"Alors ?"

"Alors quoi ?" fit Kozmotis, légèrement irrité. Sa fille savait toujours comment faire grimper l'agacement jusqu'à ce qu'il soit perceptible dans sa voix.

"Alors, comme dans 'alors, tu comptes m'expliquer pourquoi tu avais 45 minutes de retard ?'."

Kozmotis soupira et prit son visage dans ses mains. Il allait devenir fou. D'abord cette saleté de nuit et maintenant, la mauvaise humeur de sa fille. Bien sûr, elle avait le droit de lui en vouloir – et Dieu merci elle n'avait pas attendu sous la pluie, car un beau soleil éclairait la ville et un parfum d'été l'embaumait. Kozmotis n'avait pas l'intention d'évoquer quoi que ce soit – ni le fait qu'il ait fini par ingurgiter assez d'alcool pour finir la nuit avec un adolescent, ni le fait que ça le contrariait profondément.

Kozmotis avait la fâcheuse habitude de se plaindre de maux de dos, mais là, même après avoir dormi toute la journée, il n'y avait pas de mot pour décrire son état. Il était incapable de penser correctement, et la faim le dévorait, mais il refusait obstinément de manger, tout comme il refusait de dire à sa fille ce qu'il l'avait retenu. Elle en avait conclu, comme toujours, qu'il lui portait peu d'intérêt.

"Je te l'ai déjà dit, ça m'est sorti de la tête."

"C'est ça," fit Seraphina, et elle lui arracha un soupir.

Il voulut lui répondre, et se préparait déjà à retenir l'avalanche d'irritation qui montait en lui, mâchoire crispée, mais quelqu'un intervint à leur table.

"Vous avez choisi ?"

Kozmotis soupira derechef tandis que Seraphina confia la pizza qu'elle avait choisie. Jack lui avait un peu plus tôt suggéré de se rendre à une pizzeria avec sa fille, mais comme un signe du destin, Seraphina avait elle-même choisi de s'y rendre. Ils avaient, bien sûr, choisi la plus proche de chez Kozmotis, à deux pâtés d'immeubles du sien. Kozmotis était de ces gens qui économisaient le temps et qui, au bout du compte, se retrouvaient à gaspiller ce qu'ils avaient mis de côté. C'est vrai, il aurait bien voulu que les choses soient différentes – mais à part son travail, Kozmotis n'avait absolument rien. Même son ami le plus proche était un collègue. Il n'aimait pas les animaux. Sa fille le détestait. Sa femme, n'en parlons pas. Enfin, ex-femme. Allergique aux relations humaines et à tout ce qui portait une notion colorée, vivante ou autre, Kozmotis n'était pas loin du fantôme.

La table se mit à vibrer alors que le serveur lui demanda s'il souhaitait prendre quelque chose, et il déclina d'un mouvement de tête avant de se pencher vers son téléphone. C'était au moins la dixième fois que Sophie l'appelait ce soir. Évidemment, il ne doutait pas que Seraphina l'avait mise au courant de son horrible retard, inadmissible, pour sûr, mais involontaire. Il savait déjà ce qu'elle lui dirait, alors, comme les neuf fois précédentes, il appuya sur la touche rouge de son Blackberry et noua ses doigts en s'accoudant sur la table. Le serveur était parti et les yeux de Seraphina traînaient avec ennui en direction de son téléphone.

"Pourquoi tu ne réponds pas ?"

Il rit légèrement, amer. "Parce que c'est ta mère."

Cette fois, Seraphina ne répondit pas, se contentant d'hausser un sourcil comme si elle comprenait, mais ne pouvait s'empêcher de trouver la situation ridicule. Puis, à sa plus grande surprise, Seraphina commença à lui parler.

"Madame Hills dit que j'ai des capacités en sciences."

Kozmotis leva les yeux vers elle tout en portant son verre d'eau à ses lèvres. Sa fille jouait avec son verre de soda, faisant glisser ses doigts sur le bord du récipient, et elle ne le regardait pas. Il voulait la remercier, cependant, de faire l'effort de se confier à lui. Même la moindre et la plus futile des informations était quelque chose d'important à ses yeux. Ils étaient de ceux qui avaient du mal à communiquer. Énormément de mal.

"C'est bien," fit-il. "À ton âge les sciences étaient ma bête noire."

Seraphina sourit discrètement avant de retrouver son masque d'adolescente blasée. Elle avait eu vent des notes catastrophiques de son père, quand il était au lycée, et même si elle se considérait comme une mauvaise élève, elle aussi, il n'y avait pas photo. Enfin, c'était parce que son père ne travaillait pas. Il était… un peu insouciant, lui aussi. Kozmotis remarqua qu'il ressemblait énormément à Jack, et se demanda comment les choses avaient pu évoluer de cette manière. Qu'avait-il fait, précisément, pour finir comme ça ? Le temps avait filé si vite…

"Je pense que je vais faire des études scientifiques," ajouta-t-elle. "De toute façon, rien d'autre ne m'intéresse."

Kozmotis fit mine d'hocher la tête, compréhensif. Lui aussi avait eu cette phrase, durant laquelle il se torturait l'esprit, incapable de trouver le moindre centre d'intérêt, autre que celui de se créer des ennuis. Sa fille avait du potentiel ? Alors, autant qu'elle l'utilise, oui.

"Et qu'en dit ta mère ?"

Elle haussa les épaules, légèrement ennuyée. "Oh, Maman… elle a dit genre… "tu n'es pas assez sérieuse pour l'université" ou des trucs style "c'est plus facile à dire qu'à faire"… Tu vois le truc."

Il hocha doucement la tête, une seconde fois, silencieux. Il connaissait Sophie mieux que personne et cette femme avait un réel problème émotionnel. Elle agissait toujours sur le contraire de sa pensée, et ne réalisait pas à quel point ses mots pouvaient influencer le reste. Si elle disait des choses pareilles à Seraphina, il y avait des chances qu'elle la prenne au mot. Soudain, il se sentit pris d'un élan de tendresse et même si ce n'était pas son genre, voulut la rassurer… à sa manière.

"Personnellement, je préfère te savoir dans un laboratoire à étudier des rats que dans un bureau à faire tous les mauvais choix que j'ai faits."

Seraphina rit légèrement puis, après une dizaine de secondes de silence, elle leva les yeux vers lui.

"Tu es vraiment malheureux avec ta vie ?"

Kozmotis ne répondit pas tout de suite. À bien y réfléchir il ne s'était jamais vraiment posé la question, se contentant de se plaindre, à gauche, à droite, ou simplement dire que ce n'était pas ce qu'il voulait. Mais que voulait-il ? En fin de compte, cette vie-là était peut-être celle qu'il était destiné à avoir.

Comme il ne répondait pas, plongé dans ses pensées, elle tenta de nouveau.

"Tu ne veux pas trouver quelqu'un ? Comme Maman l'a fait ?"

Il leva les yeux vers Seraphina et son coeur sembla vibrer dans sa poitrine, avec violence et vivacité. Trouver quelqu'un ? C'était ironique, pour quelqu'un qui venait de passer la nuit avec un type de vingt ans plus jeune et dont il ne savait que le prénom – et la douceur de ses lèvres. À cette pensée, son estomac fit un bond et il détourna les yeux.

"À quoi bon ?" fit-il.

Kozmotis, après tout, n'avait jamais trouvé de réel intérêt aux relations. Caleb était son ami, c'était suffisant. Il avait eu une femme, c'était suffisant aussi. Il n'aimait pas s'accrocher sur ces futilités, et se retrouver dépendant à la fin de l'histoire. N'était-il pas bien comme il était ? Inutile d'ajouter une femme à l'équation… ou quoi que ce soit d'autre.

Seraphina ne releva pas et le serveur arriva pour lui donner son plat. Elle lâcha un léger cri d'excitation à la vue de son énorme pizza, et Kozmotis en profita pour décliner le nouvel appel qui s'affichait sur l'écran de son Blackberry. Sophie avait au moins la qualité d'être déterminée. Enfin, qualité…

Dix, puis quinze minutes s'écoulèrent, durant lesquelles ils échangèrent, de temps en temps, quelques mots – voire quelques phrases, quand ils avaient vraiment la volonté. Au final, Seraphina ne parvint pas à finir sa pizza, et Kozmotis était incapable de commander quoi que ce soit.

"Tu ne la veux pas, tu es sûr ?"

Kozmotis secoua la tête, l'air presque dégoûté.

"Tu sais, tu ne fais que te nourrir de plats chinois à emporter. Je ne suis pas une experte en bouffe, mais si tu continues comme ça, tu vas finir par choper une indigestion."

Son père lâcha un soupir à moitié amusé et secoua la tête, plus doucement. "Très classe."

"Quand tu veux," fit Seraphina en le gratifiant d'un bref salut militaire, et Kozmotis entreprit d'aller payer la note alors qu'elle finissait sa boisson.

Il se leva de la table, jeta un coup d'oeil à son téléphone pour savoir l'heure – il était 19h49 –, et fourra son portefeuille dans sa poche tout en faisant demi-tour. Téléphone en main, il ouvrit son répertoire pour créer un message à l'intention de Caleb, et une fois arrivé devant le comptoir, il ne prit même pas la peine de lever les yeux.

"L'addition, s'il vous plaît," marmonna-t-il sans quitter son téléphone des yeux, tout en tapant sur les touches pour entrer le nom de son collègue.

Le garçon de l'autre côté du comptoir lui répondit poliment et un bruit sourd éclata dans la cuisine, au fond de la pizzeria. Il jeta un coup d'oeil sur le côté mais, trop ennuyé pour vraiment s'intéresser à ce qui venait de se passer, continua son message. Il demandait à Caleb de l'appeler le plus vite possible. Il avait manqué une journée de travail et sans prévenir, qui plus est – il allait avoir besoin de l'aide de son ami pour monter une excuse de béton ; et pire encore, il hésitait à confier à ce dernier ce qui s'était passé. Devait-il ? Le voulait-il ?

"Frost, tu t'en occupes s'il te plaît !" cria le type derrière le comptoir en s'éloignant, et il capta une lointaine réponse.

Décidément…

Il se tourna légèrement sur le côté et envoya son message, jusqu'à ce qu'il reçoive la confirmation de son envoi. Une fois fait, il verrouilla son téléphone et le glissa dans sa poche de pantalon. Puis il se tourna vers le comptoir et au même moment, l'employé chargé de prendre la relève et qui, visiblement, avait déjà tapé le nécessaire sur l'écran électronique, leva les yeux.

"Ça fera 21 dollars."

Ce fut bref, efficace. Leurs yeux se croisèrent et des deux côtés, la réaction fut instantanée. Kozmotis ouvrit sa bouche et, retenant un énième soupir, parvint à laisser passer un "vous vous foutez de moi", tandis que Jack, de l'autre côté du comptoir, venait de croiser les bras dans une expression profondément amusée.

"Alors, tu as suivi mes conseils."

Kozmotis laissa tomber la surprise et revêtit son visage d'un masque distant et ennuyé.

"Pas du tout."

"Qu'est-ce que tu fais là, alors ?" répliqua l'adolescent, sourire aux oreilles.

"Ma fille avait une envie de pizza."

Comme pour accompagner les paroles, Jack se pencha au-dessus du comptoir jusqu'à apercevoir une jeune fille, les cheveux aussi sombres que son père, appuyée avec lassitude sur la table qui lui faisait face.

"Aucun doute, c'est ta fille."

Kozmotis ignora la remarque alors que Jack éclatait de rire, et sortit son portefeuille pour trouver des billets. Il tomba d'abord sur sa carte d'identité, et se remémora les mots de Jack, un peu plus tôt dans la journée. De fil en aiguille, des flashs violents et brumeux lui revinrent en mémoire et il cessa son geste pour lever les yeux vers Jack. Celui-là ouvrit de grands yeux surpris et l'observa en retour, mais aucun d'eux ne dit un mot.

Finalement, Kozmotis s'éclaircit la gorge et baissa les yeux vers la liasse de billets dans son portefeuille, laissant ses deux tremblants et nerveux chercher la somme adéquate. Une fois fait, il les posa vivement sur le comptoir, non désireux de sentir la peau de Jack contre la sienne, et se gratta la nuque en fermant son portefeuille. Bordel, c'était gênant.

"Hm… je suppose que ça suffira… Garde la monnaie, tu veux ?"

Jack attrapa les billets, et Kozmotis regarda une légère déception sur son visage. Qu'avait-il fait de mal ? Et pourquoi diable en avait-il quelque chose à faire ? Rien de ce qui se passait n'avait de sens, c'était un véritable casse-tête. Jack les compta silencieusement et les posa à l'intérieur de la caisse.

Ce n'est que là que Kozmotis s'autorisa à l'observer. Il portait une casquette, comme le reste des employés, et un simple t-shirt bleu qui mettait ses yeux en valeur. Puis il remonta ses yeux jusqu'à sa bouche, qu'il ne se souvenait même pas avoir embrassé – et une part de lui se demanda ce que ça faisait, d'embrasser ces lèvres-là – puis ces yeux auxquels il semblait s'habituer plus vite que prévu. Ce n'était pas bon, pas bon du tout.

"Alors…" commença Kozmotis, troublé.

Le soleil commençait à se coucher dehors. Il ne vit même pas que Seraphina avait quitté la table pour se glisser derrière lui.

"On y va ?" C'était la voix pressante de sa fille, presque aussi autoritaire que celle de Kozmotis.

Il hocha la tête en sa direction, conscient que l'irruption de sa fille avait brisé ce qu'il y avait dans l'air, peu importe ce que c'était. Seraphina soupira et se dirigea vers la porte, sortant de la pizzeria sans un seul mot, écouteurs dans les oreilles. Kozmotis fit volte face en direction de Jack et comme s'il ne parvenait pas à s'habituer à la vue du jeune homme, son coeur fit un drôle de mouvement.

"Hey, Koz," fit Jack.

L'intéressé leva la tête vers lui, un brin de panique dans les yeux. Même s'il refusait de se l'avouer, il n'avait pas envie de partir – et sa fille attendant dehors était la signature définitive de la réalité, aussi salope était-elle.

"Hm," répondit-il, absent.

"On se reverra, pas vrai ?" C'était une question, mais il nota une pointe d'inquiétude dans sa voix.

Visiblement, il avait été presque certain qu'il se rendrait sur ces lieux, mais les circonstances semblaient différentes de ce à quoi il s'était attendu. Cela voulait aussi dire qu'il ne voulait pas qu'il s'en aille, lui non plus. Jack semblait incertain, et plein d'un espoir naïf.

Kozmotis aimait croire qu'il n'était pas si naïf que ça.

"Ouais," fit Kozmotis, et il parvint à esquisser un sourire, presque aussi malicieux que ceux de Jack, "on se reverra."

Quelque part, il en était sûr. Ce n'était pas totalement de la certitude… plutôt… de l'espoir. Stupide. Il avait passé l'âge.

Jack lui sourit, plus timide, cette fois-ci, et quelques secondes après, comme s'il avait halluciné, celui-là se mua en quelque chose de profondément moqueur. Il douta même d'avoir vu ce côté timide de lui.

Kozmotis commença à reculer et, au bout de quelques pas, fit volte face en direction de la porte. Il pouvait encore s'imaginer Jack, debout derrière le comptoir, intouchable. Puis une voix l'interpella, et il s'arrêta, stupéfait.

"Souviens-toi : c'est pas parce que tu as oublié que tu n'as pas aimé."

Kozmotis sentit ses joues virer rouges et ses jambes se dérober, et il regarda Jack par-dessus son épaule. Avait-il vraiment crié ça dans le restaurant ? Les gens ne semblaient pas y prêter attention – mais il était difficile d'ignorer ce que Jack voulait vraiment dire par là. Il se mordit l'intérieur des lèvres, aussi gêné qu'en colère, et regarda une dernière fois le sourire de Jack avant de se retourner pour de bon.

Il passa les portes, le coeur battant, incapable d'oublier ses mots.

Il avait oublié. Avait-il aimé ? Il ne savait pas, il ne savait plus. Et il aurait tué pour se souvenir…


Trois jours avaient passé et c'était Vendredi soir. Seraphina ne venait pas ce soir, car elle dormait chez une de ses amies (même si Kozmotis avait légèrement douté sur le mot "ami(e)", on ne sait jamais), et à la place, il avait accueilli la voix rassurant de Caleb dans son appartement. Ils venaient d'une longue journée de travail, à laquelle il avait du se rendre en avance, encore, car on l'avait prévenu qu'à son prochain retard, il récolterait sûrement ce qu'il avait semé. Menace ? Non. Justice : probablement.

"Tu es sérieux ? Moi, je l'ai trouvé plutôt ridicule…"

"Oh arrête, c'était géant," fit Caleb, les yeux brillants. "Si on épargne bien sûr l'humiliation du refus de sa condition," il rit, "je veux dire sérieusement, après un discours pareil, on s'attend à avoir toutes les voies, nan ? Moi, en tout cas, j'ai voté pour sa proposition."

Kozmotis secoua la tête, amusé.

"Noooon !"

"Si, je t'assure." Il rit de plus belle. "C'était nettement plus amusant que celles de ces vieux schnocks !"

Et il perdit Kozmotis sur ces mots, hilare. Caleb plongea ses baguettes dans une des boîtes posées sur la table, et avant même qu'il ne parvienne à enfourner les longues pâtes chinoises dans sa bouche, un long bruit grave vint le faire sursauter.

Kozmotis éclata de rire une nouvelle fois, incapable de se contenir.

"Mon gars, c'était le rot le plus imprévu de toute ma vie," s'écria Caleb, à moitié stupéfait, et à moitié hilare, buttant sur ses mots pour ne pas exploser de rire à son tour.

Ils se calmèrent finalement, puis allèrent d'un sujet à un autre, et au bout de la conversation, ils eurent finit toutes les boîtes. Ce fut Caleb qui nettoya car il savait que Kozmotis ne le ferait pas autrement. Puis au lieu de s'asseoir sur le canapé et de digérer, comme c'était prévu (habituellement), il jeta un coup d'oeil à sa montre et porta sa main libre à son ventre.

"Seigneur, mon lit m'appelle," lâcha-t-il.

"Quoi ?" fit Kozmotis, incrédule. "Il n'est que 23 heures…"

"Ouais, mais le temps de rentrer chez moi et que ma copine me raconte sa journée au téléphone, tu sais… et puis…" il s'arrêta, levant un de ses bras pour sentir son aisselle droite. "J'aurais grand besoin d'une douche."

Kozmotis, qui se tenait assis sur le canapé, jambes écartées et coudes posés sur chacune de ses jambes, secoua doucement la tête. Il avait fallu que son ami soit le type le plus bizarre de toute la ville. Au moins, il avait le mérite de le faire rire. Il haussa un sourcil moqueur et le salua de son index, collé à sa tempe.

"Eh bien, au revoir, soldat," rit Kozmotis.

Caleb éclata de rire et trouva son chemin jusqu'à la porte d'entrée, récupérant au passage son sac de travail, principalement constitué, tout comme celui de Kozmotis, de son ordinateur portable, et sa ramassa sa veste de costard qu'il avait posée sur un des chaises du salon. Il entendit une dernière blague de sa part avant que la porte ne se referme et il se trouva là, seul dans son salon, à rire tout seul de leur précédente conversation.

Puis la fatigue vint – non, pas la fatigue, l'ennui. Il se remémora les mots de Caleb et songea qu'il était l'heure de prendre une douche, lui aussi. Une fois débarrassé de ses vêtements, posés comme d'habitude n'importe comment et n'importe où, il entra dans la douche, alors que l'eau coulait déjà depuis une vingtaine de secondes, laissant une fumée chaude s'élever dans la salle. Il entendait la télévision passer les informations en boucle sur une de ces chaînes oubliées, et au début, alors que l'eau rencontra sa chevelure hirsute, avec ces cheveux sombres habituellement dressés vers l'arrière, tels des pics, il chercha même à décrypter ce que disait le présentateur. Puis peu à peu, il oublia de se concentrer, et à mesure que ses pensées allaient ici et là, il abandonna. Ce n'était pas comme s'ils racontaient des choses intéressantes, de toute façon. De meurtres, encore et encore, des inondations, des prises d'otages dans les pays en guerre, des massacres, des crashs d'avion, des viols d'enfants. Il entendait trop d'horreurs pour avoir envie d'en entendre davantage. Il avait besoin… d'une bonne nouvelle. Mais jamais on n'annoncerait à la télévision que Kozmotis Pitchiner venait de gagner l'attention du monde – et mieux, l'attention de la Chance. On a vite fait d'oublier que la plupart des relations basées sur la haine sont réciproques.

Alors que l'eau coulait, encore et encore, le long de sa peau, il manqua de s'endormir. Ses mains frottèrent son visage et il prit sa respiration alors qu'un filet d'eau courait sur son visage. Il balança sa tête vers l'arrière, laissa le jet d'eau nettoyer son corps de ses péchés. De ses pensées. De tout. Absolument tout. Ses cheveux se lissèrent dans la direction que prenait l'eau, semblable à sa coiffure habituelle, son front dénué de la moindre mèche. Quelques minutes plus tard, il coupa l'eau et resta là, debout dans la douche, sans trop savoir quoi faire.

La pièce était assez chaude pour qu'il ne frissonne pas, mais il attendit quand même avant de se pencher pour atteindre la serviette, qu'il noua avec gratitude autour de sa taille. Il sortit de la douche, posant précautionneusement son pied sur le tapis – il avait déjà glissé auparavant, maladroit comme il était – et il soupira tout en se regardant dans le miroir. Sa peau pâle avait des airs de cadavre, de temps en temps. C'était de ces soirs où c'était le cas. Il passa une main dans ses cheveux, les coiffant au passage vers l'arrière de sa tête, puis attrapa une seconde serviette pour essuyer son torse et ses épaules.

Il eut à peine le temps de mettre un caleçon noir et un t-shirt blanc que le sommeil venait déjà. Cheveux encore mouillés, il se laissa basculer sur le lit, rebondissant légèrement avant que son poids ne s'enfonce dans le matelas. Il observa le plafond, songeur. Pensa à Caleb et leur conversation. À Sophie et son nouveau petit-ami. À Seraphina et sa bataille dans le monde adolescent. Et, même s'il refusait de l'admettre, à Jack. Cela faisait trois jours. Trois jours qu'il ne l'avait pas vu, ni entendu, ni croisé, et il commençait à perdre tout espoir de le croiser. Mardi, cependant, il était parti chercher sa fille avant que Jack ne parte de son appartement. Au point où il en était, il avait donné des doubles des clés à l'adolescent en lui demandant de les glisser sous le paillasson en partant. Dans la hâte, il avait oublié d'aller les chercher, mais il n'était plus sûr qu'elles y soient maintenant. Quoique… pourquoi les aurait-il gardées ? C'était stupide.

Allongé en étoile de mer sur un lit qui lui sembla soudainement trop vide, il s'endormit avant même qu'il ne commence à lutter contre Morphée. Kozmotis ferma les yeux et, incapable de mener la moindre bataille contre le sommeil, se laissa emporter dans les abysses profondes du royaume des rêves. Ce ne fut que lorsqu'on toqua à sa porte qu'il se réveilla. Au départ, il ne remarqua pas le bruit, trop occupé à suivre l'évolution de son rêve. Il était trop ancré dedans pour remonter à la surface de la réalité. Puis les coups se firent plus violents, plus pressants, et une pointe d'angoisse naquit dans sa poitrine – ce qui le mena petit à petit vers la réalité, comme un lien, fébrile mais là quand même. Au bout de la troisième série de coups, il se redressa, haletant, et observa autour de lui. Il était dans sa chambre, sur le dos, redressé sur ses coudes, tout à fait comme il s'était endormi. Il faisait toujours nuit dehors. Combien de temps avait-il dormi ? D'ici, il entendait la télévision combler le silence.

Cette fois, il y eut deux coups, brutes mais presque désespérés, et Kozmotis n'attendit pas plus pour se jeter hors du lit et se précipiter vers la porte d'entrée. Il n'avait pas de judas, alors, c'était à ses risques et périls, mais il habitait à un étage bien trop haut pour qu'on ait pris la peine de venir le cambrioler. De plus, il savait qu'il ne risquait rien. Quand il ouvrit la porte, il n'eut pas le temps de prendre son souffle ni même de regarder qui se trouvait en face de lui que deux bras se refermaient sur lui et qu'un corps se pressait contre le sien, désespéré. Avide de contact. Ce n'est que lorsqu'il entendit un semblant de sanglot qu'il se décida à fermer la porte de son pied et de poser délicatement ses paumes sur le dos qui lui était offert.

Il reconnaissait cette odeur. La douceur de ses doigts qui chatouillait sa nuque, à l'endroit où ses derniers cheveux s'arrêtaient.

"Jack," murmura Kozmotis, inquiet et surpris à la fois.

Rien ne lui répondit, et il se demanda s'il avait rêvé, jusqu'à ce qu'un long râle s'échappe de sa bouche, si près de son oreille qu'il l'entendit presque de l'intérieur. Son coeur se serra et instantanément, il raffermit son emprise autour de sa taille, le serrant fort contre lui, même s'il n'avait aucune putain d'idée de pourquoi. Il le faisait, c'est tout.

Et sans trop savoir comment, sa main droite courut le long de son dos pour parvenir jusqu'à son crâne, et il y plongea ses longs doigts pour caresser ses cheveux avec une douceur qu'il ne se savait pas. Même avec Seraphina, il n'était pas aussi… humain. De toute manière, Jack était différent. Jack était différent depuis la seconde où il avait posé ses yeux sur lui. Jack n'avait jamais, pas même une seule seconde, été comme les autres.

C'était peut-être ce que ça coûtait pour s'en rendre compte. Toujours est-il qu'il s'autorisa à lâcher prise alors que Jack s'abandonnait dans ses bras, contre son épaule, son oreille, contre sa peau. Il ne savait pas pourquoi, non, mais Jack le lui dirait sûrement – et s'il ne le faisait pas, eh bien, tant pis. Parce qu'il avait retenu le chemin jusqu'ici, et que c'était à sa porte qu'il était venu sonner, au moment même où Kozmotis désespérait silencieusement de le trouver.

Peu importe quel nom "ça" avait. Il ne voulait pas leur donner de nom. Il se contenta de le serrer encore plus fort, si c'était possible, jusqu'à ce qu'il sente son corps contre le sien, aussi proche que la physique les autorisait à être. Jack était trempé. Il avait plu ? Ses cheveux étaient mouillés, ils gouttaient lentement dans le vide, contre sa main, et son t-shirt était humide. Mince, il ne portait qu'un T-shirt… bordel, que faisait-il trempé en pleine nuit ? Et quelle heure était-il, d'abord ?

Une pointe d'inquiétude grandit en lui et il fit de son mieux pour ignorer les longs craquements de son coeur alors que Jack gémissait de douleur contre son oreille. C'était comme entendre le chaos éclater – mais avec une douceur surprenante.

"Jack…"

L'adolescent ne répondit qu'en sanglots, incapable de former des mots, incapable même d'essayer d'en former. Il s'accrochait à lui comme une bouée de sauvetage, comme si, peu importe combien il était en sécurité ici, il refusait obstinément de lâcher prise.

Puis, alors qu'ils avaient niché l'un l'autre leur visage dans leur cou, Kozmotis se rendit compte qu'il ne pleurait plus. Avait-il seulement commencé à pleurer ? Il ne s'en souvenait pas – il ne se souvenait pas du bruit douloureux que faisait Jack quand il pleurait. Car il reposait là, contre lui, immobile et à peine en vie – mais il sentit les doigts de ce dernier caresser sa nuque et titiller légèrement ses cheveux.

Kozmotis ferma les yeux et poussa un long soupir. Peu importe combien il avait voulu se convaincre du fait qu'il ne voulait pas voir ce gamin… il avait incroyablement foiré.

Et c'est sûrement à cet instant, exactement, qu'il sut.

Qu'il sut qu'il était trop tard. Qu'il était dedans trop profondément.