Prologue

La tête pesante, Dojo ouvrit difficilement les yeux. Une douleur lancinante le prenait au niveau des tempes. Le soleil qui inondait sa chambre l'éblouit et augmenta son inconfort. Il pouvait entendre le vent dans les arbres, ainsi qu'un étrange bruit de tapotement. Il essaya de bouger, mais son corps tout entier semblait alourdi par une fatigue extrême. J'ai vraiment trop forcé cette fois, pensa-t-il.

S'habituant à la luminosité de la pièce, il réalisa peu à peu qu'il était sur un lit d'hôpital et remarqua une jeune fille à ses côtés. Iku ! Il ressentit un profond soulagement. Souriant, il prit sa main :

« Tu es saine et sauve !

- Euh… Monsieur Dojo… »

Cette voix douce, presque inaudible, ne pouvait pas être celle de sa subordonnée. Il fixa la silhouette floue jusqu'à ce qu'il reconnaisse les traits de Marié. Il lâcha aussitôt sa main, mais son corps était dans une telle lassitude qu'il n'arrivait même pas à montrer de l'embarras.

« Marié ? Tu es toute seule ?

- Oui, Mikihisa m'a demandé de veiller sur vous. Il a dû partir à Osaka…

- Kasahara… Ils l'ont retrouvée ?

- Eh bien… Vous vous êtes réveillé au moment où j'ai reçu ce message. »

Elle lui tendit son téléphone. Dojo vit une série de messages où Komaki s'inquiétait de la santé de son chef d'équipe et demandait à Marié de le prévenir dès son réveil. Le dernier message lui laissa échapper un soupir de soulagement : « Kasahara a réussi, Touma-sensei est à l'abri et elle est saine et sauve ! Toujours rien de ton côté ? »

Un frisson le parcourut, et il sentit très nettement son cœur battre dans son corps en miettes. Il ne put réprimer un sourire, sans remarquer que Marié l'observait amusée.

« Merci, dit-il en lui rendant son téléphone. Qu'est-ce qui t'amuse ? Il posa la question sans se rendre compte de sa brutalité (sûrement une mauvaise habitude causée par Kasahara).

- Pardon ! C'est juste que ça me rappelle un livre que j'ai lu, bredouilla-t-elle, sa voix changeant de volume sous la nervosité.

- Pitié Marié, épargne-moi les histoires de prince charmant !

- Non, non ! Non, ce n'est pas ça, dit-elle en pouffant. C'était à propos des expériences de mort imminente. J'ai pensé que vous aviez sûrement veillé sur Kasahara tout au long de sa mission et que votre âme avait pu réintégrer votre corps quand elle a eu fini, expliqua la jeune fille en rougissant.

- Oh. En fait, il me semble que j'ai rêvé d'elle, mais je n'arrive plus à me rappeler quoi que ce soit…

- Vous êtes vraiment deux âmes sœurs : vous avez réussi à vous retrouver longtemps après votre rencontre et à tomber amoureux l'un de l'autre ! »

Soudain, elle réalisa qu'elle en avait trop dit, dévoilant les confidences que lui avait faites Komaki. Sa main se plaqua sur sa bouche et elle se recroquevilla sur elle-même, l'air gêné. Mais Dojo ne semblait pas même avoir remarqué sa maladresse. Il se contenta de lui répondre, l'air épuisé :

« Tu peux parler ! »

Un large sourire se dessina sur son visage piqué de rouge en pensant à son histoire avec Mikihisa. Bien que ça n'aille pas aussi vite qu'elle le voudrait, elle se trouvait néanmoins la plus heureuse des femmes et chérissait son bonheur. Son histoire avait été difficile et douloureuse, mais elle pouvait désormais goûter le fruit de sa persévérance et de son sacrifice.

Voyant Dojo somnoler, elle lui annonça qu'elle le laissait se reposer et que Komaki passerait dès qu'il pourrait. Le malade acquiesça et s'endormit aussitôt.

Après quatre jours, Dojo avait réussi à reprendre des forces. Sa mère s'occupait de lui en particulier et venait le voir dès qu'elle le pouvait, pour s'assurer qu'il ne manque de rien. Il avait retrouvé le contrôle de son corps, mais sa blessure à la cuisse l'empêchait d'utiliser sa jambe droite. Ce jour-là, il devait essayer de se lever et commencer sa rééducation.

Comme à son habitude, il entendit sa mère frapper deux coups, puis entrer en virevoltant autour de la porte.

« Atsu, c'est le grand jour !

- Bonjour Maman.

- Oui, bonjour, répondit-elle en souriant. Malgré son âge et son métier difficile, elle était pétillante et gaie, apportant réconfort et soutien à ses patients. Je t'ai apporté des béquilles, on va aller se promener !

- Ça va me faire du bien, grommela-t-il. »

Dojo était un homme actif, ça lui était une torture de rester coincé dans une chambre sans rien faire. Marié lui avait bien laissé quelques livres à lire, mais il avait besoin de se défouler, ou au moins de sortir et de respirer l'air frais. Il eut une pensée pour le Commandant Genda avec un sourire en coin : on est les mêmes !

Saisissant les béquilles, il prit appui sur sa jambe gauche et se leva en chancelant. Sa mère ouvrit les bras, faisant mine de le rattraper, mais il se stabilisa.

« C'est bon.

- C'est normal que ton corps soit encore cotonneux, avec ta pneumonie, on t'a gavé de médicaments : il a puisé toutes ses forces pour se guérir. Prends ton temps, ne force pas !

- Oui maman, obéit-il comme un bon garçon. Au fait, personne n'est passé pour me voir ?

- Si, un jeune couple mignon comme tout, aussi beaux l'un que l'autre, mais tu venais de t'endormir. Ils sont restés un peu, puis sont partis. Ils ont dit qu'ils repasseraient quand ils auraient le temps. Il y a aussi la jeune fille qui était là à ton réveil qui est revenue… C'est ta petite chérie ? Elle est très jeune non ?

- Maman ! Non ! C'est Marié… la chérie de Komaki !

- De Komaki ? Mais vous avez le même âge ! Elle est très jeune non ?

- Ce sont leurs histoires ! Personne d'autre ?

- Ah, j'en étais sûre, tu attends quelqu'un en particulier ! »

Il ne répondit rien, mais réalisa que pendant qu'elle lui parlait et accaparait toute son attention, les efforts qu'il devait fournir pour marcher étaient moins pénibles. Ils allèrent jusqu'à l'ascenseur.

« Je t'emmène sur le toit, c'est plus proche que le parc : on va commencer en douceur, d'accord ?

- Oui, bien sûr !

- Alors, dis-moi, comment elle s'appelle ?

- Pitié, maman ! Epargne-moi ça !

- Toi, épargne-moi ça ! Tu ne m'as jamais présenté aucune fille, tu as trente ans et je n'ai toujours pas de petits-enfants ! Tu es mignon comme tout, fort, droit, je suis sûre que tu as des propositions de tes collègues, alors pourquoi est-ce que tu restes seul !? »

Sa mère s'était emportée, vidant son sac et parlant de plus en plus fort à son fils mortifié. Les patients qui étaient avec eux dans l'ascenseur échangeaient des regards complices et amusés. Une jeune femme alla même jusqu'à glisser « C'est vrai qu'il est mignon ! » laissant Dojo rouge de honte, les yeux rivés au sol, attendant impatiemment le ding de l'ascenseur qui ouvrirait les portes de cet enfer.

Quand effectivement elles s'ouvrirent, il glissa à sa mère, qu'il aimait trop pour lui tenir tête :

« Kasahara… Iku Kasahara.

- C'est une collègue ?

- Une subordonnée. Elle est dans mon équipe.

- Ton équipe ? Elle fait partie des forces spéciales ?

- Oui…

- Bizarre qu'une jeune femme soit attirée par ce genre de choses… Elle est jolie ? Je veux dire, ça doit être dur d'être féminine quand on est soldat ! »

Elle regarda son fils silencieux et remarqua qu'il avait un sourire béat sur son visage, qui répondait largement à sa question. Elle sourit également :

« Tu as l'air heureux je suis heureuse aussi alors. Ça va ? Tu ne fatigues pas trop ?

- Si, je vais m'asseoir un peu et profiter du soleil.

- Très bien, je retourne au travail alors ! Je repasse te chercher dès que je peux ! »

Dojo s'assit sur une sorte de banc moderne, en plastique blanc, sans dossier, posa ses béquilles au sol et soupira, fermant les yeux pour sentir le soleil réchauffer sa peau. Il n'en pouvait plus d'attendre Iku. Sa promesse résonnait encore dans sa tête -à moins que ça soit dans son cœur- mais elle avait dû revenir à Tokyo depuis quatre jours et elle n'était toujours pas passée le voir. D'après Komaki, elle n'était pas blessée, ni malade, alors quoi ? Est-ce qu'elle regrettait de l'avoir embrassé et de lui avoir fait une demi-déclaration ? Est-ce qu'elle s'était juste enflammée parce qu'elle avait eu peur qu'il ne meure ? Dojo commençait à le croire, avec un sentiment de déception acide. Il se sentait idiot d'avoir pu croire qu'elle tomberait amoureuse de lui, alors qu'il était toujours si odieux avec elle. Il avait eu l'impression qu'elle devenait de plus en plus docile avec lui, mais c'était peut-être parce qu'elle était fatiguée de leurs disputes perpétuelles ou peut-être même qu'elle avait rencontré un autre homme ? Il se sentit alors ridicule de l'avoir invitée à prendre un thé, de lui avoir fait des avances, alors qu'en tant que subordonnée, elle ne pouvait que lui obéir.

Des larmes brûlantes commencèrent à emplir ses yeux. Il se sentait torturé par une quantité de sentiments contradictoires. Il avait tellement souhaité revoir la lycéenne qu'il avait sauvée, mais il s'était reproché après coup de la voir intégrer le GIB à cause de lui ; il voulait qu'elle aime celui qu'il était, et non pas celui qu'il avait été et lorsqu'elle semblait s'intéresser à lui, il la repoussait, effrayé. Il la désirait mais craignait de la voir blessée par sa faute. Ses pensées s'enfonçaient dans un sombre pessimisme, à mesure qu'il l'attendait. Si elle ne venait pas, est-ce que ça ne serait pas une contre-déclaration ? Son absence ne serait-elle pas une façon d'annuler sa promesse ? Il devrait reprendre son poste et faire comme si rien ne s'était pas passé, il devrait travailler auprès de celle qu'il aime sans affecter le moindre sentiment, il devrait continuer à supporter les plaisanteries de ses collègues, sans que ceux-ci ne se doute du rejet qu'il aurait essuyé.

Il cru entendre un bruit derrière lui ; frottant rapidement ses yeux, il attendit mais aucun autre bruit ne se fit entendre. Il se retourna : il n'y avait personne. Secouant la tête, il saisit ses béquilles, se leva et alla se poster contre la rambarde. Il observa en contre-bas les gens qui s'affairaient dans la rue qui allait de l'entrée de l'hôpital à la station de métro. Regarder ainsi les inconnus déambuler lui permit d'échapper à ses pensées moroses. Il vit une femme superbe qui passait, pianotant sur son portable, alors que les hommes se retournaient tous, sans exception, sur son passage sans qu'elle en ait seulement conscience. Il vit deux collégiens marcher tranquillement en se tenant la main. Son regard se posa sur une personne âgée, qui désignait à une autre vieille quelque chose qui semblait les amuser toutes les deux. Dojo suivit le doigt qui le mena à une grande femme qui semblait en pleine confusion. Plissant les yeux, il crut reconnaître Iku, habillée en civil. Elle se dirigeait vers l'hôpital, puis faisait brusquement demi-tour, s'asseyait sur un banc, regardait dans ses mains, prenait sa respiration, venait vers l'hôpital d'un air décidé, son pas ralentissait puis elle faisait finalement demi-tour et revenait de nouveau sur son banc. La scène devait durer depuis un moment, car c'est justement cette incessante répétition qui semblait amuser les deux vieilles.

Le cœur de Dojo sursauta. Depuis combien de temps est-ce qu'elle était là ? Il l'observa un moment et réalisa qu'il avait été injuste de penser qu'elle pouvait le rejeter. Cependant, il ne put s'empêcher de se demander comment cette femme courageuse, qui pouvait se jeter dans le feu de l'action sans la moindre hésitation, arrivait à être terrifiée à l'idée de prononcer quelques mots. Il cru comprendre qu'elle tenait entre ses mains ses matricaires, qu'elle avait promis de lui rendre avec ses mots. Il la regardait, attendri, profondément soulagé. Elle lui avait causé tellement d'inquiétude, qu'il n'avait même pas besoin d'entendre sa déclaration : il voulait seulement la serrer dans ses bras, la sentir contre lui.

Soudain, il la vit regarder sa montre, se lever, hésiter, puis faire demi-tour et repartir vers le métro. Idiote, pensa-t-il, ça t'amuse de me torturer ? Il était sur le point de crier « Kasahara » de toutes ses forces, persuadé qu'elle l'entendrait et serait incapable de s'enfuir, lorsqu'une porte claqua derrière lui : sa mère était de retour, avec un sachet de cookies.

« Des patients nous ont offert des gâteaux, tu en veux ?

- Ah, euh, oui. Merci maman.

- Tu as l'air d'aller mieux… Dis-moi, je réfléchissais, tu as le droit d'avoir une relation avec une subordonnée ? Dans l'armée, c'est interdit je crois…

- Il n'y a rien qui le réprouve dans notre règlement…

- Oh, je vois, tu as déjà fait des recherches ! La remarque le fit rougir, tandis qu'il enfonçait des gâteaux dans sa bouche pour ne pas avoir à répondre. J'ai hâte de la voir ! C'est bien une fille n'est-ce pas …? Ne me jette pas ce regard, je m'attendais à tout avec toi ! Tu n'es entouré que d'hommes, c'est normal que je m'interroge ! Bon, bon, donc c'est bien une fille, reprit-elle d'un air enjoué.

- Maman… Il y a une raison si je suis resté seul si longtemps. Raison que je veux garder secrète, pas la peine d'insister ! Mais Kasahara… Iku, est vraiment spéciale pour moi. Je te la présenterai à l'occasion. »

L'infirmière Dojo, qui marchait lentement vers l'ascenseur aux côtés du jeune homme, était comblée. Elle adorait son fils et se lamentait souvent de son caractère grognon, qu'il tenait de son père, mais ils avaient une relation spéciale et plus il vieillissait, plus il se rapprochait et se confiait à elle. Maintenant, il lui tardait de rencontrer cette jeune fille si spéciale.

Le lendemain, Dojo se leva tout seul et retourna sur le toit. Il resta à la rambarde jusqu'à ce qu'il voit Iku arriver dans la rue. Il s'amusa à la voir arriver d'un pas décidé, qui ralentissait de plus en plus jusqu'à ce qu'elle s'arrête net, l'air contrit, qu'elle fasse demi-tour et aille à son banc. Elle recommença son petit manège comme la veille.

Dojo prit son portable et voulut l'appeler, mais tomba immédiatement sur sa messagerie. Il raccrocha, déçu de ne pas pouvoir la torturer, mais se rappela que son propre téléphone avait été noyé pendant la mission et qu'il devait en être de même pour celui d'Iku. Si Marié lui en avait apporté un nouveau, elle aussi devait en avoir un, mais avec un nouveau numéro. Quelques minutes plus tard, la sonnerie retentit : c'était Komaki.

« Allô ?

- Dojo ! Comment ça va ?

- Mieux, je peux me lever et me déplacer. Et vous, comment ça va ? Marié n'a pas pu me donner beaucoup de détails !

- Franchement ? C'est l'horreur ! J'ai dû prendre le commandement de l'équipe mais je croule sous le boulot et Genda me fait tourner en bourrique ! Heureusement que j'ai Tezuka ! On m'a aussi assigné Soma et Kurosaki, le temps que toi et ta princesse vous remettiez sur pied !

- Kasahara est blessée ? demanda-t-il innocemment alors qu'elle était sous son nez, sans même relever l'allusion à la princesse.

- Non, mais elle a dormi deux jours entiers et elle a fait de telles prouesses qu'on lui a offert une semaine de congé ! Mademoiselle Orikuchi a d'ailleurs écrit un article sur elle et Toma-sensei et avec les positions de Bibli-avenir, tout est en train de bouger. Je crois que le succès de cette mission est l'élément déclencheur qu'on attendait ! Du coup, Genda est en train de préparer sa promotion…

- Quoi ? Vous voulez la passer officier ?

- Tu ne crois pas qu'elle le mérite ?

- Si, répondit-il après un temps de réflexion, mais c'est rapide. Elle vient à peine de passer Bibliothécaire Chef !

- En même temps, Genda a pris deux grades pour l'affaire d'Ibaraki… Et c'est tout à fait lui de récompenser les soldats qui repoussent leurs limites et mettent tout en œuvre pour accomplir leur mission. En tant que supérieur direct, c'est à toi que revient la décision finale.

- C'est ok pour moi, même s'il va falloir lui donner un entraînement intensif pour tout ce qui est administratif, répondit-il spontanément, pensant à la joie qu'aurait Iku lorsqu'elle aurait ses propres matricaires, qui plus est, avant Tezuka et Shibasaki.

- Je te laisse lui annoncer alors, ça lui fera plus plaisir si ça vient de toi. Si tu veux commencer son entraînement maintenant, j'ai une tonne de paperasse que je serai heureux de vous déléguer pour que tu lui montres comment on les remplit !

- Trop généreux ! Je croyais qu'on devait se reposer…

- Te connaissant, tu dois tourner en rond comme un tigre en cage, non ?

- Apporte-moi ça demain.

- Merci chef ! »

Tout au long de la discussion, il n'avait pas quitté Iku des yeux. Elle semblait être au bord de la crise de nerfs, allant et revenant vers son banc. S'il avait d'abord trouvé cela amusant, cette attitude commençait à l'énerver. Cela devenait ridicule, est-ce que c'était si difficile de venir lui parler ? Il saisit ses béquilles, décidé à aller à sa rencontre, mais alors elle se leva et retourna vers la station de métro. Demain, je ne la laisserai pas fuir, pensa-t-il.

Le lendemain, il allait se lever quand on frappa la porte : Komaki entra, suivit de Marié. Tous les deux tenaient une pile de dossiers. Dojo fronça les sourcils :

« Tout ça ?!

- Dojooo ! Je suis tellement content de te voir sur pied ! Tu nous as fait tellement peur !

- Tu parles, tu es déçu que j'aie survécu et tu veux m'achever avec ta paperasse !

- Si je te dis que ce n'est qu'une petite partie de tout ce qu'on a au bureau ? Je te revaudrai ça ! »

A ce moment là, les deux coups habituels de l'infirmière frappèrent à la porte et Mme Dojo entra dans la chambre. Elle salua chaleureusement Komaki, l'étreignant dans ses bras, se présenta à Marié, lui souriant de façon complice, puis se tournant vers Dojo :

« Je retire ce que j'ai dit, elle est tellement mignonne que n'importe qui craquerait pour elle ! Vous formez un très joli couple tous les deux !

- Merci Mme Dojo ! »

Marié rougit de ce compliment, Dojo rougit du franc-parler de sa mère, qui n'était visiblement venue que pour observer le petit couple, puisqu'elle partit aussitôt, recommandant à son fils de ne pas se surmener.

« Alors, Kasahara est venue te voir ?

- Non, pas vraiment…

- Pourtant, Shibasaki nous a dit qu'elle allait tous les jours à l'hôpital…

- En fait, commença Dojo en grimaçant, elle essaie de venir. Je la vois tous les jours s'arrêter à quelques mètres et faire demi-tour. »

Il ne voulait en aucun cas lui raconter qu'elle restait une heure à faire des allers retours, parce qu'il savait que ça lui vaudrait un fou rire incontrôlable et des plaisanteries récurrentes. Komaki riait quand même.

« Tu veux que je lui parle ?

- En fait, vous allez sûrement la voir en partant. Dis-lui que si elle ne vient pas aujourd'hui, ce n'est pas la peine qu'elle revienne. Ça devrait suffire à la débloquer. Tu peux ajouter que je suis furieux, mais j'ai peur que ça la dissuade ! »

Komaki et Marié ne purent s'empêcher de rire en pensant à la pauvre Iku, menacée par procuration. Komaki lui donna quelques explications sur les dossiers à traiter, puis ils prirent congé. Dojo se dépêcha de monter à son point d'observation, juste à temps. Il put voir Iku, encore en pleine hésitation, lorsqu'elle aperçut Komaki au loin. Elle fut prise de panique, tourna la tête dans tous les sens pour trouver une cachette. Elle se précipita derrière un panneau publicitaire et ni Komaki, ni Marié ne semblaient l'avoir vue.

Alors Dojo sortit son téléphone et appela son compagnon d'arme pour lui indiquer la position de la fuyarde. « Compris » répondit-il en riant. Marié fit le tour du panneau, visiblement amusée de ce petit jeu, et Komaki vint en face de Kasahara.

Dojo ne vit malheureusement pas bien la scène, mais Komaki avait réussi à la convaincre et elle se dirigeait vers l'hôpital avec un air de chien battu. Alors son cœur se mit à battre un peu plus fort et il commença seulement à se demander ce qu'il lui dirait.

o

Complètement décomposée, Iku avançait dans le couloir, le cœur battant, les mains tremblantes, ses jambes soutenant à peine son corps. Elle aurait préféré être sur un champ de bataille que de devoir avouer ses sentiments à celui qu'elle avait appelé son prince.

A son retour de mission, à peine avait-elle posé sa tête sur l'oreiller qu'elle avait dormi deux jours entiers. A son réveil, elle avait raconté à Shibasaki toute son aventure, jusqu'à ce qu'elle arrive à la blessure de Dojo. Elle s'était alors subitement rappelé la stupide promesse qu'elle lui avait faite, pour être sûre qu'il reste en vie. Gênée, sur un ton de confidence juvénile, elle avait révélé à son amie ce qu'elle avait fait, le baiser qu'elle lui avait donné, les mots qu'elle lui avait promis. Elle avait ensuite continué son histoire, sous l'oreille attentive de Shibasaki, complètement captivée.

Face aux révélations de son innocente colocataire, Shibasaki s'était aussi senti l'envie de se confier. Elle lui avait avoué son attirance pour Tezuka, comment elle l'avait embrassé et comment, depuis, ils sortaient plus ou moins ensemble. Sous le choc, Iku lui avoua n'avoir rien vu venir, mais elle témoigna son enthousiasme, déclarant naïvement qu'ils feraient un couple magnifique et parfaitement assorti.

Son enthousiasme n'était maintenant qu'un souvenir lointain, alors qu'elle était devant la porte de son supérieur, au bord des larmes. Elle frappa timidement, de sa main tremblante, et entendit répondre la voix d'une femme. En entrant, elle vit une infirmière en train de changer les draps et d'aérer la chambre. Elle était petite et dégageait une aura agréable de bonté : elle jeta sur elle un regard bienveillant, un sourire familier sur ses lèvres.

« Euh… Excusez-moi… Je cherche Lieu… Euh… Atsushi Dojo…

- Oh, je vois. Tu dois être Iku Kasahara.

- Euh… Oui… Comment... ?

- Je l'ai vu grommeler en prononçant ce nom, l'air furieux… Qu'est-ce que vous lui avez fait à ce pauvre homme ?

- Mais non ! Rien ! Enfin… Je… »

L'infirmière éclata de rire et se rapprocha d'Iku, visiblement touchée par sa détresse. Elle la prit spontanément dans ses bras, afin de calmer son trouble.

« Je plaisante ! Tu trouveras mon fils sur le toit. Ne te laisse pas impressionner par son air bougon, il t'attend depuis des jours. Tu es spéciale pour lui !

- Spéciale ? Non, je… je… »

Elle était incapable de trouver ses mots. Elle était vraiment désemparée, mais la chaleur que lui transmettait cette femme lui fit énormément de bien. Jamais sa propre mère ne s'était montrée si affectueuse et, d'une certaine façon, elle enviait le lieutenant Dojo. Ses muscles se décontractèrent et elle sentit le courage renaître en elle. Elle réalisa soudain que l'étreinte de Mme Dojo avait eu le même effet que lorsque son fils lui tapotait la tête, ce qui la fit pouffer de rire.

« Merci madame, dit-elle en s'inclinant.

- Je t'en prie. Je ne te retiens pas, je sais qu'Atsu t'attend, mais à l'occasion, venez manger à la maison tous les deux, j'aimerais faire ta connaissance.

- Oui madame, promis ! »

Aïe, arrête de faire des promesses à tout va, pensa-t-elle. Qu'est-ce que tu feras s'il refuse tes sentiments ? Elle marcha d'un pas décidé vers l'ascenseur. Madame Dojo la regardait, amusée par son air obéissant. Iku appuya sur le bouton d'ascenseur avec détermination, mais une fois dans la cabine, au fur et à mesure qu'elle montait, elle sentait son courage s'estomper. Ses mains se remirent à trembler, lorsque les portes s'ouvrirent au ding de la sonnette.

Elle fut d'abord éblouie par le soleil, puis remarqua la silhouette de Dojo, appuyé sur la rambarde, regardant la rue. Le lieutenant Komaki lui avait dit que Dojo l'avait vue les jours précédents, elle réalisa alors qu'il l'avait vraiment vue, hésiter comme une idiote au milieu de la rue. Elle se sentait de plus en plus pitoyable, lorsqu'il cria, visiblement furieux :

« Tu es en retard !

- Ah… Oui ! Pardon, Lieutenant, je suis en retard, répondit-elle en s'inclinant le plus bas possible. Kasahara au rapport !

- Approche. Assieds-toi. »

La tête penchée au sol, elle avança à grands pas et s'assit sagement. Elle risqua un coup d'œil vers Dojo et sentit alors une chaleur réconfortante l'envahir. Il était bien là. Il lui avait manqué. Elle sourit en voyant son dos fort, mais le voyant se retourner, elle jeta son regard vers le sol.

Il croisa les bras sur sa poitrine et la fusilla du regard, avant de déclarer, un sourire en coin :

« Ça va être difficile de faire ton rapport à un supérieur qui ne porte même pas ses insignes…

- Ah, euh, je les ai, bredouilla-t-elle en lui tendant les mains. Dojo remarqua qu'elle les avait tellement manipulés et serrés que ses mains étaient pleines de marques.

- Je n'ai pas entendu la formule magique…

- S'il vous plaît ?

- Non.

- Merci ? Ils m'ont donné beaucoup de courage !

- Non plus. »

Iku soupira, baissant les mains. Dojo remarqua qu'elles tremblaient de plus en plus. Il ne pouvait plus garder son air austère : décroisant les bras, il pivota et s'assit à côté d'elle.

« Kasahara, je te les ai confié en te demandant d'être forte et de mener ta mission à bien. Tu l'as fait. Je t'ai promis de me battre pour rester en vie et pour que tu puisses me les rendre. Je l'ai fait. Et toi, tu m'as promis autre chose. Respecte tes engagements, sinon tu n'es pas digne d'être ma subordonnée.

- J'ai peur de ce qui va se passer si je le fais…

- Il n'y a qu'une façon de le savoir, dit-il en posant sa main sur la tête d'Iku et en caressant ses cheveux. Comme à chaque fois, il sentit toute sa tension se relâcher peu à peu.

- Par où commencer ? Vous vous rappelez du courrier de Satoshi Tezuka ? Il me disait en post-scriptum que vous étiez mon prince…

- Je me doutais que ça avait un rapport avec moi, grommela-t-il, mais j'étais loin d'imaginer qu'il était au courant ! Oh. Je comprends, dit-il en retirant sa main.

- Quoi ?

- C'est parce que tu as appris que c'était moi que tu as pleuré toute la nuit…

- Hein ? Non ! Non, reprit-elle en tournant vers lui ses yeux suppliants, j'étais même heureuse parce que vous êtes la seule personne que j'aurais aimé que ça soit… Non, cette nuit là, je l'ai passée à me rappeler toutes les choses horribles que je vous avais dites ou faites. Elle regarda à nouveau le sol, l'air penaud. Et, j'ai repensé à la façon dont vous réagissiez quand je parlais de mon prince : j'ai pensé que vous ne vouliez pas tenir ce rôle, parce que vous ne m'aimiez pas… C'est pour ça que j'ai pleuré… »

Profondément touché, Dojo l'observait bouche bée. Il réalisa qu'elle s'était autant torturée que lui et il mesura alors l'amour qu'elle lui portait. Il reposa sa main dans ses cheveux, la caressant en silence. Puis il se confessa :

« Iku, je ne suis pas un justicier, ni un prince charmant… Je ne mérite pas toute cette admiration, c'est pour ça que je ne supporte pas que tu me portes aux nues. Si je suis intervenu ce jour-là, ça n'était ni pour défendre la librairie, ni pour défendre des livres censurés. Je t'ai vue te battre pour défendre ce en quoi tu croyais, je t'ai trouvée tellement courageuse et… belle. C'est toi que j'ai voulu sauver ce jour-là. Rien d'autre. »

Elle se tourna vers lui, un sourire gêné sur le visage. Dojo adorait cet air innocent qu'elle prenait parfois. Elle ne lui avait toujours pas fait sa déclaration, mais tant pis. Il avait trop attendu et le souvenir du goût de ses lèvres lui manquait. Il glissa sa main derrière sa tête et la rapprocha doucement de la sienne, fermant progressivement les yeux. Après toutes ses années où il avait retenu ses gestes, frustré ses désirs, il pouvait enfin embrasser la femme qu'il aimait, caresser son visage et sentir les mains de celle-ci toucher le sien. Ils échangèrent ainsi une multitude de baisers, comme s'ils buvaient jusqu'à plus soif après la traversée d'un désert.

Finalement, Dojo la serra brusquement dans ses bras :

« Je ne te laisserai plus partir. Tu restes avec moi.

- Oui chef ! »

Dojo la relâcha et la regarda, les sourcils froncés :

« Non, pas chef, je n'ai toujours pas mes insignes…

- Tenez !

- Le mot magique ?

- Je vous aime, Lieutenant Dojo.

- Hum, sans me vouvoyer, c'est possible ?

- Je t'aime, commença-t-elle, lorsqu'elle repensa à la façon dont Mme Dojo avait appelé son fils : je t'aime, Atsu !

- Je t'aime aussi, Iku, répondit-il, après un moment de surprise. Il récupéra ses insignes, les rangea dans sa poche et, après avoir embrassé Iku sur le front, il lui chuchota : j'ai quelque chose pour toi, en échange. »

Il sortit de sa poche un écrin de velours noir. Iku le regarda avec de grands yeux, visiblement étonnée. La vue de Dojo avec cet écrin lui rappela la plaisanterie que Shibasaki lui faisait depuis qu'elle lui avait parlé de sa déclaration d'amour : son amie s'était mise à l'appeler Mme Dojo, parce que, d'après elle, s'ils étaient amoureux depuis si longtemps sans se toucher, ils étaient voués à se marier. L'idée lui plaisait, en fait, elle avait même passé son temps libre à s'imaginer vivant avec Dojo. Elle commença à devenir nerveuse, parce qu'elle n'avait pas imaginé que ça puisse arriver aussi vite. Dojo le remarqua et décida de la taquiner un peu :

« Je suis désolé, avec ma jambe, je ne peux pas faire ça dans les règles de l'art, alors je vais rester assis. Iku, il y a une chose que je dois absolument de demander…

- Euh… mais…

- Iku, accepterais-tu de devenir…

- OUI !

- …officier ? »

Kasahara avait crié spontanément, sans réfléchir, sous le coup de la pression. Lorsqu'elle entendit le mot « officier », elle ouvrit les yeux et vit son supérieur qui riait. Elle regarda l'écrin et vit deux insignes qui portaient chacun une fleur de camomille. Son cerveau se remettait doucement en route, mais bien que moquée, elle ne pouvait détacher son regard des deux petites fleurs dorées qui étaient sous son nez.

« Arrêtez de rire ! Vous n'êtes qu'un sadique !

- Si Komaki avait vu ça !

- Arrêtez, c'est méchant !

- Pardon, I-chan ! Mais c'est bien, quand je te demanderai en mariage, je saurai à quoi m'en tenir ! Il la saisit à la taille, déposant un baiser sur sa joue. Mais elle continuait à bouder.

- Si tu me demandes en mariage, je te dirai non pour la peine ! »

Dojo l'embrassa à nouveau sur la joue, puis descendit peu à peu dans son cou. Il lui chuchota une excuse dans l'oreille, ajoutant qu'il était le plus heureux des hommes, la regarda et, voyant qu'elle cédait, il l'embrassa.

« Pour tes faits d'armes, tu es promue officier. Ne te réjouis pas trop vite, dit-il en lui fixant ses nouveaux insignes sur le col, parce que derrière ces jolies petites fleurs se cachent un entraînement difficile et des montagnes de travail.

- Merci, Lieutenant Dojo, dit-elle en le saluant, c'est grâce à vous que j'en suis là. Je sais que j'y arriverai, puisque c'est vous qui allez m'entraîner !

- Euh… oui et non…

- Hein ?

- Je vais t'aider du mieux que je peux, mais tu vas intégrer l'école des officiers pendant un an : tu seras à temps partiel, la moitié du temps avec nous, l'autre moitié à apprendre ton nouveau métier.

- Hein ? Mais il n'y aura personne que je connais là-bas ?

- Il y a deux instructeurs du GIB, mais comme le reste de l'enseignement est de la gestion administrative, eh bien… non…

- Ca va être dur ?

- Oui. Mais tu feras tout pour que je sois fier, n'est-ce pas ?

- Ben oui… »

Elle répondit timidement, blottissant sa tête dans le cou de Dojo. Ils passèrent la journée sur le toit, à discuter et à se câliner, profitant du peu de temps libre qu'il leur restait.