Le souffle coupé, j'admirai le navire sur lequel j'allais embarquer.

C'était un fier navire marchand à trois mâts, un de ces titans des mers comme on n'en voyait plus que sur l'Océan Bleu, dont les vents puissants et réguliers se prêtaient si bien à la navigation à la voile. Massif et ventru, il écrasait l'embarcadère du port de Respyr de son ombre colossale, réduisant les caravelles impériales au rang de frêles esquifs de bois. Je détaillai en silence les courbes puissantes de sa coque, fascinée malgré moi par la silhouette élégante du navire qui se balançait imperceptiblement dans les eaux calmes. La voix de mon professeur me tira de mes pensées:

-Êtes-vous sure que c'est ce que vous souhaitez, Loïse?

Il était inquiet à l'idée de me laisser faire ce voyage seule, je le savais bien. Malgré mes seize ans, j'étais frêle et plutôt petite, comme tous les membres de ma famille. Et si des Dal Salan, j'avais les yeux bleu-gris et les boucles brunes, je n'avais pas hérité, comme mes frères et soeurs, du goût de mon clan pour les aventures, ni de leurs aptitudes exceptionnelles pour celles-ci. D'apparence fragile, manquant un peu d'assurance, je comprenais bien le manque d'enthousiasme de mon professeur à me laisser partir sur ce navire.

Moi-même, cela ne m'enchantait pas de prendre quatre jours pour effectuer un voyage que tous mes camarades de classe feraient en moins d'une minute, le temps d'un transfert Respyr-Travia via les portes des deux villes. Malheureusement, un mal des transferts chronique faisait de chacun de mes voyages par Transmittus ou par Porte de transfert un calvaire. Malgré les médicaments recommandés par mon médecin, le voyage aller depuis le Lancovit jusqu'à Omois m'avait retourné l'estomac et laissée fiévreuse et épuisée pendant trois jours, sur les sept que comptait le congrès annuel des chamans auquel je venais assister avec ma promotion. Quitte à perdre quatre jours, j'aimais autant ne pas être malade comme un chatrix, et j'avais choisi de revenir à Travia par des moyens de transport plus rudimentaires. Il me faudrait deux jours pour traverser l'Océan Bleu et gagner Spanivia, où je prendrais un bus volant qui me ramènerait jusqu'à Travia.

Un homme élegant, vêtu du long manteau bordeau des officiers de Spanivia, remarquant nos silhouettes immobiles dans l'agitation matinale de l'embarcadère, détacha son attention du va et vient des marins qui chargeaient le bateau pour venir à notre rencontre.

-Bonjour, vous êtes le professeur Jalinus? demanda l'incoonu en tendant la main à mon professeur de potions.

Celui-ci hocha la tête, et serra la même de l'homme.

-Enchanté, Lorick de Sandroy, capitaine du Chronos et serviteur du trône de Spanivia, se présenta l'homme en inclinant le buste.

-Et vous devez être mademoiselle Dal Salan, devina-t-il en se tournant vers moi.

Je confirmai d'un hochement de tête, troublée malgré moi par l'éclat vert des yeux du capitaine.

- C'est sous ma protection que Mademoiselle Dal Salan voyagera jusqu'au port de Spanivia. Le Chronos est essentiellement un navire destiné au transport des marchandises mais une partie du pont supérieur est réservée aux voyageurs. Nous emmenons une vingtaine de passagers sur cette traversée, qui disposent de toutes les installations nécessaires à leur confort. La pire menace qui guette mes hôtes reste l'ennui, car la traversée est longue et le magicnet inaccessible au milieu de l'océan.

Mon professeur détailla avec attention l'homme à qui il s'apprêtait à me confier. Intransigeant et volontiers bougon en tant qu'enseignant, il n'en était pas moins attentif à la sécurité de ses étudiants et n'était pas disposé à me laisser entre les mains de n'importe qui.

Si sa réserve et son regard insistant eussent put paraître déplacés, le capitaine s'y soumit pourtant avec patience, se laissant évaluer avec une assurance paisible. Il ne devait pas avoir plus d'une trentaine d'années, avec ses yeux d'un vert rieur qui tranchait avec sa mâchoire carrée, sa posture droite, presque martiale et ses cheveux coupés ras.

Grand, large d'épaules, il semblait être fait du même bois que le navire qu'il dirigeait, fiable et solide, dégageant une force tranquille que mêmes les plus terribles tempêtes ne semblaient pouvoir ébranler.

Mon professeur avait dû en arriver aux mêmes conclusions car il se détendit et s'autorisa un rare sourire:

-Ne vous inquiétez pas pour la traversée, cette demoiselle a des examens en perspective, et des révisions pour lui tenir compagnie.

Puis, jetant un coup d'oeil à son accréditation, il ajouta:

-Je dois rentrer à Respyr pour retrouver le reste de ma classe. Je vous confie mon élève, Capitaine.

-Je veillerai sur elle, je vous le promets Professeur, déclara Lorick de Sandroy en portant son poing à son coeur.

Il avait prononcé ces mots d'une voix tranquille, mais sa promesse résonna avec force dans le petit matin. Le capitaine du Chronos était un homme d'honneur et je devinai qu'il eut préféré donner sa vie plutôt que de faillir à cette promesse.

Le professeur me fit ses adieux.

-Loïse, je vous retrouve dans quatre jours à Travia. Vous vous arrangerez avec vos camarades de classe pour rattraper les cours que vous aurez manqués.

-Entendu professeur. A dans quatre jours.

Aucun d'entre nous ne pouvait savoir alors qu'il me faudrait de longs mois et bien des épreuves avant de retrouver enfin le chemin de ma ville natale et de mes cours de médecine.

Cela faisait une bonne journée que nous avions quitté Respyr et le navire filait à bonne allure, capturant dans ses larges voiles de lin le moindre souffle de vent pour propulser son corps massif sur les flots bleus. J'estimai qu'il devait nous rester moins d'une demi-journée de voyage avant de gagner les terres de Spanivia, le but de notre périple. Mes révisions, quant à elles, n'avaient guère progressé: la moindre bourrasque de vent iodé me déconcentrait et j'avais passé ce début de traversée à contempler le mouvement hypnotique des vagues et les ondoiements gracieux des balbounes qui venaient nager aux côtés du navire.

Je ne me lassai pas, non plus d'admirer le ballet des marins qui allaient et venaient sur le pont du Chronos.

Le puissant navire constituait une société bien organisée, où chacun jouait un rôle précis, rouage indispensable d'un mécanisme à la précision exceptionnelle. Avec une pointe d'envie, j'observais l'harmonie discrète des marins, qui s'affairaient sur le pont, hâlant les cordages, grimpant sur les mâts, redressant la barre et hissant les lourdes voiles de lin.

J'aurais aimé trouver, avec autant de précision, ma place sur Autremonde.

Le balancement des vagues m'emplissait d'une douce mélancolie et je me laissai envahir par des pensées moroses.

Il y avait mes études de chaman qui, si elles me passionnaient, perdaient de leur sens en ces périodes d'examens, quand l'apprentissage forcé supplantait la réalité de la pratique.

Il y avait ma famille adorée, que je voyais se déliter alors que mes frères et soeurs, grandissant, quittaient tour à tour le domicile familial.

Et puis il y avait ce vide en moi, ce familier que je n'avais jamais rencontré, et dont l'absence pesait si lourdement sur mon âme, ces derniers temps.

Une vapeur épaisse monta jusqu'à mes narines, chassant mon vague à l'âme d'une bouffée de fragrances épicées. Mon voisin, un tatris aux yeux perçants derrière ses petites lunettes rectangulaires, me tendait une tasse de thé fumante, avec un sourire amical.

-Un petit thé de Tingapour pour vous changer les idées, mademoiselle?

Comme je l'acceptai, il s'en servit également une tasse, en renversa une partie sur son pantalon quand une vague fit tanguer le bateau et sans plus s'en formaliser, m'expliqua:

-C'est du thé rouge d'Omois, agrémenté d'écorces d'orange et d'épices variées. C'est un remède souverain contre la mélancolie et les vagues à l'âme. J'allais m'en servir une tasse quand j'ai senti qu'une jeune personne à côté de moi apprécierait peut-être de partager mon breuvage.

Je n'étais pas surprise par la clairvoyance du tatris quant à mes états d'âme. Avec leurs deux cerveaux, il n'étaient pas rare que les êtres bicéphales soient extrêmement réceptifs aux émotions des êtres qui les entouraient. Ils se montraient d'ailleurs d'une empathie remarquable, et faisaient pour cette raison de très bons psychologues. Avec curiosité, je demandai:

-Puis-je vous demander ce qui motivait votre besoin de boire ce fameux thé?

En guise de réponse, le tatris me tendit un livre à la couverture de cuir usée, dans lequel un fin ruban de soie rouge marquait une page cornée.

Poésie du voyage, d'un monde à l'autre, indiquait les lettres dorées à moitié effacées

Délicatement, j'ouvris le livre à la page marquée, où le tatris avait interrompu sa lecture, et déchiffrai les vers qui s'y trouvaient.

Partir, c'est mourir un peu.

C'est mourir à ce qu'on aime.

On laisse un peu de soi-même

En toute heure et dans tout lieu.

C'est toujours le deuil d'un vœu

Le dernier vers d'un poème…

Partir, c'est mourir un peu.

Et l'on part, et c'est un jeu

Et jusqu'à l'adieu suprême,

C'est ton âme que l'on sème,

Que l'on sème à chaque adieu.

Partir, c'est mourir un peu…

(Edmond Haraucourt, Seul)

Il y avait une justesse dans ces mots qui me touchait, et je comprenais que la sensibilité exacerbée du tatris ait été profondément marquée par le poème.

Néanmoins, je tentai de me dégager de la tristesse diffuse que dégageaient les vers par une pirouette:

-Moi, je trouve qu'un voyage, c'est vivre beaucoup. Le vent, l'odeur de la mer, chaque instant est plus intense, plus fort, plus...vivant.

Le tatris me sourit:

-Vous vivez plus, et en cela, vous mourrez. La jeune fille qui est partie de Respyr il y a quelques heures disparaît un peu plus à chaque instant.

-Enfin ne nous emballons pas, il ne s'agit que d'une traversée de deux jours et...

Je m'interrompis quand je constatai qu'une des deux têtes du tatris avait totalement détaché son attention de la conversation, et fixait avec attention le pont principal.

-Qu'est-ce qu'il se passe?

-On dirait que quelque chose de ...dangereux se prépare, murmura le tatris, sans détourner le regard.

Je regardais le pont sans comprendre. Puis, à mon tour, je perçus l'infime changement dans le ballet affairé de l'équipage. Il y avait une tension en plus. Les gestes, imperceptiblement, s'étaient faits plus nerveux, moins ordonnés, comme si un grain de sable était venu enrayer le délicat mécanisme.

L'arrivée des changelins sur le pont, en formation de combat et tous les sens en alerte, acheva de confirmer ce que le petit tatris soupçonnait.

Je les avais vus en embarquant, ces guerriers, hommes et femmes au teint cuivré qui, même sous leur forme humaine, vibraient d'une énergie sauvage et indomptable. Chargés de protéger les marchandises, ils obéissaient aux ordres inaudibles de leur louve alpha, une jeune femme dont les beaux yeux noirs en amande luisaient comme des pierres serties sur son visage aux pommettes tranchantes. Elle humait l'air avec une concentration extrême, à la recherche d'un indice olfactif pour guider sa stratégie de défense.

Une menace sombre planait sur notre navire, une menace que nous ne percevions pas encore et dont nous ignorions tout, mais que l'équipage semblait connaître et redouter.

Je sentis un sentiment de panique remonter le long de ma colonne vertébrale, et se nouer en une boule d'angoisse dans ma gorge.

Tous les passagers à présent avait compris qu'il se tramait quelque chose, et, en écho ma propre peur, jetaient des coups d'oeil inquiets autour d'eux, s'agitaient, s'énervaient du manque d'informations et amorçaient des mouvements de panique. Le capitaine choisit ce moment pour surgir dans la pièce des passagers, le sabre au clair mais toujours avec cette assurance tranquille qui m'avait frappée quelques heures plus tôt. Il balaya l'assemblée du regard pour imposer le silence, s'attarda, me sembla-t-il, une fraction de seconde sur moi, puis déclara d'une voix ferme qui n'admettait aucune réplique.

-Ce navire est actuellement la cible d'une attaque pirate, aussi allons-nous vous évacuer pour votre sécurité. Des Transmittus de secours se trouvent dans la réserve du pont inférieur. Il vous suffit de descendre les escaliers pour y accéder, la réserve se trouve immédiatement à votre gauche. Il y a assez de Transmittus pour chacun des passagers et les membres de l'équipage, aussi vous demanderai-je de gagner le pont inférieur rapidement mais sans bousculade. Une fois que vous aurez enfilé le Transmittus, activez-le immédiatement. Vous serez transféré au navire ou la porte de transfert la plus proche. Allez-y.

Et il s'effaça devant l'escalier pour rejoindre le pont, où tous à présent, marins comme loups-garous, s'étaient mis en ordre de combat. Invisible, la menace était devenue tellement pesante qu'elle semblait avoir empli tout l'espace. Il me semblait qu'elle s'insinuait un peu plus en moi à chaque respiration, toujours plus glaçante et dangereuse. Les nerfs à vif, je suivais le flot des passagers descendant l'escalier quand il apparut.

Crevant le voile d'invisibilité qui l'avait jusqu'alors masqué aux regards, un terrifiant navire d'un noir absolu se matérialisa dans un rugissement d'écume et de ténèbres, irradiant d'une aura malsaine. J'eus à peine le temps de percevoir la figure de proue représentant un monstre hideux que le petit tatris me tirait à sa suite dans les escaliers, m'arrachant à la terrifiante vision. Nous descendîmes quatre à quatre les marches et nous précipitâmes dans la réserve où les passagers revêtaient avec empressement les Transmittus de secours. Avec des gestes qui manquaient d'efficacité sous l'effet de la panique, je me saisis d'un Transmittus de secours qui ressemblait vaguement à un gilet de sauvetage et l'enfilait. Puis, tremblante, j'entrepris de l'attacher et de régler les sangles. Autour de moi, les silhouettes disparaissaient une par une, me désorientant encore un peu plus.

Est¬ce que le Transmittus allait fonctionner? Quel était ce bateau sorti des ténèbres? Et si je me retrouvais sur une terre hostile? Qu'allait-il advenir des marins? Et si mon mal de transfert me…

-Irons-nous ensemble, mademoiselle? me demanda le tatris, qui avait capté ma détresse.

Nous étions les derniers.

Au-dessus de nos têtes, le fracas des canons remplaça le silence angoissant de l'attente.

Ignorant le bruit sinistre, le petit tatris pris mon bras et s'empara de la poignée suspendue au gilet, prêt à activer le Transmittus. Il attendit que je fasse de même avant de compter:

-3… 2...1… C'est parti.

Le contact du de mon compagnon se dématérialisait sur mon bras. Sans plus attendre, j'activai à mon tour le sort. Une force magique s'enroula autour de moi, me souleva de terre. L'image du pont s'effaça à mon regard et je me sentis partir dans un tourbillon qui me souleva le coeur.

Et puis non.

Tout d'un coup, la magie qui me soulevait sembla se disperser, comme annihilée par une force plus puissante, et je retombais lourdement sur le plancher du bateau.

Qu'est-ce que...?

Paniquée, je défis le Transmittus que je portais, en attrapai un autre, l'enfilai et, sans même prendre le temps de l'attacher, tirai sur la poignée de toutes mes forces. Cette fois-ci, je n'eus même pas la sensation du départ. La force qui s'opposait à la magie du transfert s'était installée et surpuissante, interdisait l'activation même du sort.

Par tous les dieux, dites-moi que ce n'est pas vrai.

Je débitais rapidement:

-Par le Luminus, que la lumière illumine mes doigts, repousse les ténèbres et éclaire-moi.

La rime était mauvaise mais de toute façon, la magie se refusait à moi, et pas une étincelle ne se matérialisa dans mes doigts tendus.

Un fracas dans les escaliers. Je m'écartai à temps pour ne pas être renversée par les deux combattants qui venaient de tomber dans le pont inférieur. Un colosse armé d'un lourd sabre se redressa le premier, avec une vivacité surprenante pour quelqu'un de sa stature; et maintenant son adversaire au sol d'une seule main, lui assena un coup de sabre mortel.

Je ne pus retenir un cri et reculai jusqu'à me retrouver dos à la réserve. Bloquée. Avec horreur, je vis le pirate se redresser et se diriger vers moi, une lueur mauvaise dans le regard. Désespérée je tirai une nouvelle fois sur la poignée du Transmittus.

Sans succès.

Je feintai sur la gauche pour tenter une échappée sur la droite. Mais le colosse était trop grand, bien trop large, sa carrure emplissait tout l'espace. Une poigne puissante se referma sur moi et manqua de me broyer l'épaule, m'interdisant toute possibilité de me dégager. L'homme leva son sabre, prêt à me découper en deux… Et mourut les cervicales brisées par les mâchoires du loup géant qui venait de lui sauter dessus. Le changelin secoua la tête et reprit forme humaine pour laisser place à la jeune lieutenante au visage de cuivre que j'avais aperçue en arrivant sur le bateau.

Sur son abdomen, la terrible blessure qui l'avait à moitié éventrée se refermait doucement, laissant à peine le souvenir d'une cicatrice sur la peau brune de la jeune femme.

Ignorant la prodigieuse guérison, elle m'aida à me dégager du corps effondré et me tira fermement à l'écart du cadavre.

-Qu'est-ce que tu fais encore ici? Siffla-t-elle

-Les… Les Transmittus ne fonctionnent plus.

-Et ta magie?

-Bloquée, répondis-je sans chercher à masquer le désespoir qui pointait dans ma voix.

Elle acquiesca pour me signifier qu'elle avait pris note de l'information, évalua les lieux puis me jeta un long regard pensif. Se décidant brusquement, elle me prit par la main et m'entraina jusqu'à la cale. Là elle s'arrêta devant une porte donnait sur une petite salle -un grand placard à vrai dire- où s'entassaient des cordages, suspendus aux parois ou étalés sur le sol.

La louve me fit entrer dans le placard, et asseoir sur le plancher. Elle passa sa main sous mon menton, et me fit lever la tête jusqu'à planter son regard dans le mien.

Pour quelques instants, ses yeux m'offrirent le refuge de leur douceur liquide, et les bruits des combats et l'angoisse terrible s'effacèrent devant la braise farouche de ses pupilles.

Pour quelques instants, ce regard me protégea et me convainquit que je n'avais rien à craindre.

-Tu vas rester cachée ici,et attendre la fin des combats. Dès que la magie sera de nouveau accessible, tu activeras ton Transmitus et ce quoiqu'il arrive.

Elle hésita une fraction de seconde, puis arrachant une bande de tissu à sa tunique en lambeaux, elle entreprit de nouer un garrot solide autour de mon bras gauche. Elle mordilla délicatement mon avant-bras et précisa:

-Au cas où les choses ne tourneraient pas comme prévu...

Elle se releva vivement, me dissimula sous un rouleau de corde brune et s'autorisa un clin d'oeil rassurant avant de refermer la porte et s'en retourner au combat.

Mécaniquement, j'essayai d'estimer le temps qu'il me restait avant que la morsure de la louve ne fasse de moi un changelin. Je savais que le garrot constituait un bien faible rempart contre la diffusion du poison dans mes veines, tout au plus il la ralentirait de quelques heures. Si je n'ingérai pas un antidote dans les quinze ou seize prochaines heures, la transformation serait irréversible.

À cette pensée ma gorge se noua douloureusement: les dieux seuls savaient ce que me réservaient les prochaines heures.

Dans le noir du placard, l'ouïe était le dernier sens qui me rattachait au monde extérieur et bientôt, elle envahit ma conscience avec une acuité nouvelle. Le fracas métallique des lames qui se croisent, les explosions assourdissantes des armes à feu, les râles des hommes qui meurent, les cris des hommes qui tuent, tout cela tissait la toile sonore d'une horreur dont se précisait, un peu plus à chaque instant, la fatale issue. On mourrait au-dessus de moi, avec une fureur terrible. Dans un sinistre concert, les déflagrations et les lames se croisèrent avec une rage sans précédent, avec ce que je devinai être l'énergie du désespoir. Puis déclinèrent. Les grognements et les hurlements des loups se turent. Deux, trois, quatre déflagrations firent taire les derniers cris.

La bataille était finie et l'issue ne faisait aucun doute.

Seuls les pirates utilisaient des armes à feu.

Des lourds sanglots s'échappèrent de mes yeux, sans que je puisse les retenir. Les larmes roulaient sur mes joues, descendaient le long de ma poitrine et détrempaient mes cuisses que je tenais serrées contre mon torse.

Je pleurai sur ces hommes que j'avais côtoyés quelques heures et entendu mourir en quelques instants. Je pleurai sur le capitaine et ses étranges yeux verts qui ne riaient plus.

Je pleurai sur la jeune louve au pelage doré qui m'avait adressé un dernier clin d'œil rassurant avant d'aller se battre et mourir.

Je pleurai sur ce sort injuste qui avait fauché autant de vie en quelques minutes.

À tâtons, je dénouai le garrot que la louve m'avait fait et laissai le pouvoir des changelins couler librement dans mes veines.

Les choses n'avaient pas exactement tourné comme prévu.

Des bruits de pas juste à côté de mon placard. Je me redressai et me concentrai sur la source du bruit, tendue comme un arc. J'entendis qu'on déplaçait de lourdes charges depuis la cale, sans doute les marchandises qui nous avaient valu la convoitise mortelle des pirates. Des échanges de voix, que je ne compris pas. Il semblait que les hommes étaient confrontés à un problème. Puis quelques ordres brefs et impérieux et des pas qui se précipitèrent vers mon placard. Je retins ma respiration.

Un rai de lumière déchira l'obscurité.

Le cauchemar que j'avais imaginé, réfugiée dans mon placard, se matérialisa sous mes yeux, douloureusement réel, quand je franchis les dernières marches qui me séparaient du pont. Le voudrais-je, je ne saurais décrire avec précision le spectacle de désolation qui s'étendait devant moi. Comme si, depuis, ma mémoire avait voulu effacer les images terribles des corps détruits et sauvagement mutilés qui jonchaient le pont du Chronos. Resteraient les cauchemars, échos lointains de la terreur et de l'horreur que je ressentis à ce moment-là et qui hanteraient longtemps encore mes nuits les plus sombres.

Avais-je eu un mouvement de recul involontaire ou était-ce ma respiration qui m'avais trahie, quand on avait ouvert le placard où j'étais cachée?

On m'avait empoignée, extraite sans ménagement de ma cachette et traînée jusqu'au pont supérieur, où je découvrais, le cœur au bord de lèvres, cette scène de désolation. Des pirates allaient et venaient, transportant de lourdes caisses depuis les soutes du Chronos jusqu'au navire noir qui nous avait attaqués, et qui était à présent arrimé au flanc de notre bateau. Des silhouettes immobiles surveillaient l'opération à l'avant du bâtiment, et on me tira de force jusqu'à elles. Ils étaient huit. Trois hommes, agenouillés, les officiers du Chronos que maintenaient immobilisés trois pirates et deux autres hommes, qui surveillaient avec attention l'opération de chargement du sombre navire.

-Qu'est-ce que tu m'apporte là, Johor, demanda le plus petit des hommes, vêtu d'un manteau aussi sombre que son navire et dont la voix impérieuse ne laissait planer aucun doute sur son autorité.

Je n'entendis pas la réponse du pirate. Le souffle coupé, je venais de me noyer dans le regard vert du capitaine du Chronos. Je vis l'incompréhension se peindre sur son visage. Une question muette se forma sur son visage, à laquelle je répondis par un regard désolé.

Je n'avais pas pu m'enfuir.

Un ombre de désespoir traversa le visage clair mais sa voix était claire quand il s'adressa au chef des pirates.

¬Laissez-la tranquille, Black James. C'est une de mes passagères, elle est inoffensive.

Le pirate ignora superbement sa requête et, se tournant vers l'homme qui devait être son second, demanda:

-Où en est-on avec le chargement, Williams?

-Les dernières caisses ont été embarquées, capitaine. Nous allons pouvoir nous retirer.

L'homme en noir, que le capitaine du Chronos avait appelé Black James, hocha la tête, satisfait. Puis, désignant les prisonniers d'un geste indifférent, il ordonna:

- Exécutez-les. Tous, précisa-t-il en me désignant d'un regard appuyé.

Il me sembla qu'il prononçait sa sentence avec un certain plaisir, appuyant chacune de ses syllabes avec un indéfinissable accent de cruauté.

-Non! protesta le capitaine avec énergie, alors qu'on nous faisait agenouiller en ligne. Pas elle! C'est une gamine! Vous n'avez rien à craindre d'elle.

Il voulut se débattre mais il avait les bras bloqués dans le dos par un cordage et le pirate qui le tenait immobilisé le maintint fermement agenouillé. Je vis les pirates pointer leurs mousquets sur la nuque de mes compagnons. Sentis le canon métallique se poser à son tour sur ma peau. Je perçus avec une acuité terrifiante la forme en tube qui dessinait un cercle froid et fatal sur mon cou, le poids de la crosse en bois et la tension du mécanisme prêt à être déclenché.

Black James s'adressa du capitaine de Sandroy.

-Mon cher, je n'ai pas survécu aux traques de la marine pendant vingt ans en sous-estimant la moitié de l'humanité sous prétexte qu'elle appartient au sexe faible, susurra-t-il avec un mince sourire. Je ne pratique pas la charité.

Déflagration.

Comme pour ponctuer le discours du pirate.

Le plus jeune des officiers s'écroula dans un râle, une balle fichée dans la nuque

-Noooon ! hurla le capitaine.

Déflagration.

Le deuxième officier s'écroula lourdement à son tour.

La terreur s'empara de moi quand je compris que je serai la prochaine à mourir. Les pirates nous avaient alignés dans un ordre précis, et nous exécutaient méthodiquement selon cet alignement.

Dans un éclair de lucidité, je compris le sens de ce manège. Avec une perversité sans nom, Black James faisait tuer devant le capitaine ses deux officiers, puis la dernière personne dont il avait la responsabilité.

Ce dernier avait déjà tout perdu: son navire, ses hommes, ses plus fidèles compagnons.

En me survivant une poignée de secondes, il faillirait à la dernière promesse qu'il avait faite -celle de me protéger au péril de sa vie- avant de se faire exécuter froidement.

Je sentis qu'on activait le mécanisme du mousquet contre ma nuque, la poigne s'affermit sur mon épaule et le canon s'enfonça dans ma chair.

Alors qu'on me tuait, la peur qui m'avait tétanisée jusque-là relâcha son étreinte sur mon esprit, et mes pensées s'envolèrent.

Loin, très loin au-delà de cet océan maudit et des terres lointaines qui me séparaient du Lancovit, jusqu'à Travia où m'attendait ma famille. Que deviendrait le clan Dal Salan, amputé d'un membre? Nous formions une famille soudée, où chacun avait su trouver sa place et nouer des liens inextricables avec les autres malgré nos différences.

Au fond de moi, j'avais toujours eu conscience du danger sourd que représentait cette relation fusionnelle, surtout considérés les métiers dangereux de Maman, Cal et Benjy. Voleurs patentés, il se passait rarement une semaine, voire une journée sans qu'ils ne mettent leur vie en danger. J'avais redouté plus que tout au monde cette douleur que je savais pourtant inéluctable. Mais j'avais je n'avais imaginé que je serais la première à la causer.

A cette pensée, mon cœur se gonfla douloureusement.

Quelles souffrances n'allais-je pas causer en disparaissant? Ne valait-il pas mieux être à ma place, et disparaître plutôt que de vivre la terrible déchirure de la perte d'un être cher?

La tension de la gâchette qu'on abaisse.

-Arrêtez, supplia le capitaine dans un souffle, elle est médecin.

Déflagration.

Les yeux verts me contemplaient encore quand le corps sans vie du capitaine s'effondra sur le sol.

Une dernière balle fichée dans la nuque.