Chapitre 6


Marine leur imposa un repos de quelques heures et des tours de garde furent instaurés. Cela mettait en rogne Deathmask. Déjà, qu'une femme lui donne des ordres, lorsqu'elle n'était pas Athéna, lui restait en travers de la gorge. Il n'aimait pas Marine. Elle était un poids mort, qu'ils devaient mettre à l'abri lorsqu'une bataille éclatait, et jusqu'à dernière nouvelle, Deathmask n'avait pas signé pour être baby-sitter.

La contrainte de la marche de sept jours et de sept nuits était déjà assez pénible pour ne pas en rajouter une couche. Ils perdaient du temps à se regarder en chiens de faïence, ruminant leur impatience chacun dans un coin du camp. Seuls Marine, Mû, Shaka et Dohko avaient décidé d'aller se reposer sous la tente. Pour passer le temps, Deathmask les imagina un instant nus, à s'amuser follement à quatre dans le noir, membres et cheveux sensuellement mêlés… L'image était assez tentante.

Pour sa part, il aurait bien apprécié pouvoir s'envoyer en l'air lui aussi, carrément. Mais il devait se l'avouer, être en présence de l'infâme Gémeaux avait de quoi châtrer le plus valeureux des guerriers. Saga, élu meilleur contraceptif du Sanctuaire... En le regardant, nul ne pouvait savoir s'il s'adressait au juste et droit Saga, ou à son double maléfique. A une certaine époque, Deathmask pensait que le bon n'était qu'un masque, porté par un homme puissant, guidé par une vraie vision. La réalité était un brin plus complexe.

Deathmask avait l'impression de retrouver un camarade longtemps perdu de vue. Il ne détestait pas Saga, même si sa manie à s'auto-condamner en permanence tendait à le débecter. Deathmask n'était pas un homme patient. Il avait suffisamment de jugeotte pour accepter de se remettre en question. Suffisamment d'honneur pour souhaiter sa rédemption. Mais rien au monde, même pas Athéna, ne le ferait grouiller au sol comme une larve, aussi lourds et ignobles que ses propres pêchés eussent pu être.

À ses yeux, il avait reçu le pardon divin. Il avait fait son devoir, devant le Mur des Lamentations. Il avait souffert durant des éternités dans le monde des morts, il avait été brûlé, écartelé. Et tout cela avait pris fin. Il était né à nouveau, innocent et pur comme la douce colombe – ou peut-être pas – et il n'autoriserait rien ni personne lui asséner le contraire. Que Saga en prenne de la graine !

« Tu vas arrêter de le faire chier ? » lança-t-il à Aphrodite, qui ne se tenait pas loin de lui. « Tu commences à devenir lourd, le Poisson, avec tes jérémiades à n'en plus finir. »
« Suicide-toi, Cancer. »

Toujours aussi charmant. Aphrodite n'avait jamais pu réellement le sentir, mais Deathmask n'en avait que faire. Il traînait avec le Saint des Poissons, lui imposait sa présence, un peu par défaut mais aussi car il appréciait voir le beau visage du Suédois se tordre quand il lui disait des choses sordides. Il ricana, et s'étira. Il était revenu dans les grâces de sa belle armure, et adorait la voir si bien suivre le moindre de ses mouvements.

« J'en vois trois, » dit-il tranquillement, à personne en particulier, la tête levée vers le ciel.
« Un quatrième est au nord, derrière le rocher, » dit Aldébaran, assis en tailleur à même le sol.

Ils restèrent silencieux un instant. Personne ne se sentait l'envie de bouger et d'aller les débarrasser des bestioles ridicules qui les attaquaient depuis qu'ils avaient débarqué dans cet univers. Au final, sans un mot, Camus s'auto-désigna, et comme à son habitude, le Scorpion lui emboîta le pas. Ils formaient un parfait petit tandem. Ils étaient un peu comme lui et Aphrodite, sauf qu'ils y mettaient beaucoup plus de grâce et de bonne volonté. Deathmask n'avait jamais eu de chance, dans sa vie.

Il les regarda partir et se chercha à nouveau une source de distraction. Aiolia et son frère du Sagittaire étaient en pleine messe basse. Le Lion était une boule de nerfs, et cela avant même leur départ vers le Tartare. Deathmask décida de l'éviter. Il aimait provoquer Aiolia, mais même lui était suffisamment consciencieux pour éviter de le faire en pleine mission. Décidemment, il devenait un homme bon. Un peu plus loin, Saga était adossé contre la paroi montagneuse, à quelques mètres de la caverne abritant la tente. Le Gémeaux avait une tête à faire peur. À l'identique, Deathmask se décida à l'ignorer.

Il laissa ses yeux balayer les alentours, puis poussa un soupir. Il devrait peut-être lui aussi s'allonger dans la tente. Qui pouvait savoir… il se passait peut-être des choses intéressantes, dans le noir.

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Shaka faisait semblant de méditer. Il était allongé, les yeux mi-clos, sur le sol. Son armure s'était mis en veilleuse et n'émettait qu'une pâle lueur dorée. Sur sa droite, Mû méditait également – ou se reposait, selon l'angle de vue que l'on acceptait de prendre. Il ne voyait pas Marine ou le Saint de la Balance de son côté de la tente.

Sa conscience était précautionneusement cloisonnée, hermétique aux sondes et aux examens psychiques. Un peu plus tôt, Mû l'avait confronté, et Shaka n'en conservait pas un souvenir des plus agréables. Dans une autre vie, il l'aurait sans doute pris de haut et se serait senti offusqué que l'autre ose questionner ses actions, malgré leur amitié bourgeonnante. Shaka n'avait jamais été très proche de ses frères d'armes, hormis d'Aiolia, et il n'avait appris à connaître le Jamirien que depuis son retour au Sanctuaire, après la mort de Saga. Il appréciait sa personnalité calme et posée, et ce brin de malice impertinente qui parfois déstabilisait Shaka et lui faisait faire les grands yeux au Saint du Bélier.

Mais cette fois-ci, il n'était pas d'humeur. Il s'était contrôlé pour ne pas envoyer Mû balader et s'était fait arracher la promesse de tout lui expliquer une fois revenus au Sanctuaire. Mû avait dû le sentir nerveux et avait préféré ne pas insister. Il n'était pas Aiolia et comprenait la subtilité, lui, au moins, pensa Shaka, inhabituellement mordant. Même allongé, dans le noir, il ne parvenait pas à trouver son calme intérieur. Seules des années à maintenir une façade impassible lui permettant de sauver les apparences, pour ne pas alarmer ses frères d'armes.

Il se sentait vulnérable. Ce n'était pas une chose à laquelle il était coutumier. Il s'était plus ou moins habitué à Son absence, suite à un long travail sur lui-même ces dernières semaines. Il n'avait pas tout à fait retrouvé son équilibre, mais ce qui arrivait à ses pouvoirs était nouveau, inattendu presqu'angoissant. Il sentait la puissance, le pouvoir circuler dans ses veines, fougueux et incontrôlable. Il n'osait plus faire appel à son cosmos, de peur de causer un cataclysme. Ce qui, dans le contexte de leur mission, revenait à accepter d'être totalement inutile face à leurs ennemis. Inacceptable.

Il ne serait même plus capable de stopper Saga, si besoin était. L'idée lui nouait le ventre, sensation qu'il n'avait plus ressenti depuis qu'il avait endossé le rôle de Saint de la Vierge, et à nouveau, il ne pouvait s'empêcher d'abhorrer la faiblesse de sa nature humaine. Aurait-Il été présent, il se serait fait réprimander. Il pouvait imaginer Sa voix lui enseigner la Patience, et lui rappeler que le chemin vers la Sagesse était long et semé d'embûches. Essayant au mieux de remballer sa frustration, il préféra s'ignorer lui-même et réfléchir au cas Saga.

Il avait beau avoir montré le contraire, le nouveau Saga le mettait mal à l'aise. Leur discussion tout à l'heure n'avait mené à rien, même si Saga s'était calmé et était resté plus ou moins civil. Mais cela avait permis à Shaka de détecter l'anomalie. Il y avait quelque chose d'autre dans son esprit, corrompu, glauque, différent de l'animosité naturelle de sa seconde personnalité. Ce n'était pas dû à la malédiction des Gémeaux. C'était différent, plus puissant, subtil. Presque indétectable, comme une couche latente attendant son heure avant de se manifester. Inquiet, Shaka avait tenté de la sonder, et il n'en avait résulté pour lui que cette sensation nauséeuse qui l'avait poussé à se réfugier sous la tente.

Shaka avait présumé de ses forces en pensant pouvoir protéger seul Saga des puissances maléfiques qui semblaient peser sur lui, et s'en voulait. À présent il était trop tard, éloigné du Sanctuaire qu'ils étaient, naviguant dans une dimension aux règles soumises à une volonté qui n'était pas des leurs. Il faudrait qu'il en parle au Saint de la Balance, se dit-il, fermant les yeux. Ils allaient devoir renforcer leur surveillance sur le Saint des Gémeaux.

Sans vraiment le désirer, il sombra dans une étrange transe, à mi-chemin entre le sommeil et la contemplation. Des mains fantômes lui caressaient les cheveux, le visage. Il était dans un champ de narcisses, sous un ciel éclatant. Une odeur sucrée flottait dans les airs. Une éclipse grignotait lentement l'astre solaire, projetant une zone d'ombre contrastée. À ses pieds, de ravissantes fleurs, mais s'il regardait mieux…

Il pouvait apercevoir sous la terre le dessin d'un squelette, pouvait voir sous l'herbe des restes d'armures brisées. Il ne s'y attarda pas et se mit en marche. Au loin, il sentait une Présence, céleste et puissante, et il ne put empêcher un brin d'espoir s'allumer dans son cœur. Ce demi-songe allait-il lui apporter les réponses qu'il cherchait si vainement ?

xxx

Elle avait un mauvais pressentiment.

Assise sous la statue géante la représentant, Elle pencha la tête sur le côté. Cela faisait des heures qu'Elle était immobile sur son trône, mais Elle ne sentait pas passer le temps. Sa partie humaine était endormie, épuisée par les derniers voyages et son retour précipité en Grèce. Et par son guet anxieux, en place depuis qu'Elle avait osé tous les défier et été partie libérer les âmes qui lui revenaient de droit. Elle avait forcé la porte des Enfers, pour récupérer leurs vies, mais surtout la sienne. Pégase était spécial, pour une raison qu'Elle ne s'expliquait pas encore, et Elle avait cédé à son impulsion tout à fait humaine d'aller à son secours, en dépit des conséquences.

La nuit était tombée depuis longtemps. Le Sanctuaire était en sommeil. Ses Saints avaient été envoyés vers le Tartare l'après-midi même, mais sans doute pour eux, davantage de temps s'était déjà écoulé. Elle ne pouvait les atteindre, dans ce monde éloigné.

Elle avait un mauvais pressentiment.

Était-ce une erreur, un risque inconsidéré ? Elle avait fauté. Elle ne pouvait imaginer l'agitation dans son Olympe, où Hadès avait dû retourner. Elle savait qu'Ils n'oseraient intervenir directement pour La punir, après sa victoire éclatante sur son pire ennemi, mais Ils pouvaient trouver d'autres moyens pour L'atteindre. Et sans nul doute, la menace des Titans s'évadant du Tartare en était un. Cela n'était pas au-dessous d'Eux, de risquer la Terre, dans une vaine tentative de La châtier.

Aurait-Elle dû envoyer les Chevaliers Divins également, pour s'assurer de clôturer une fois pour toute la prison divine ? Elle doutait. Seiya n'était pas en état de se battre. Il risquait d'être blessé à nouveau, cette fois-ci mortellement. Définitivement. Aurait-Elle dû s'y rendre Elle-Même, pour s'assurer du succès de la mission ?

Elle avait un mauvais pressentiment.

Immobile dans l'immense salle, Elle ne pouvait trouver le repos et ressassait inlassablement les mêmes questions. Elle ne pouvait voir l'ombre penchée sur Elle derrière le trône, comme un oiseau de mauvais augure.

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Le nouvel assaut contre leur camp débuta comme tous les précédents. Exception faite du ciblage particulier dont faisait objet Marine, cette dernière s'étant retirée dans leur abri. En son absence, les attaques se répartissaient sur chacun des Chevaliers présents.

Mais très rapidement, l'attaque prit une tournure inédite. Les monstres avaient toujours la même apparence, pataudes, couvertes d'une carapace dure et mate qui jusqu'alors ne résistaient pas à leurs techniques. Cette fois-ci, constata Aiolia, son Lightning Plasma ne transperça pas immédiatement la cuirasse de son adversaire. Il dut faire un bond sur le côté pour éviter la patte griffue qui manqua de s'abattre sur son crâne. Autour de lui, les autres Chevaliers peinaient également. Leurs adversaires étaient plus nombreux, plus résistants. Il ne le voyait pas, mais sentait le cosmos de Saga, virulent, s'enflammer et s'abattre sur les monstres. Au moins, ils n'avaient pas à se soucier que l'autre change de camp… pour le moment.

Les douze Saints d'or mettaient tous leurs talents et force à contribution pour mettre fin rapidement au combat. Les onze. Shaka était resté sous la tente avec Marine, et pour la première fois depuis bien longtemps, Aiolia approuvait. Ils n'avaient pas besoin d'une nouvelle initiative ratée de la Vierge pour rendre la bataille plus confuse qu'elle ne l'était déjà. Deathmask et Aphrodite s'en donnaient à cœur joie. Leur duo assassin était redoutablement efficace, il fallait le reconnaître. Le traître Saga avait eu du nez à l'époque, en créant cette combinaison.

Quelques instants plus tard, tout fut enfin terminé. L'un des vrais avantages du pouvoir du Chevalier des Poissons était cette technique élégante lui permettant de nettoyer une scène sans laisser de traces. Ils n'eurent pas à contempler les corps mutilés de leurs adversaires jonchant le sol bien longtemps les roses d'Aphrodite, gorgées de rouge, s'épanouissaient sous le ciel aux trainées noires. Les dépouilles furent rapidement consommées, et bientôt, nul n'aurait pu se douter qu'une escarmouche avait eu lieu. Si ce n'était le cratère énorme creusé par Aldébaran, un peu trop enthousiaste, à leurs pieds.

« Nous avons un problème, » dit Mû, une fois qu'ils furent tous rassemblés.

Tiens, pour changer. Aiolia n'avait même plus envie de commenter. Et au vu de l'expression des autres Chevaliers, eux non plus.

Deathmask grimaça. « Ne nous fais pas languir, Bélier… »
Les bras croisés, la mine morose, Mû secoua la tête et lâcha sa bombe. « Shaka de la Vierge a perdu connaissance. Marine s'occupe de lui, mais rien à faire. Il ne se réveille pas. »

Le silence était assourdissant. Sans un mot, Aiolos quitta leur groupe et se dirigea vers la tente. Aiolia essaya de conserver son calme. Il se tourna lentement vers le Gémeaux.

« Que lui as-tu fait ? » demanda-t-il, les dents serrées.

Car cela était parfaitement clair dans son esprit. Saga était le dernier à lui avoir parlé, Saga était forcément responsable. Il ne pouvait pas le tuer, pas encore, car ils avaient besoin d'un Saint des Gémeaux, mais l'opportunité arriverait bien un jour. Saga le toisa, les yeux durs, et ne répondit pas. Aiolia n'en attendait pas moins.

« Gardons la tête froide, » dit Milo. « La situation n'est pas idéale, mais je crois en Shaka. Il trouvera bien un moyen de se sortir du pétrin dans lequel il s'est fourré. »
« Ta confiance t'honore, Chevalier » siffla Aphrodite. « En attendant, comme Aiolia, je m'inquiète plutôt sur ce qui a bien pu provoquer chez lui un tel état. Si Saga pouvait nous éclairer… »
« Je n'ai absolument rien à vous dire. »
« Oh ? Tout d'un coup bien moins volubile, on dirait ? »
« Aphrodite, » interrompit Camus. « Nous avons d'autres ennuis plus pressants. Nous devons décider ce que nous allons faire à propos du Saint de la Vierge, pour commencer. »

Les esprits s'agitaient, s'affolaient. L'énervement qu'ils avaient tous tentés de refouler depuis qu'ils avaient fait camp revenait, renforcé par la bataille qu'ils venaient juste de mener. Deathmask frappa le mur de roche du poing.

« Moi je dis, pas de poids mort. On expédie fissa la Vierge, et l'Aigle pendant qu'on y est, au Sanctuaire. Que Saga serve à quelque chose pour le coup et nous ouvre un passage vers la bonne dimension. »
« Sauf si tu sais invoquer la constellation de la Vierge, je te rappelle que nous avons besoin des douze signes du Zodiaque pour refermer le Tartare, » lui rétorqua Mû, acide. « Et de notre guide. »
« Shaka va beaucoup nous aider avec le Zodiaque, dans les vapes… »

Deathmask fut promptement ignoré. Personne ne faisait réellement confiance à Saga pour les envoyer à bon port, de toute façon, même si aucun d'eux ne le signala à voix haute. L'expression d'Aphrodite était suffisamment parlante.

Marine était sortie de la tente et Dohko parti s'entretenir avec elle. La belle rousse était tendue, mais elle faisait preuve d'un contrôle sur elle-même incroyable pour ne pas le montrer.

« Nous allons repartir, » leur dit-elle calmement. « Il nous reste encore deux-tiers du chemin à parcourir. D'ici là, Shaka sera peut-être sorti de son sommeil. »

N'ayant pas réellement le choix, ils se mirent en action. Le seul élément positif de leur marche forcée, se dit Aiolia, c'était qu'ils n'auraient plus besoin de se côtoyer d'aussi près, et, encore mieux, n'auraient plus à se parler. En rogne, il rejoignit son frère sous la tente. Shaka était allongé sur le sol. Loin du visage serein qu'Aiolia s'était imaginé, le blond était pâle, plus que d'habitude, et avait les sourcils froncés. Le pli de sa bouche était crispé. Aiolos avait une main posée sur son front.

« Il brûle de fièvre, » dit-il à son frère. « Marine et Mû ont déjà tout tenté, ils ne sont pas parvenus à briser la barrière mentale qui emprisonne son esprit. Nous n'allons pas vraiment pouvoir l'aider. »
« Comme dit Milo, je suis sûr qu'il trouvera un moyen de s'en sortir par lui-même… »

Étant donné que c'était la manière favorite du Saint de la Vierge d'adresser toutes problématiques se dressant sur son chemin. Alors même qu'il avait un charmant voisin prêt à se plier en quatre en toutes circonstances, c'était à n'y rien comprendre…

Aiolia faisait des efforts, vraiment, mais parfois, les réactions de Shaka lui semblaient surréalistes. Sa tolérance pour Saga, tout d'abord, était incompréhensible. Que pouvait-il lui trouver, à cet usurpateur meurtrier ? Pensait-il vraiment qu'Aiolia était aveugle, et qu'il ne voyait pas ce qu'il se tramait entre eux ? Cela le mettait inexplicablement en rogne, et il devait ronger son frein à chaque qu'il voyait les deux marcher côte à côte, comme si tout était normal.

Et cette manie que Shaka avait d'entrer dans le déni dès qu'un événement déplaisant survenait ! Comme à présent, avec ses pouvoirs qui se comportaient étrangement. Pour une seule et unique fois, Aiolia aurait aimé que Shaka vienne vers lui pour lui en parler, sans avoir l'air d'être forcé, acculé au pied du mur. N'étaient-ils pas supposés être amis ?

Secouant la tête, il ravala ses pensées amères et regarda le visage du blond inconscient. C'était peut-être la première fois qu'il le voyait dans un tel état de vulnérabilité. Ses doigts frôlèrent son front, délicatement, et il repoussa une longue mèche de cheveux venue se perdre sur sa joue. Il ne vit pas Aiolos arquer un sourcil perplexe.

« Je le porte le premier, » décida Aiolia. « On verra ensuite pour le reste. Aide-moi à le caler sur mon dos. »

Ils mettraient en place un système de rotation. Il savait qu'il pourrait compter sur Mû, sur son frère, sur Milo. Aldébaran aussi. Deathmask et Saga… même pas en rêve.

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Il ne sut pas réellement combien de temps s'était écoulé depuis leur départ du camp et l'attaque suivante. Elle fut suivie de beaucoup d'autres. Il n'y prêtait même plus attention, trop concentré sur ses états d'âmes. Car de cela, il en avait pléthore. Il était parvenu à un statu quo avec son deuxième lui, et observait Aiolia avancer avec Shaka perché sur son dos. Il était à l'aise, le Lion, enfin autorisé à jouer le chevalier servant auprès de sa princesse en détresse. Saga commençait à y voir plus clair, dans son jeu…

Il ferma les yeux un instant, indifférent à la nouvelle bataille qui venait d'éclater autour de lui. Les Chevaliers d'Athéna avaient visiblement le dessus. La qualité de leurs ennemis était inégale, parfois médiocre, parfois plus coriace. Cela les obligeait à rester sur leurs gardes, et, de l'opinion du Gémeaux, permettait de rompre un peu la monotonie de leur marche. Il en avait bien besoin.

Il cala plus stablement sous son bras le casque de son armure. Le masque de Maléfique était tourné vers lui, amusé par les derniers événements. Saga n'en avait plus cure. Maintenant que le monde entier connaissait son infamie, il se sentait inexplicablement soulagé. Il n'avait plus à faire semblant et s'interroger sans répit sur la réaction de ses pairs. Il y avait assisté aux premières loges.

Il se sentait plus calme. Shaka y était aussi pour quelque chose. Le blond Chevalier de la Vierge avait accepté de lui parler, et même si clairement il ne lui faisait pas totalement confiance, il ne semblait pas non plus le honnir comme le Saint des Poissons. Saga, hésitant, avait tenté de s'excuser pour la scène qui s'était déroulée dans le jardin du Temple de la Vierge. Il avait fini par comprendre, avec les souvenirs de l'Autre, qu'il n'était pas parvenu à attenter à la chasteté de la Vierge. Mais il n'en était pas loin, et seuls les pouvoirs du blond en cet instant l'avaient empêché de commettre l'irréparable. La honte qu'il ressentit, face au regard du gardien de la sixième Maison, était presque à la hauteur de son attraction pour ce dernier. Au final, Shaka n'avait pas rajouté grand-chose sur cet humiliant épisode, et c'était tant mieux ainsi.

Tu es désespérant, pauvre Saga, à contempler seulement de loin ce que tu pourrais si facilement avoir…

Il ignora la voix. Les treize années passées sous son influence lui avait appris une chose : plus il tentait de résister, plus elle prenait corps. Tenter de la refouler était risquer de la voir prendre le dessus au plus critique des moments, et Saga en avait déjà suffisamment fait les frais. Cependant, se dit-il en voyant passer Shura dans son champ de vision, son double maléfique était suffisamment rusé pour comprendre qu'il n'obtiendrait absolument rien de ses compagnons de voyage. Au contraire. Certains n'attendaient qu'un mauvais pas de sa part pour le découper en pièces.

Cher Saga, je te propose un plan. L'idée serait plutôt de les réduire en morceaux avant qu'ils ne puissent tenter quoi que ce soit.

Les monstres furent éliminés, leur marche même pas ralentie. Aiolia, le Saint de la Vierge sur le dos, n'avait pas combattu, préférant rester près de Marine et de Mû, qui jouait de son Crystal Wall pour les mettre à l'abri. Ils continuèrent en silence, aucun d'eux ne se sentant d'humeur à discuter avec son voisin. Pourtant, pensa-t-il avec acidité, cela ne semblait pas les gêner un peu plus tôt.

L'air été vicié. Ils avaient quitté le couvert de la zone montagneuse pour un terrain plus plat, piqué de cristaux noirs, ressemblant à des buissons faits de carbone. Des bourrasques de vent soulevaient le sable, brouillant leur vision et rendant leur avancée plus difficile. Il n'y avait qu'un seul avantage, celui de voir arriver de loin leurs assaillants. Ces derniers se faisaient de plus en plus rares à mesure qu'ils s'enfonçaient dans ce désert, comme si d'un coup ils rechignaient à les poursuivre.

Ils marchaient depuis des heures, peut-être des jours. Il ne faisait jamais nuit dans ce monde, qui s'étalait sous un ciel laiteux, maculé de trainée noires et violines. Il n'y avait pas de soleil, pas de lune ni d'étoiles. Ils cheminaient à travers le temps et l'espace, et seuls les élancements de leurs muscles sollicités marquaient leur avancée. Saga n'avait plus conscience des minutes qui s'écoulaient. Le paysage qui défilait, bien que morne, avait quelque chose d'hypnotique.

Il regardait les cheveux de Shaka onduler sous le vent, devant lui, longs fils dorés venant se perdre dans l'éclat de son armure. Le Chevalier inconscient semblait dormir, la tête reposant sur l'épaule d'Aiolia. Saga ne pouvait s'empêcher d'être jaloux. Aiolia du sentir le poids de son regard et tourna la tête. Ils se fixèrent en silence.

Il a toujours été une épine dans ton pied, celui-là…

Jeune Aiolia, insolent Aiolia. Saga s'était souvent demandé, lorsqu'il usurpait le rôle de Grand Pope, s'il n'avait pas commis une grande erreur en accordant l'armure du Lion au frère du « traître ». Aiolia n'obéissait jamais. Il menait sa propre guerre interne au Sanctuaire, contre ses détracteurs, farouche dans sa quête d'effacer l'opprobre jeté sur le nom de sa famille. Saga l'avait vu se démener. Peut-être par pitié, peut-être par besoin de rédemption, Saga ne l'avait jamais châtié. Du moins, pas ouvertement. Après tout, Aiolia était un Saint d'Or et représentait un pion précieux dans sa partie contre les Dieux…

Aiolia eut un reniflement méprisant et détourna les yeux sans rien dire, les reportant sur le chemin devant lui. Saga soupira. Non, objectivement, il avait fait une bonne chose à l'époque, en l'autorisant à concourir pour l'armure du Lion… Malgré leurs relations effroyables, Aiolia restait un bon Chevalier. Son seul regret, c'était d'avoir ordonné au Chevalier de la Vierge de le tenir à l'œil, créant cette « amitié » dissonante entre deux Saints voisins qui à la base n'avaient rien à se dire. Saga avait été stupide.

« Toujours le grand amour entre vous deux, c'est charmant, » commenta Dohko, arrivé à ses côtés. Saga ne l'avait pas senti venir, même s'il était conscient que son aîné le tenait à l'œil depuis leur départ du Sanctuaire. « J'espère que vous saurez régler vos différends avant notre arrivée… »

Saga n'y croyait pas du tout.

« Tu es visiblement d'un naturel optimiste, Chevalier de la Balance. Ou devrais-je dire, Vieux Maître… »
« Ça fait un bail que personne ne m'a appelé ainsi ! »

Le rouquin, décida Saga, ne ressemblait décidemment pas au Vieux Maître qu'on lui avait décrit dans bon nombre de ses anciens rapports. Ils n'étaient jamais été proches – c'était un euphémisme – durant ses treize années au pouvoir, mais Saga avait été plus que surpris d'apprendre le don Athéna qu'avait offert au gardien de la septième Maison. Malgré l'apparence jeune et insouciante de Dohko, Saga pouvait percevoir au cœur de ses prunelles le poids des années cumulées… Quoique Saga puisse tenter, il ne se laisserait pas berner, et le Gémeaux espérait juste que l'autre n'était pas son ennemi.

« Toi qui es un maître des Dimensions, commença Dohko. Ne trouve-tu pas que cet univers est particulier ? »
« Comme tout couloir perçant à travers le temps et l'espace j'imagine, » répondit laconiquement Saga. « Je n'ai pas fait de mon activité préférée l'exploration de galaxies perdues. »

Non, ça c'était plutôt Kanon. Son frère pouvait disparaître pendant des jours dans des mondes inattendus. Saga n'avait pas envie de parler, et le faisait clairement sentir, mais Dohko était juste hermétique à ce type de manifestation.

« Pas de mauvais pressentiments ? D'impression d'être observé ? »
« Chevalier de la Balance. »

Saga soupira. « Ma seconde personnalité s'est réveillée. Je suis potentiellement névrosé, paranoïaque, psychotique. Oui, je dois avoir pas mal de mauvais pressentiments… »

Dohko lui jeta un regard en coin. « Je te trouve en pleine forme, moi... »

Saga ne répondit pas. Les yeux fixés sur le sable, il ne pouvait s'empêcher de se poser des questions. Maintenant que Dohko le mentionnait, il ressentait une gêne subtile, un élément corrosif dans son cosmos. Il y avait quelque chose de diffus dans l'air. Il se sentait tour à tour irrité, découragé. Il couvait une colère profonde, à l'encontre des autres Saints, à l'encontre d'Aiolia, et même à l'encontre de Shaka, qui ne lui accordait pas assez d'attention à son goût, mais tout cela, il le mettait sur le compte de sa seconde personnalité. Mais cette dernière, bien qu'éveillée, était restée en sourdine depuis sa rencontre avec le Chevalier de la Vierge dans son jardin… Elle ne s'était réellement manifestée que depuis qu'ils étaient entrés dans cette dimension.

Il leva la tête pour parler à Dohko, quand une explosion retentit. Alerté, il dû faire un saut de côté pour éviter la pluie de météores qui s'écrasa sur leurs têtes. Pluie de météores !?

« Attention ! » cria quelqu'un, et Saga n'entendit plus rien, assourdi par les ondes des détonations retentissant autour d'eux. Une pluie de sable s'abattait sur eux, l'empêchant d'y voir clair. Il sentait plus que ne distinguait les cosmos éclatants de ses frères d'armes, brûlant à un niveau élevé pour la première fois depuis le début de leur expédition. Lui-même n'hésita pas à enflammer le sien, déployant son septième sens pour repérer et identifier leurs ennemis. Il n'en eut pas l'occasion.

Aussi rapidement que l'attaque s'était produite, un tourbillon dimensionnel fendit soudain l'espace au milieu de leur groupe, manquant presque de déchiqueter Shura qui se trouvait sur son passage. La puissance déployée pour ouvrir le passage était gigantesque, et pendant un bref moment d'horreur, Saga se demanda si les Titans n'étaient pas parvenus à se libérer. Qui pouvait posséder un tel cosmos, et qui souhaitait les attaquer, voire provoquer leur mort ?

Il n'eut pas de réponse. Un vent effroyable se leva, et comme des fétus de paille, ils furent tous emportés. Saga eut à peine le temps de se protéger la tête de ses bras et mains. Il sentit une pierre lui percuter la hanche, lui arrachant un grognement de douleur. Au bout de quelques minutes qui lui semblèrent une éternité, il percuta le sol. Seule la résistance de son armure d'or lui permis de se relever en un seul morceau. Désorienté, il fit quelque pas en avant et regarda autour de lui.

Il semblait toujours dans la même dimension, mais dans une zone montagneuse, semblable à celle qu'ils avaient traversée les premiers jours de marche. Il était seul. Ou pas. Il voyait un éclat doré un peu plus loin, un de ses camarades présumait-il, et se précipita à sa rencontre.

Aphrodite, occupé à ramasser son casque, se retourna et lui lança un regard assassin.

« Gémeaux. »

Saga pila net, soulevant un nuage de poussière. Il retint un juron. Les Dieux ne lui épargneraient donc rien.


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27/04/2015