levant une main en signe de rédemption il me lança joyeusement « Oh Watson, il y a tellement de raisons qui me pousseraient en prison, si vous saviez. »

« Je préfère ne pas savoir. »

« Je ne le sais que trop bien. », murmura-t-il en me souriant, amusé.

Et encore et toujours son inexorable besoin de faire de chacune de ses phrases un mystère. Je ne relevai pas cette dernière réplique qui se rapprochait plus d'un hameçon tentant de me piéger plutôt qu'à une réelle envie de se confier, et repris mes explications concernant Gladstone.

« Toujours est-il qu'il a quitté la scène politique voilà quatre ans de cela. Cela ajouté à la lettre qui vous est destinée, et à cette exécution bien mystérieuse... Non, tout cela me dépasse. Holmes, n'avez-vous vraiment aucune idée de ce qu'il se passe ou vous jouez-vous de moi ? »

« Mon ami, bien que la deuxième option me ravirait au plus haut point, je dois vous admettre que je ne connais réellement pas le sens de tout cela. Mais patience, la lettre annonce d'autres morts, chacune nous approchera un peu plus de la vérité. »

« Vous comptez utiliser la mort de pauvres gens ? Ne voulez-vous pas vous mettre en route dès maintenant pour trouver le criminel ? »

« Chaque chose en son temps Watson, chaque chose en son temps... Maintenant, je me dois de réfléchir, assis dans mon cher fauteuil tandis que vous, vous allez rentrer chez votre femme, que vous avez oublié de prévenir quant à votre retard. »

« Mon Dieu ! Holmes, pourquoi ne m'avez-vous donc pas rappelé mon engagement ? »

« C'est votre femme mon vieux, ne reportez pas sur moi votre manque d'attention ! »

Je fulminais dans ma moustache, me tournant sur moi-même pour chercher ma canne afin de m'enfuir de cet endroit, avant de réaliser que je l'avais laissée à mon cabinet à la minute même où Lestrade était venu me tirer de ma léthargie. Je saluai mon ami, tapotant son épaule amicalement avant de m'apprêter à sortir, lorsqu'un doute m'arrêta sur place. Je ne fermai pas tout à fait la porte et lui demandai en le regardant prendre place à son fauteuil comme il l'avait prédit :

« Réfléchir et rien de plus Holmes, n'est-ce pas ? »

« Réfléchir et rien de plus. », confirma-t-il sans prendre la peine de se retourner pour me regarder.

« Bien. Prenez soin de vous mon ami. »

« Comme à chaque fois que vous partez. »

Je souris par réflexe mais n'étais pas vraiment sûr du sens de ses propos. Aussi je fermai la porte et pris le chemin de retour.

Ma maison située à Covent Garden était un véritable havre de paix, qu'en cette fin de journée, je m'apprêtais à ébranler tout entier et cela me réjouissait au plus haut point. Non, je n'étais pas de ces hommes pervers qui aimait la destruction, mais j'avais la certitude que je n'allais pas rentrer dire à Mary que la grippe était revenue ou que j'avais soignée une femme de son allergie, j'allais lui apprendre une nouvelle bien plus importante. Les couleurs du salon m'apparaissaient soudain plus vibrantes, plus chaudes, j'aimais enfin revenir entre ces murs, moi qui les haïssais encore hier, car je savais que le lendemain me promettait des jours loin de ce quartier.

J'avais besoin de ça parfois, m'éloigner pour mieux apprécier ce qui m'attendait, ce qui ne bougeait pas, ce qui restait toujours inexorablement immobile. Ainsi, l'enquête qui s'annonçait des plus palpitantes me ferait suivre Holmes dans des coins insoupçonnés, peut-être même à la frontière du danger, et une fois le criminel arrêté, je reviendrais en ma maison, en mon statut de médecin, et la vie serait bien plus acceptable. J'avais besoin de l'adrénaline de Baker Street pour apprécier la douceur de la vie que me promettait Covent Garden.

« John, vous voilà enfin ! », râla Mary tout haut, avec une voix que je ne lui connaissais pas - mais je ne pouvais lui en vouloir.

« Veuillez me pardonner, Lestrade est venu me chercher en mon cabinet et j'ai été appelé sur une affaire de la plus haute importance. »

« Ainsi, vous revoyiez Holmes. », sourit-elle, plus espiègle que jamais ; elle ne m'en voulait déjà plus.

« Ma chère, rendez-vous compte, notre ancien premier ministre Gladstone a été retrouvé assassiné à Hyde Park. »

« Cela ne m'étonne guère, à se jouer des autres, le Ciel vous réserve un bien sombre avenir. Holmes enquête donc sur son meurtre ? »

« Nous enquêtons oui. », répondis-je un peu troublé par le manque d'émotion de ma chère compagne ; mais elle avait dû être du côté de Disreali lors de leurs fameuses rixes, aussi je ne lui en tins pas rigueur.

« Nous ? Oh John, je vous en prie, soyez prudent... »

Ses yeux s'étaient fermés comme si elle ne désirait pas affronter la vérité, si bien que mon cœur se serra et que je vins m'agenouiller à ses côtés pour prendre ses mains dans les miennes.

« Je serai prudent Mary, pour vous. » J'embrassai le dos de ses deux mains graciles, avant de reposer les miennes sur son ventre rebondi. « Et pour lui aussi. »

« Ou pour elle. Il est bien trop tôt pour le savoir de toute façon. »

« Je le sais ma chère. »

Je regardais amoureusement ce ventre qui portait la vie, caressant du pouce la promesse d'une formidable histoire et ne réalisai qu'à l'instant que ce geste était mon premier adressé à mon enfant. La grossesse ne devait pas dater de plus de deux mois et demi, et enfin seulement, je semblais prendre conscience de ce que tout cela signifiait réellement. J'étais comme réveillé depuis cette fin d'après-midi, depuis que je savais que mes journées seraient mouvementées et imprévisibles, à l'image d'une symphonie dont Holmes restait l'imperturbable maître d'orchestre. Mais j'étais un fin mélomane si bien que jamais je n'aurais osé arrêté la musique. Je me lançais ainsi à corps perdu dans cette valse qui rythmait mes pas, mon âme, et la petite pièce de mon cœur dont j'avais ouvert la porte en cette magnifique journée.


« Réfléchir et rien de plus Holmes, n'est-ce pas ? »

« Réfléchir et rien de plus. »

« Bien. Prenez soin de vous mon ami. »

« Comme à chaque fois que vous partez. »

J'entends la porte se fermer derrière moi après quelques secondes que je sais nécessaires à Watson ; il ne comprend que la moitié de mes propos, que dis-je, le quart. Bien sûr que je vais réfléchir et ne rien faire de plus, je ne fais que ça, réfléchir. Il me faut juste en cette fin de journée une aide bienveillante, deux mains glacées pour m'aider à supporter ma tête si lourde d'interrogations, les mains de cette Dame Blanche à l'œil unique sans paupière et au cerveau bien plus développé que le mien.

Je n'avais pas pensé accueillir la Dame aujourd'hui, cela fait quelques temps que je ne l'ai pas conviée, mais ce soir, elle est essentielle. Je n'ai pas la moindre idée de ce que ce meurtre signifie. Je n'ai pas la moindre idée de ce que cette lettre signifie.

Alors, je porte la seringue à mon bras déjà prêt à recevoir ce qu'il me manque ; prêt à ouvrir mes sens ; prêt à tout comprendre ; prêt à réfléchir, réfléchir, réfléchir.