Première partie : Dans la tête


Les cours, c'est sympa, dans le sens où c'est quelque chose qui me fait sentir normale.

L'enseignement en lui-même est totalement ennuyant. Les choses qu'on apprend ne serviraient qu'à travailler dans un bureau, devant un ordinateur ou la journée au téléphone, et je sais que je ne ferai jamais ça. Des heures d'affilée, le postérieur sur une chaise, parqués dans un espace confiné comme des moutons ; ça ramollit la courge et encore, aujourd'hui n'est qu'un entraînement.

Le cours de littérature est plus barbant que tout. En fait, la seule raison pour laquelle je suis ici est que les gens autour de moi me font me sentir normale : j'essaie de rentrer dans le moule, dont tant de gens de mon âge essaient de sortir désespérément.

Je n'ai jamais vraiment accepté le fait d'être une mutante. Je veux être comme les autres, une lycéenne banale qui se préoccupe de ses devoirs, de ses amis et de comment elle va s'habiller le lendemain. Mais les autres n'ont jamais vraiment accepté de me traiter comme quelqu'un de normal.

Sept ans que c'est ainsi. Ma vie a basculé dans l'irréel il y a sept ans, et cela fait sept ans que je vis ce cauchemar.

Je ne me souviens pas de grand-chose avant mes dix ans. C'est l'âge de l'innocence, le monde des poupées ; on ne cherche pas à se souvenir quand on a dix ans, on veut juste s'amuser. J'ai peu d'images très nettes, plutôt des souvenirs qui vont et viennent. Le visage de mes parents, aussi. Les vrais. Souriants et fiers, mais c'était il y a longtemps. Avant qu'un jour comme les autres, mes camarades voient quelque chose d'anormal dans mon dos, dans les vestiaires de notre école primaire. Depuis sept ans, je suis baladée de famille d'accueil en famille d'accueil.

- Une mutante ?

Chuchoté. Soufflé quelque part derrière moi, au fond de la classe. Je ne pense pas que les gens normaux entendent un son si bas depuis l'opposé d'une pièce, mais mes oreilles n'en font qu'à leur tête.

- Ouais, à ce qu'il paraît. Je l'ai entendu, en tout cas. Dans le bureau du proviseur.

Ça y est, ça recommence. D'abord les rumeurs, les doutes. Ensuite l'orgueil, la tension et les coups bas. Je quitte généralement le foyer avant que la violence n'ait commencé.

- Impossible, souffle l'autre. Elle est bizarre, mais c'est pas une bête non plus.

- J'ai entendu dire que parfois c'est pas visible. Certains peuvent même te laver la tête en un claquement de doigts.

Je ne me retourne pas. A chaque nouveau foyer, à chaque nouveau lycée, j'assiste impuissante à tout le cycle, du sourire des cheerleaders et des joueurs de football le premier jour à ces mêmes visages, crispés, dégoûtés, lorsqu'il est décidé que je dois partir.

- Tu crois qu'elle peut faire quoi, alors ? Si on admet que c'en est une.

Je ne prends même plus la peine de me faire des amis. Une bouffée de chaleur m'envahit, à cause de mon coupe-vent trop serré.

- J'en sais rien, moi. T'as qu'à lui demander.

La sonnerie retentit. Je suis la première debout. Je n'entends que vaguement le professeur me rappeler à ma chaise – « Jordan Tayson, je n'ai pas encore donné les… » –, me dirige à grands pas vers la porte. J'ai trop chaud, j'ai besoin de respirer. En ouvrant la porte, je jette néanmoins un regard derrière moi, en direction du fond de la classe. Les deux gars que j'ai entendus, l'un membre de l'équipe de football et l'autre que je ne connais pas, me regardent avec une surprise mal dissimulée. Je sors de la pièce.

Les couloirs se remplissent à vue d'œil. Les gens sortent de cours, en discutant ou en riant, se dirigent vers leur nouvelle salle sans me remarquer me frayer un chemin vers les portes.

Je me sens si en-dehors de leur petite vie normale. Je ne parviens pas à être comme eux.

Il y a trop de monde maintenant. Les gens se collent de plus en plus aux murs comme si ces derniers pouvaient s'étirer. Je suis obligée de jouer des coudes pour ne pas me laisser entraîner par le mouvement mou et lent.

Je sens la panique monter. On me pousse, j'ai chaud, mon coupe-vent est bien trop serré et je ne peux pas l'enlever. Je me mets presque à courir.

Quelque chose heurte mes jambes. Je manque de perdre l'équilibre et de tomber en avant, me rattrape sur des épaules à hauteur de mon bassin.

- Désolée, m'excusé-je, baissant les yeux sur un visage surpris.

- Pas de mal, répond le gars, en vérifiant si ses affaires de son pas tombées de son fauteuil.

Il lève les yeux, bat plusieurs fois des paupières alors que je visualise déjà le chemin pour repartir.

- Tu es nouvelle ? Je ne t'ai jamais vue avant.

Je n'ai pas envie. Pas envie de faire l'effort de parler, pas envie de me donner à de fausses amitiés.

- J'suis arrivée il y a deux semaines, marmonné-je avant de le laisser planté là.

La sortie se profile au bout du couloir. Je pousse le battant et me retrouve à l'arrière du lycée, en face du terrain de sport.

Je longe le terrain, en cherchant un endroit discret et tranquille. J'opte finalement pour un coin caché entre les gradins et le mur d'un bâtiment annexe dans lequel je me niche, à l'abri des regards.

Il y a toujours eu un endroit, dans toutes les écoles où je suis allée, où je pouvais m'isoler. Un escalier inutilisé, le coin BD d'un CDI, le dessous de gradins. C'est un endroit où je me lâche, où je hurle et où je me défoule. Où je peux être moi-même, car personne n'est là pour me voir.

Je prends appui contre le mur et attends que les mêmes pensées de tout à l'heure reviennent m'assaillir.

C'est toujours la même chose. Dans un mois, deux à tout casser, je serai partie d'ici parce qu'on aura découvert ma véritable nature. Les rumeurs commencent même d'habitude plus tôt, mais cette ville est particulièrement isolée.

Je me demande si les autres mutants de mon âge vivent le même calvaire. Certains peuvent peut-être cacher leur mutation, mais pour ceux qui, comme moi, on quelque chose de difficile à dissimuler ? Ceux qui ont été rejetés pas leurs parents ? Est-ce qu'ils ressentent ce que je ressens à cet instant, une colère contenue mélangée à de l'indignation et de la résignation ?

Voilà, j'ai envie de hurler. Avant, les larmes suffisaient à me calmer mais à force, je n'ai plus rien à verser. C'est maintenant une envie irrépressible de frapper quelque chose qui me gagne, difficile à accomplir à un mur de distance de gens normaux. Rah, et ce coupe-vent qui me serre comme un étau ! J'ai l'impression de ne plus pouvoir respirer.

La sonnerie retentit. J'entreprends de calmer mes nerfs, et arbore le masque neutre que j'ai porté ces sept dernières années. Je réajuste ma veste, prend une profonde inspiration et fourre mes mains tremblantes dans mes poches. Puis je retourne dans le bâtiment.