Notes de l'auteur :

Olala, mais que dire de ce chapitre ?

J'aimerais vous expliquer tant de choses, notamment l'important particulière qu'a cette portion de texte à mes yeux, mais ce serait compliqué, et le risque de spoiler serait très, très grand.

Alors je vais essayer de faire simple et court, mais vous savez à quel point c'est difficile pour moi.

Les évènements de ce chapitre (surtout de la dernière partie en vérité) sont le point focal, ou plutôt la ligne d'ancrage en quelques sortes, qui a déterminé l'écriture de la suite de la saga, après que j'ai achevé l'éctiture du tome 1.

Je savais plus ou moins ce que je voulais raconter dans une éventuelle suite, mais il me manquait cette source nourricière à même de générer une forme d'inspiration particulière chez moi. Et c'est là que m'est venue cette idée, et avec elle un flot incommensurable d'idées, de scènes, de passages épiques, émouvants, enfiévrés et prenants... Une histoire que je voulais raconter, et qui m'a poussé à me lancer avec plus de conviction encore dans le développement de cet univers et des personnages qui le peuplent (et vous savez pourtant à quel point je les adore).

En somme, ce que vous allez lire dans ce chapitre est l'épicentre même de mon inspiration vis à vis de l'intégralité de l'histoire que j'ai l'intention de vous raconter. Et elle sera longue, croyez-moi.

Ah oui, et pour ceux qui en douteraient encore. J'aime Valkeyrie. Quoique vous puissiez lire dans ce chapitre, sachez que je l'aime plus que tout.

Et n'en doutez jamais.

PS : vous m'excuserez, mais j'étais trop enthousiaste à l'idée d'enfin poster ce chapitre que je ne l'ai pas relu dans les détails (certaines parties oui, mais pas l'ensemble). Il comporte donc certainement beaucoup d'erreurs, d'autant plus que j'étais limite en transe en écrivant certaines parties (j'avais envie de les mettre en mots depuis trop longtemps pour pouvoir me contenir).

Donc il se peut que vous rencontriez nombre de fautes, étourderies et erreurs, mais soyez rassurés, une version revue et corrigée sera postée dans les prochains jours pour les plus pointilleux d'entre vous.


5

Les murs de Damarcis étaient hauts et froids, impersonnels et sans charmes. Ils semblaient à l'image de la morne steppe au milieu de laquelle ils avaient été érigés planes, sinistres et dénués de fantaisie. Les hautes murailles encadrant la ville se dessinaient comme le seul relief animant la plaine où la citadelle fortifiée avait été bâtie. Quelques hameaux comprenant une poignée de masures en piteux état demeuraient visibles sur quelques lieux à la ronde, l'ensemble de ces lieux de vie raccordés les uns aux autres par un réseau de routes boueuses et irrégulières, le long desquelles la caravane de l'ambassade urksa cheminait, bon an, mal an, soumise aux cahots et aux heurts imposés par cette surface instable et caillouteuse.

Comme l'avancée se faisait plus lente, et que les agitations continuelles de la roulotte commençaient à lui peser sur l'estomac, Valkeyrie avait finalement pris la décision de descendre du véhicule et de cheminer à pieds aux côtés du contingent… L'atmosphère froide et mesurée qui régnait à l'intérieur avait achevé de ruiner son moral en berne, et elle tournait et retournait une nouvelle fois les évènements ayant émaillés sa désastreuse matinée, ressentant continuellement cette boule inconfortable de colère et de frustration gonfler à l'orée de son estomac… Il fallait absolument qu'elle parvienne à se contrôler, ou elle risquait bien de vomir, d'une minute à l'autre.

Elle prit une profonde inspiration, et tenta de se calmer en concentrant son regard sur le paysage qui l'entourait. A défaut d'être particulièrement reluisantes, les interminables plaines légèrement vallonnées composant la vaste parcelle Sud-Est de Glamdrem, avaient au moins le mérite de ne pas se montrer très perturbantes. Le vent soufflait en permanence, froid et insidieux, ne rencontrant nul obstacle pour tempérer ses ardeurs, et agitait frénétiquement les brins d'herbe sec et jaunâtres qui semblaient pousser absolument partout, en ces lieux, transformant les hectares de territoire environnant en une gigantesque mer couleur des blés.

Un vague mouvement se fit percevoir derrière Valkeyrie, attirant l'attention de la lapine. Elle put voir arriver dans sa direction le lieutenant Dairn, s'approchant d'un pas calme et quelque peu traînant. Il avait l'air de souffrir du froid et du port constant de son armure à plaques, un peu trop lourde pour sa frêle ossature, sans doute. Le furet semblait des plus fluets pour un combattant de la Garde Sénatoriale, mais Valkeyrie ne se serait pas permise d'émettre le moindre jugement quant à ses compétences ou à sa valeur martiale. Elle savait pertinemment que les capacités particulières des urksas ne tenaient pas toujours à leur apparente fragilité… Une réalité que les autres espèces de Kiren auraient à cœur de ne pas oublier. Du moins l'espérait-elle… Cette pensée fut accompagnée d'un mouvement oculaire en direction de la cité fortifiée de Damarcis, qui se précisait un peu plus à chaque pas qu'elle faisait dans sa direction.

« — Vous allez attraper froid, madame. » commença Dairn d'une voix sincèrement inquiète, avant de rattraper Valkeyrie et d'adapter son allure pour se maintenir au niveau de la lapine. « Vous devriez regagner le confort de votre roulotte… D'ailleurs, ce serait plus sûr. »

« — Pourquoi ? » demanda-t-elle d'un ton égal, essayant de dissimuler sa mauvaise humeur au lieutenant. « Y aurait-il une raison que je me sente menacée ? »

Dairn grimaça à cette question, dont il ne sembla pas vraiment comprendre la nature. Valkeyrie se sentit désolée de se montrer ainsi ironique à son égard, mais après les évènements de la nuit, et cette mystérieuse conversation dont elle avait perçu des bribes plus qu'inquiétantes, elle ne pouvait faire preuve de sérénité. Cette réalité émaillait ses pensées et affectait son humeur plus que de raison. Mais elle ne pouvait s'y soustraire… Elle était morte d'inquiétude. Et le fait que cette angoisse n'ait guère trouvé d'écho auprès de celui auquel elle s'était confiée tantôt n'avait que renforcé sa frustration et son impression d'isolement.

« — Eh bien… Normalement, non. Enfin je pense… » finit cependant par répondre Dairn, tirant la lapine de ses pensées amères. « Néanmoins, nous ne connaissons pas vraiment ces terres, ni les dangers qu'elles pourraient dissimuler. Nous ne pouvons attribuer un garde à votre seule escorte, vous savez… Il vaudrait mieux que vous… Remontiez en voiture. Vous comprenez ? »

« — C'est ce que vous êtes en train de faire, lieutenant ? » demanda Valkeyrie d'un ton joueur, espérant ainsi délayer le moment où elle serait contrainte de remonter dans la roulotte. « Vous m'escortez ? »

Le furet poussa un léger rire, avant de lancer un regard nerveux par-dessus son épaulette métallique, usée par le temps et les ardeurs de l'entraînement militaire. Valkeyrie saisit sans mal que le furet cherchait à situer la position du capitaine Stiryon, son supérieur hiérarchique, aussi aimable et avenant qu'une porte de prison. Il se trouvait à une quinzaine de mètres en retrait, chevauchant son Seyber d'apparat, recouvert d'ornements et de textiles chamarrés aux couleurs d'Otonomah. Le zèbre avait fière allure, c'était certain… Mais la froideur implacable de son regard scrutateur, qui veillait à ce que l'avancée de la procession se fasse sans heurts ni aucun manquement à ces règles de sécurité qui lui tenaient particulièrement à cœur, ne laissait aucun doute quant à son tempérament sévère et intransigeant.

« — En toute sincérité, ce serait avec plaisir. » répondit Dairn avec honnêteté, tournant à nouveau son visage légèrement anxieux vers elle. « Bien que je doute que vous ayez besoin de quelqu'un pour vous défendre. »

Valkeyrie poussa un ricanement face à cette dernière déclaration et secoua la tête, sincèrement touchée par la sollicitude que témoignait le furet à son égard.

« — Je ne voudrais pas vous causer de soucis auprès de votre supérieur… » finit-elle cependant par déclarer. « J'ai bien compris qu'il était assez… strict, par rapport à la façon dont il estime que les choses doivent être faites. »

« — Il trouverait à redire à mon travail, même si je l'accomplissais à la perfection. » précisa Dairn en poussant un soupir, avant d'enchaîner sur un petit rire qu'il ne parvint à contenir. « Non pas que je prétende être capable d'atteindre son idée de la perfection un jour, bien entendu. Je ne suis pas magicien. »

La lapine s'autorisa à pouffer de bon cœur à cette remarque. La compagnie de Dairn lui faisait du bien, et maintenait à distance ses préoccupations du jour… Qu'elle craignait de voir devenir des soucis sur le long terme. A cette idée, elle se sentit à nouveau plus dépitée, et baissa légèrement la tête.

Le furet ne manqua pas de remarquer ce mouvement d'humeur, et non sans jeter un nouveau coup d'œil angoissé par-dessus son épaule, il se racla la gorge.

« — Hum… Quelque chose vous préoccupe, n'est-ce pas ? » Valkeyrie lui lança un regard circonspect, qu'il dû interpréter comme un reproche, car il grimaça et secoua la tête, avant d'enchaîner : « Je m'excuse… Les affaires de l'ambassade ne me concernent en rien… »

Cette réflexion sembla piquer la curiosité de Valkeyrie, qui fronça les sourcils, ne saisissant pas clairement l'allusion.

« — Vous êtes l'escorte de notre ambassade… Vous êtes parmi les premiers concernés, non ? »

« — Nous ne sommes que des soldats. » se justifia Dairn d'un air confus. « Nous faisons notre devoir mais nos prérogatives s'arrêtent là. Les institutions du nouveau Cénacle ont été claires quant à nos tâches précises. Nous ne devons en aucun cas interférer dans le processus de négociation. Notre rôle est purement militaire. »

« — Et comment pourriez-vous efficacement effectuer cette mission si vous êtes laissés dans l'expectative ? »

Le furet considéra la question pendant quelques secondes, avant de finalement hausser les épaules.

« — La nature d'un agresseur n'est pas difficile à déterminer, vous savez… En général, ils sont clairs dans leurs intentions si celles-ci sont belliqueuses… Mais vous ne devriez pas vous en faire pour ça. Nous assurerons votre protection, quoiqu'il advienne. »

« — J'en suis persuadée. » acquiesça Valkeyrie, qui essayait de dissimuler au maximum son trouble à l'idée que le nouveau Cénacle ait exigé des gardes une certaine forme de retenue par rapport à leur mission. Qu'y avait-il à craindre du fait que les soldats puissent être mis au courant du travail administratif de ceux qu'ils escortaient ? Son esprit se mit immédiatement en branle, et elle ne put l'empêcher de faire des connexions irraisonnables avec les bribes de conversations qu'elle avait perçues au cours de la nuit. Si on essayait de maintenir la Garde Sénatoriale à l'écart de la table des négociations, n'était-ce pas dans le but de l'empêcher de remarquer des éléments inquiétants ou louches, que seul un élément issu du corps militaire aurait été en mesure de relever ?

« — De fait… Que feriez-vous si la menace n'était pas… Clairement identifiable ? » questionna finalement la lapine du ton le plus détaché qu'elle pouvait ménager.

« — Je ne suis pas sûr de saisir votre inquiétude, Valkeyrie… » confessa Dairn après quelques secondes de réflexion.

« — Moi non plus… » bredouilla la lapine, de plus en plus perdue et meurtrie par ses pensées angoissées.

Le furet sembla hésiter un instant, ce qui se ressentait aux mouvements légèrement crispés de ses doigts, qui s'enfonçaient nerveusement contre les coussinets de ses pattes, témoignant son incertitude, et le fait que l'angoisse latente de Valkeyrie commençait visiblement à l'affecter.

« — Ecoutez… » lâcha-t-il finalement d'une voix plus basse et légèrement tremblante. « Je veux vous aider… Et bien que nous ne nous connaissions pas vraiment, je veux que vous sachiez que vous pouvez avoir confiance en moi. »

Sa sollicitude pleine de sincérité toucha la lapine au plus haut point. Elle tourna vers lui un regard humide, et apprécia de voir à quel point le lieutenant semblait sérieux et impliqué vis-à-vis de la situation. Elle aurait souhaité voir la même expression sur le visage de Spalmax, le matin-même, en lieu et place de l'attitude débonnaire et détachée que le chat avait alors affiché.

« — Seulement… » continua finalement Dairn. « Je ne peux rien faire pour vous si vous ne me dites pas clairement ce qui vous travaille. »

« — Y a-t-il des membres de l'ambassade en contact direct avec l'Empire de Krivolt ? »

« — Je vous demande pardon ? »

Valkeyrie ne fut qu'à moitié surprise de la réaction stupéfaite de son interlocuteur. Sa question avait jailli d'un coup. Elle n'avait pas été en mesure de la retenir… La confession s'était faite malgré elle, volontaire et impérieuse, investissant sa gorge et activant ses cordes vocales avant qu'elle n'ait pu jeter sur ses actions le voile contraignant de la raison. Elle espéra immédiatement ne pas avoir gaffé, et pria que cette interrogation suspicieuse ouvertement affichée ne se retourne pas contre elle dès à présent.

Au-delà de la stupeur manifeste qu'il avait affichée de prime abord, et de la question intempestive qui s'en était suivie, Dairn avait repris derechef une expression plus sérieuse, et avant même que Valkeyrie ait eu le temps de répondre quoique ce soit, il passa derrière elle et lui saisit doucement le bras de son gantelet métallique, accélérant le pas tout en l'attirant à sa suite.

« — Marchons un peu plus en avant, vous voulez bien ? »

D'abord réfractaire à se laisser ainsi menée, la lapine ne ressentit aucune agressivité dans l'attitude de son interlocuteur… Bien au contraire, il semblait particulièrement concerné. De fait, elle se laissa guider aux devants de la roulotte aux-côtés de laquelle ils avaient avancé jusqu'à présent, se mettant ainsi hors de vue (et d'oreilles), de la plupart des urksas de la garde, et plus particulièrement du capitaine Stiryon.

« — Pourquoi cette question ? » lâcha finalement le furet d'un ton un peu sec, sans même tourner le regard vers Valkeyrie. Il avait l'air on ne pouvait plus tendu.

« — Serait-elle gênante pour une raison particulière ? »

« — Vous aimez bien répondre à mes questions par d'autres questions. » remarqua Dairn, qui n'était pas dupe du fait que la lapine demeurait réfractaire à l'idée de s'ouvrir à lui. « Mais ça ne nous mènera pas loin. »

« — Je ne veux pas vous impliquer dans quelque chose qui découle sans doute uniquement de mes inquiétudes irraisonnées. » répondit-elle en toute franchise, détournant les yeux d'un air légèrement dépité.

« — Si vous mentionnez l'Empire de Krivolt, alors il y n'a pas d'inquiétude irraisonnée, croyez-moi. »

L'angoisse manifeste qui vibrait au fond de sa voix glaça Valkeyrie d'horreur. Le furet n'avait pas besoin de le manifester ouvertement pour qu'elle le comprenne sans difficulté : il avait peur. Et cette crainte semblait fondée sur des bases nettement plus solides que ses propres spéculations hésitantes… Cela n'amoindrit en rien l'impact que celles-ci avaient sur elle, bien malheureusement.

« — Pourquoi nous mettons-nous à l'écart pour parler de ça ? » demanda nerveusement Valkeyrie. « Y-a-t-il une raison de nous sentir méfiants à l'idée d'aborder ce sujet en public ? »

« — On pourrait mal prendre le fait que vous mentionniez le nom de l'Empire au sein des troupes, c'est certain… Vous êtes celle qui suspecte, si je comprends bien. Vous ne voulez pas devenir celle qu'on va suspecter. »

« — Mais suspecter de quoi ? » s'enquit la lapine sur un ton plus frustré. « Montrez-vous clair, Dairn ! »

« — Pourquoi vous figurez-vous que des membres de l'ambassade pourraient être de connivence avec l'Empire, Valkeyrie ? » reprit Dairn d'une vois plus impétueuse, ignorant totalement les questions qui venaient de lui être posées. « Avez-vous vu ou entendu quelque chose ? »

« — Vous en savez déjà plus que moi, manifestement… » bredouilla la lapine, à présent glacée d'horreur à l'idée d'avoir mis les pattes dans un engrenage des plus dangereux.

Dairn ralentit le pas, et daigna tourner vers elle un visage concerné, mais néanmoins avenant. L'inquiétude tiraillait ses traits, mais il essayait de se montrer le plus rassurant possible.

« — N'importe quel soldat d'Otonomah en sait suffisamment sur Krivolt pour réagir de la sorte, ça je peux vous l'assurer. »

« — J'ai été dans la Milice Martiale pendant près de dix ans, et je n'ai jamais rien entendu de particulier sur l'Empire… » contesta Valkeyrie, ignorant volontairement le fait qu'ayant servi au sein de la Milice de campagne, elle était plus qu'éloignée de la gérance centrale des affaires intérieures, comme extérieures, qui préoccupaient bien d'avantage les officiers d'Otonomah que ceux des régions de province.

« — Sauf votre respect, on ne peut pas réellement dire que les miliciens soient des soldats… »

La réflexion fit grimacer la lapine qui, si elle ne faisait à présent plus partie de la Milice, et ne réintègrerait certainement plus jamais ses rangs, restait néanmoins attachée aux valeurs primordiales que cette institution représentait à ses yeux, et à l'importance qu'elle lui semblait avoir dans sa mission de protection des populations civiles du Kantor.

Dairn remarqua immédiatement son expression plus pincée, et secoua la tête en riant doucement, avant de nuancer ses propos.

« — Je vous ai vexé malgré moi, et je m'en excuse. J'ai du respect pour la Milice et ses membres… D'autant plus à présent, maintenant qu'elle est vierge de toute ingérence privée. Je ne remettais pas en cause son efficacité, et encore moins sa capacité à… »

« — Ne vous sentez pas obligé de redorer le blason souillé de la Milice auprès de moi, lieutenant. » l'interrompit Valkeyrie sans véhémence. « Ça n'a plus vraiment d'importance, me concernant… Et je préfèrerais que nous profitions du temps dont nous disposons encore pour faire le point sur ce qui m'intrigue concrètement. »

« — Ah oui… Krivolt… »

La mention du nom de l'Empire fut accompagnée d'un frisson incontrôlable, qui n'aida pas la lapine à se sentir plus sereine vis-à-vis de la question.

« — Nous avions une ambassade à Versace, la capitale de l'Empire, fut un temps. » précisa Dairn. « Je n'y ai jamais été moi-même… Mais mon père était dans la Garde, lui aussi, et il a été affecté en garnison là-bas, pendant quelques mois. Il m'a parlé d'une société hétéroclite, accueillant en son sein toutes les espèces et races possibles et imaginables, venant de Kiren tout entier. Toute entité à même de se reconnaître dans les valeurs de l'Empire était la bienvenue. »

« — C'est… C'est plutôt une bonne chose, non ? »

« — Plus ou moins. » répondit le furet en grimaçant légèrement. « Il m'a raconté avoir visité la cour de l'Empereur une seule fois, au cours de son séjour là-bas… La description qu'il m'en a faite me donne encore des sueurs froides… Elle est peuplée des créatures les plus exotiques, improbables et inquiétantes qui soient. Et toutes vouent un culte presque religieux à l'Empereur… Il règne là-bas une ambiance étrange et délétère… Comme… Une sorte de cartographie exotique des dérives de notre univers. Mon père l'avait ressenti, au plus profond de lui-même… »

Il avala à sec et ferma les yeux, quelque peu fébrile à l'évocation de ces souvenirs angoissants.

« — Il me l'a dit en ces termes, et je m'en souviendrai toute ma vie… » reprit-t-il d'une voix râpeuse et sèche. « L'Empereur Delbaz est un collectionneur, m'a-t-il dit. Il a posé ses yeux sur moi, et j'ai su qu'il me voulait. »

« — Qu'il… Qu'il le… Voulait ? » répéta Valkeyrie, légèrement hébétée.

« — S'il y a une seule chose à savoir sur les Krivoltois, c'est leur passion pour la chasse. Plus qu'un sport ou une activité de détente, c'est une véritable obsession, chez eux. C'est devenu une norme culturelle, autour de laquelle ils se rassemblent, et qui leur permet d'ériger une sorte d'homogénéité nationale, en dépit de la diversité impressionnante du peuple. »

« — La chasse… ? »

Pour la plupart des urksas, cette activité apparaissait totalement contre-nature. Si elle avait été pratiquée à une époque lointaine et à demi-oubliée, que cette race à présent prospère considérait comme un âge sombre et obscurantiste, elle était à ce jour considérée comme criminelle… Le respect et la conservation des espèces animales sauvages étaient des priorités pour les urksas, en raison de la connivence particulière qui les reliait, par essence, à de telles entités. Si un urksa était amené à mettre à mort un animal, c'était dans le seul but de s'en défendre, ou de contribuer à la régulation réglementée (et malheureusement obligatoire), des espèces. La consommation de viande était considérée, depuis près de cinquante ans, comme un crime amendable. Valkeyrie n'était néanmoins pas dupe, et elle savait pertinemment que nombre d'urksas demeuraient des consommateurs contrevenants, et qu'ils mangeaient de la viande… Il n'était même pas tellement difficile de s'en procurer, en réalité, et la Milice avait appris à fermer les yeux sur certaines habitudes comportementales difficiles à contrôler pour une part des urksas tenant d'espèces particulièrement voraces et agressives… Mais les instincts de chasseurs de certains d'entre eux les poussaient parfois à des actes plus extrêmes. Le cannibalisme avait longtemps été un fléau au sein des sociétés urksas, et même si les cas criminels affiliés à ces actes barbares étaient devenus quasiment inexistants au cours des dernières décennies, nul n'oubliait que ces pulsions demeuraient une vérité tenace auxquels certains détraqués ne demandaient qu'à céder.

« — Oui, je sais… C'est étrange qu'une chose qui nous semble si abstraite et dispensable soit pour eux fondamentale. » concéda Dairn en haussant les épaules. « Mais c'est un fait. »

Comme Valkeyrie restait mal à l'aise face à cette idée, et entendait résonner en son esprit les paroles rapportées du père du lieutenant - « j'ai su qu'il me voulait » -, ce dernier maugréa légèrement, comme s'il lui était pénible d'aborder la suite de ses explications.

« — Le plus triste, c'est qu'ils vénèrent la même déesse que nous. » lâcha-t-il finalement d'un air contrit.

« — Qu… Quoi ? Ils vénèrent Sélène ? » s'étrangla la lapine, incrédule. « Mais ça n'a aucun sens ! Sélène est une divinité protectrice, qui veille sur les peuplades se réfugiant sous sa lumière. »

« — Notre version de l'histoire. » ironisa Dairn, sur un ton que Valkeyrie aurait pu entendre jaillir de la bouche de Ziegelzeig… Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre que le lieutenant n'était ni un pratiquant fervent, et encore moins un défenseur farouche du culte sélénite. Cela ne la chagrina pas outre mesure. Après tout, chacun était libre, et elle-même vivait aux côtés d'un sceptique affirmé.

« — Et quelle est la leur ? » demanda-t-elle finalement, sans témoigner la moindre velléité.

« — C'est tout logique, en fin de compte… Ils la nomment la Chasseresse Lunaire. A la faveur de la lumière de Sélène débutent les réjouissances de la Grande Chasse. Et les Krivoltois en sont les héritiers. »

Si cette information horrifia Valkeyrie au plus haut point, elle tenta de ne rien en montrer et de rester digne. Qu'importait, au final l'interprétation, à son sens faussée, que pouvaient avoir les Krivoltois de la divinité à laquelle elle-même se dévouait ? S'en offusquer n'aurait fait qu'apporter du crédit à ce qu'elle considérait comme une innommable perversion… Aussi resta-t-elle froide face à cette information, et ravala la boule de rancœur qui lui remontait le long de la gorge. Dans un coin de son esprit, une parcelle de son sens commun était absolument horrifiée, mais elle tâchait de la maintenir sous silence, au moins pour le moment.

« — Ce n'est quand même pas pour cette raison qu'évoquer Krivolt mettrait nos gardes mal à l'aise, n'est-ce-pas ? »

« — Non… » admit sobrement Dairn en poussant un soupir. Visiblement, il avait tenté de délayer au maximum le moment qui approchait, mais se retrouvait à présent au pied du mur. Aussi, se décida-t-il à délivrer le plus gros de ses informations. « Krivolt était en plein essor, il y a une vingtaine d'années… S'ils le sont toujours, nous n'en savons rien. Mais toujours est-il qu'ils faisaient une consommation impressionnante d'énergie d'étherite dans leur quête acharnée de la modernité et du savoir. De ce que nous avons compris, l'Empereur Delbaz est un arcaniste chevronné, et il se passionne pour toutes les manifestations magiques. Sa soif insatiable d'énergie l'a mené à épuiser toutes les réserves naturelles de gisement d'étherite disponibles sur le territoire de Krivolt… »

S'il était possible d'employer le mot « naturel » pour faire référence à l'Ether, bien entendu, songea la lapine… Après tout, cette force ne venait pas de Kiren, et en était totalement étrangère quelques siècles encore auparavant. Les gisements de cristaux d'étherite, tout comme les arcanes, n'avaient faits leur apparition qu'après le jour de l'Emergence. Ainsi que d'autres sombres malheurs auxquels Valkeyrie ne préférait même pas songer. A la seule idée de penser au Voile, elle sentait les poils de son pelage se hérisser dans son dos… Lui revenaient alors des visions obscures des allées désertes de Burigral, les marques de griffure ayant à jamais marqué la pierre épaisse des murs, et ces traces de sang séché, seul preuve inquiétante qu'une vie arpentait ces rues, un jour, et avait disparu à jamais… Avalée par le vide.

« — C'est la raison pour laquelle ils ont commencé à étendre leur territoire, d'ailleurs. » poursuivit finalement Dairn d'une voix détachée, qui n'avait pas la moindre idée de l'agitation intérieure de son interlocutrice. « Ça les rendait fou de rage de voir que Glamdrem jaugeait l'Ether avec plus d'aprioris qu'eux, et que cette défiance les poussait à exploiter au minimum les gisements d'étherite qui pullulaient sur leur propre territoire. C'est sur ce prétexte que l'Empereur Delbaz a déclaré la guerre à Glamdrem… Une guerre pour l'énergie d'étherite. Un pays dans le besoin cherchant à s'accaparer les ressources d'un pays qui en regorgeait, et n'en faisait presque rien. »

« — Oui… Cette partie de l'histoire, je la connais bien entendu… Ce sont des évènements relativement récents. »

« — Une vingtaine d'années. » confirma le furet en hochant la tête. « Par soutien pour Glamdrem, Otonomah a fait fermer son ambassade à Versace et a condamné les exactions menées par l'Empire… »

« — Et nous nous sommes contentés de ça. Notre appui envers cet allié ancestral n'a pas été plus loin que quelques paroles officielles. D'où la difficulté de la tâche qui incombe aujourd'hui à notre ambassade. »

S'il acquiesça brièvement à ses propos, la nervosité manifeste affichée par Dairn fit comprendre à Valkeyrie qui l'histoire ne s'arrêtait pas là… D'autres évènements tragiques avaient dû se produire, dans lesquels la Garde Sénatoriale s'était retrouvée impliquée.

« — Finissez l'histoire, Dairn. » insista Valkeyrie face au silence presque meurtri de son interlocuteur. « Vous ne m'avez pas tout dit, n'est-ce-pas ? »

« — Peu d'urksas le savent, en réalité… » lâcha-t-il dans un souffle. « Ces évènements ont été placés sous le cachet du secret politique. Seul le Cénacle et la Garde Sénatoriale ont eu connaissance de ce qui s'était produit, et d'un commun accord… Ont décidé d'étouffer l'affaire, pour éviter de plonger tout le Kantor dans une guerre qui aurait pu lui être fatale. »

Valkeyrie n'était plus aussi certaine de vouloir entendre la finalité de toute cette affaire, à présent. Elle se sentait néanmoins offusquée que le pouvoir en place se soit permis de mettre sous scellé un évènement suffisamment gravissime pour justifier que tout un peuple parte en guerre. Rien d'étonnant à cela, cependant… La gérance de l'ancien Cénacle avait été des plus troubles, pour le moins… Elle se doutait bien que nombre d'obscurs secrets s'étaient vu engloutis et broyés par les rouages des mécanismes de la machinerie politicienne. Cette idée l'écœurait comme au premier jour, et elle se sentait toujours gagnée par cette étrange impression de souillure profonde, une crasse enfouie dans les moindres interstices de son corps et de son âme… Exactement comme lorsqu'elle avait fait la rencontre de Killian, et que celui-ci lui avait démontré ce qu'était réellement le Cénacle et les institutions qui le composaient, le Consortium en tête. Ce jour-là, elle avait bien cru devenir folle. Sa réaction serait-elle de la même envergure, aujourd'hui ? A cette idée, elle eut envie de stopper les propos laconiques, quoiqu'un peu craintifs, du lieutenant Dairn… Mais ne put que se mordre les lèvres, tandis qu'il lui délivrait la fin de son récit.

« — Les employés de notre ambassade à Versace n'ont jamais regagné Otonomah. »

Un frisson incontrôlable parcourut le pelage de la lapine à l'audition de cette phrase lâchée sur une note de froideur coupable. Dairn n'avait pas eu la force de la regarder en face en délivrant cette vérité. Valkeyrie sentit ses oreilles se plaquer dans son dos, et d'une patte tremblante, elle vint nerveusement en caresser la courbure.

« — Qu… Que s'est-il passé ? » demanda-t-elle, sans réellement avoir envie de le savoir, en vérité.

« — L'Empereur Delbaz n'a guère apprécié notre soutien affiché à Glamdrem… Et pour nous faire comprendre sa… déception… » l'inflexion de dégoût qu'il imprima dans ce mot voulait tout dire quant au ressentiment qu'il éprouvait à l'égard du dirigeant de Krivolt. « Il a fait capturer les membres de l'ambassade, alors sur le départ. Et il a ouvert une Grande Chasse publique… Dont ils furent le gibier. »

Instinctivement, la lapine plaqua ses deux pattes contre sa bouche. Dire qu'elle était horrifiée par le sort subi par ces comparses malchanceux aurait tenu de l'euphémisme. Cet acte barbare lui semblait d'une cruauté presque perverse… Traiter ainsi ces innocents, les renvoyer à l'état de conditionnement primitif qui caractérisait leur nature… Celles de victimes et de proies… Il y avait difficilement moyen de faire preuve de plus de cruauté à l'égard d'un urksa.

« — Les restes de la Curée… Ce que leurs chiens avaient bien voulu épargner… a été expédié à Otonomah, à l'attention du Cénacle, accompagné du bon vouloir de l'Empereur Delbaz. Voilà le genre de nation qu'est Krivolt. Voilà le genre d'homme qu'est leur Empereur. »

Valkeyrie aurait aimé pouvoir répondre quelque chose, manifester sa désapprobation, exprimer son horreur, mais les mots restaient bloqués au creux de sa gorge nouée par l'effroi. Certes, ces évènements remontaient à près de vingt ans… Mais leur éloignement dans le temps n'en diminuait aucunement l'impact, à ce jour.

Ne s'offusquant guère de son trouble, qu'il jugeait totalement compréhensif, le lieutenant Dairn poursuivit :

« — C'est pour cette raison que de parler de Krivolt en présence de nos soldats pourrait être malvenu, vous comprenez ? C'est un peu comme évoquer le croque-mitaine… Je ne dirais pas que ça porte malheur, mais ce qui est certain, c'est que ça ne vous apportera guère de chance. »

« — Dairn… J'ai clairement entendu des membres de l'ambassade discuter à propos de Krivolt la nuit dernière… D'accords passés avec l'Empereur auprès d'un tiers, qui devait avoir les « pattes libres » à propos de quelque chose… De choses pour lesquelles le gouvernement de Krivolt aurait donné son aval. »

A peine eut elle prononcé ces mots qu'elle les regretta. C'était un pari risqué que de s'ouvrir ainsi, en toute honnêteté, à un individu dont elle ne connaissait presque rien… Et qui aurait très bien pu être l'un des individus dont elle venait de lui révéler l'existence, en définitive. Elle jouait un jeu dangereux, mais après ce qu'elle venait d'apprendre, il lui était totalement impossible de se raisonner. Elle avait besoin de réponses… Mais surtout d'un appui, un soutien quelconque… N'importe quoi. Par les dieux, elle aurait aimé avoir Ziegelzeig auprès d'elle en cet instant. Tout lui aurait semblé tellement plus simple.

« — Vous êtes certaine d'avoir bien entendu ? »

La question posée par Dairn, sur un ton aussi sérieux qu'implacable, lui fit comprendre qu'au moins il ne prenait pas cette information à la légère.

« — J'ai été tirée de mon sommeil en sursaut… Je n'ai perçu que des bribes de la conversation… Mais je suis certaine que je ne les ai pas rêvées, et encore moins extrapolées. »

« — Et le sens que vous leur portez… Est-il clair et fondé ? Ou bien ce sont les conclusions que vous-même en tirez ? »

On y revenait, une nouvelle fois… La même interrogation que lui avait confronté Spalmax le matin-même, et à laquelle elle n'avait pu fournir de réponse satisfaisante. Non, bien entendu, elle n'avait aucune certitude par rapport à ça. Il demeurait tout à fait possible qu'elle ait tiré un sens détourné d'une conversation dérobée, dont elle ne pouvait comprendre la nature exacte, et qui aurait pu avoir une signification totalement anodine si elle avait été en mesure d'en percevoir l'intégralité. Mais elle ne pouvait faire taire son instinct, et l'impression néfaste qui l'avait gagné lorsqu'elle avait entendu ces quelques propos échangés dans le voile dissimulateur de la nuit.

« — Malheureusement, je n'ai aucune certitude… Je n'en ai pas entendu assez pour ça… »

Elle attendait à présent le jugement fatal qui allait tomber comme un couperet, et la ferait passer pour la deuxième fois dans la même journée pour une alarmiste paranoïaque… Spalmax s'était montré courtois et avenant dans sa manière d'expliciter la problématique. Mais son argumentaire revenait au final à essayer de la persuader que le seul coupable dans cette triste affaire demeurait son imaginaire débordant, mis à rude épreuve par le stress inhérent à leur mission, ainsi qu'à la fatigue et l'inconfort du mode de vie précaire qui était à présent le leur. Elle n'avait guère été convaincue par des prétextes qui lui semblaient tout juste bons à se voiler la face… Pour une raison qui lui échappait totalement, elle avait le sentiment que le Grand Ordonnateur avait une confiance aveugle en chacun des membres composant le groupe de dignitaires de l'ambassade. Sans doute parce qu'il les avait lui-même trié sur le volet, et que le fait de douter de leur intégrité revenait au final à remettre en question sa propre capacité à voir clair dans le nouveau Cénacle, qu'il s'imaginait certainement vierge de toute corruption… Comment lui jeter la pierre, après tout ? Il avait été l'un des artisans majeurs de la reconfiguration des lignes politiques après les évènements du Grand Chronographe. Il avait foi en un système qu'il avait lui-même éprouvé. Valkeyrie espérait seulement que cette confiance aveugle ne se substituait pas à une certaine forme de naïveté… Ou pire encore, à de la fierté déplacée.

« — Ce que vous avez entendu est cependant suffisant pour m'inquiéter, personnellement. »

Valkeyrie sentit une pression énorme se relâcher contre son cœur, et eut l'impression de flotter, l'espace d'une seconde. Elle crut qu'elle allait s'effondrer au sol, tant cette impression de soulagement lui sembla étourdissante. Il lui fallut quelques secondes pour se remettre de son émoi, et Dairn les lui accorda bien volontiers, ajoutant même un sourire face à l'expression béate de son interlocutrice.

« — Oh, merci lieutenant… J'avais l'impression de devenir folle… »

« — Dans l'absolu, je ne peux pas dire que la situation soit concrètement alarmante. Nous avons trop peu d'éléments pour en juger. » contrebalança-t-il néanmoins dans un mouvement de tempérance qui découlait plus de sa retenue toute militaire que d'une tentative de rétropédalage. « Mais je comprends aisément que cela puisse vous perturber. »

« — Je dois vous avouer que c'est encore pire, maintenant que vous m'avez appris toutes ces choses à propos de Krivolt. »

Le furet secoua la tête, comme pour exprimer un désarroi quelconque, et écarta piteusement les bras.

« — J'aimerais pouvoir vous aider plus efficacement, mais je suis un peu démuni. Je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire pour y voir plus clair. »

« — A vrai dire, j'ai eu le temps de réfléchir à la question… » avança Valkeyrie sur une note plus basse, tout en jetant un regard circulaire tout autour d'elle. Bien entendu, elle avait passé une bonne partie de la nuit à tourner et à retourner la situation dans son esprit enfiévré. « Il y avait visiblement un message qui transitait, apportant des nouvelles de Krivolt, ou d'ailleurs… Impossible d'en avoir la certitude. »

« — Peu de chance qu'on mette la patte sur un tel message, si c'est le cas… M'est avis qu'un élément aussi compromettant aura été détruit dans la foulée, s'il existe. »

« — Je me doute bien que je ne risque pas d'en prendre connaissance de sitôt. » concéda Valkeyrie, qui ne voulait pas en venir là, de prime abord. « Mais comment a-t-il été transmis ? Nous étions en pleine lande sauvage… Pas d'habitations à proximité, rien… Ce message est bien venu de quelque part, non ? »

Dairn pesa sérieusement la question pendant plusieurs secondes, tout en prenant une mine réflexive. Valkeyrie voyait s'approcher les hautes murailles de Damarcis… Bientôt, leur conversation serait interrompue par l'arrivée du convoi à destination… Et elle avait besoin de réponses pour avancer dans ses propres investigations. Elle savait que presser le furet ne ferait en rien avancer les choses, mais elle bouillonnait d'impatience, ce qui se manifestait physiquement par de petits tressaillements qui agitaient nerveusement son museau.

« — Deux possibilités. » lâcha finalement Dairn. « Soit le message a été délivré au moyen d'un volatile dressé… Ce qui me semble assez improbable, vu que nous n'avions pas précisé où nous marquerions l'arrêt pour la nuit… Soit il a été transmis par relai télégraphique au moment où nous avons fait cette courte halte à Brisevaive, en fin d'après-midi. »

« — Bon sang… » maugréa Valkeyrie. « Je m'étais assoupie, à ce moment-là. »

« — Vous auriez été réveillée que cela n'y aurait rien changé… » répondit ironiquement Dairn, qui espérait ainsi contrebalancer ce qu'il comprenait comme une sorte de sentiment de culpabilité ouvertement affiché.

« — Comment fonctionnent ces relais télégraphiques ? »

Le lieutenant ne put refreiner un sourire face à l'attitude toute à la fois téméraire et volontaire affichée par la lapine.

« — Nous avons une caravane de transmission / réception, à l'arrière du convoi. Nous la raccordons aux bornes télégraphiques des villes et hameaux que nous traversons, pour peu que ceux-ci en disposent. Cela nous permet de rester en contact avec Otonomah, et avec nos forces armées à Shadowrift. »

« — Et les télégraphes sont conservés, sous une forme ou une autre ? »

Dairn acquiesça vaguement. Il ne saisissait pas trop pourquoi ces informations emballaient à ce point la lapine, mais il était heureux de la voir un peu plus positive.

« — Oui. Nous gardons une version de chacun d'entre eux, sur copie carbone… Mais cela m'étonnerait fort qu'on ait laissé la moindre trace d'un message compromettant, si vous voyez ce que je veux dire. »

« — Je n'ai pas d'autre piste pour l'instant, Dairn… J'ai besoin d'en avoir le cœur net. »

Le furet poussa un léger soupir désapprobateur et secoua la tête, ne pouvant restreindre le sourire qui lui gagnait le museau.

« — Bien. Je ne devrais pas… Mais si ça peut vous soulager ne serait-ce qu'un peu, ou apaiser vos craintes d'une manière ou d'une autre, je vous conduirai jusqu'à la caravane télégraphique dès que possible. »

« — Ne pouvons-nous nous y rendre dès maintenant ? » le pressa Valkeyrie d'une voix quelque peu impatiente.

« — Pas dans l'immédiat, non. » déclara Dairn en faisant un petit mouvement du museau vers l'avant. « Nous arrivons à Damarcis, et nous devrions regagner nos places respectives, à présent. »

Le lieutenant urksa était dans le vrai. Toute enjouée qu'elle avait été par les dernières bribes de la conversation, Valkeyrie n'avait même pas remarqué que la procession de l'ambassade avait amorcé la décente du vallon en pente douce qui ouvrait sur une courte étendue de steppe, au bout de laquelle se dressaient les mornes et sombres portes de la cité de Damarcis. La lapine remarqua immédiatement le fait que celles-ci étaient verrouillées… La douve était à sec, et si le pont levis n'avait pas été relevé, de lourdes grilles de fer barraient néanmoins l'entrée des faubourgs, desquels on ne pouvait rien distinguer, car de hautes portes de bois de noyer venaient renforcer l'hermétisme complet de la citadelle.

« — Est-ce normal que les portes de la ville soient closes ? » s'enquit Valkeyrie d'un ton curieux.

« — Non. » répondit simplement Dairn, avant de tourner les talons d'un geste empressé pour rejoindre le corps décisionnaire des soldats assurant la protection du groupe de l'ambassade. Visiblement, quelque chose clochait, et il avait des mesures à prendre.

D'un mouvement lent, Valkeyrie fit volte-face et avança doucement vers la roulotte qu'elle occupait habituellement, la laissant tranquillement remonter jusqu'à elle avant de prendre appui sur le marchepied, et de pénétrer à l'intérieur.

L'attention de Spalmax et de l'ambassadrice Samarca se portèrent immédiatement sur elle… Dandra, quant à elle, était profondément endormie, sa tête reposant contre la fenêtre latérale du véhicule. Elle somnolait déjà au moment où la lapine avait manifesté son envie de prendre un peu d'air… Elle n'aurait même pas conscience des quelques mésaventures vécues par son amie au cours de la dernière demi-heure. Valkeyrie lui envia l'espace d'un instant le sommeil apaisant dont elle bénéficiait. Dandra semblait douce et calme, dans cette configuration, et très féminine. Nul doute que cet aspect de sa personne, en contraste total avec le tempérament de feu qui l'animait lorsqu'elle était éveillée, avait su charmer Spalmax, d'une manière ou d'une autre… C'était clairement perceptible à la façon dont il la contemplait, un vague sourire au coin des lèvres… Valkeyrie elle-même avait déjà surpris plus d'une fois Ziegelzeig l'observer de cet air étrange, à la fois satisfait et attendri, alors qu'elle somnolait silencieusement entre ses bras.

« — Ce bol d'air frais vous a-t-il soulagé un tant soit peu ? » s'enquit finalement Samarca de sa voix chantante, tirant la lapine de ses pensées cotonneuses et réconfortantes. « Vous aviez l'air vraiment affectée, toute à l'heure, en quittant notre compagnie… Je me suis fait du souci, je dois vous l'avouer. »

« — Merci pour votre sollicitude, Samarca. J'apprécie, vraiment. Mais je me sens mieux, maintenant. »

« — C'est une bonne chose. » conclut la biche, sur une note de soulagement sincère.

Valkeyrie ne prit néanmoins pas la peine de reprendre place sur la banquette à ses côtés et, se tenant toujours dans l'encadrement de la portière, tourna son attention vers Spalmax, tout en prenant une expression plus concernée.

« — Il y a un problème, Spalmax. Les portes de Damarcis sont closes. »

L'expression effarée du Grand Ordonnateur valait mille mots… Encore une fois, les choses ne se passaient pas comme prévu, visiblement. Il se dressa sur ses pattes, son mouvement un peu brusque tirant Dandra de son sommeil. La loutre, les yeux à demi ouverts et un filet de bave s'écoulant de ses babines retroussées, maugréa quelques paroles incompréhensibles, avant de secouer la tête. Spalmax ne prit pas le temps de lui expliciter la situation, et descendit de voiture à la suite de Valkeyrie. Samarca, pour sa part, se contenta de se pencher à la fenêtre située de son côté de la roulotte, pour vérifier les dires de Valkeyrie… Voyant que ceux-ci se confirmaient, elle fronça les sourcils, visiblement dépitée.

A peine Spalmax eut il fait deux pas hors du véhicule que le Seyber du capitaine Stiryon arrivait à son niveau. Valkeyrie ne put réprimer un mouvement d'effroi au moment où le reptile bipède au collier de plumes colorées se cambra à ses côtés, en poussant un mugissement réprobateur, avant de refermer sa puissante mâchoire sur les mors qui lui entravaient la gueule.

Stiryon descendit de selle, les lourdes plaques de son armure ouvragée s'entrechoquant à ce mouvement brusque, puis il tourna son visage équidé en direction du Grand Ordonnateur. Le zèbre avait l'air soucieux.

« — Je voudrais que vous restiez en retrait, messire Spalmax. » lâcha le capitaine de sa voix froide et monocorde. Cette demande intransigeante tenait plus de l'ordre impérieux qu'autre chose, mais les membres de l'ambassade s'étaient vite accommodés du « style » très personnel de Stiryon.

« — Ils étaient prévenus de notre arrivée. » précisa le chat d'un air renfrogné. « Et même sans ça, il n'y a aucune raison pour que les portes soient fermées à cette heure de la journée. Damarcis est une ville commerciale… En règle générale, le passage est toujours ouvert. »

« — Mais pas aujourd'hui. » répondit sèchement le zèbre, avant de glisser une patte prudente en direction du pommeau de son épée. « Et tant que nous ne saurons pas pourquoi, je vous prierai de rester derrière moi. »

Spalmax secoua vaguement la tête, tout en poussant un soupir désapprobateur. Il savait pertinemment qu'il ne servait à rien de discuter les injonctions du capitaine, mais ça ne les rendait pas agréables à entendre pour autant. Le chat détourna la tête et croisa le visage intrigué de Valkeyrie, qui se concentrait visiblement sur les portes de la cité. Captant son mouvement oculaire, elle tourna les yeux vers lui à son tour. Spalmax dû y lire quelque chose de particulier, car il fut gagné d'un léger hoquet d'hésitation, avant de bredouiller d'une voix maladroite.

« — Ecoute, Val… Par rapport à ce matin, je… »

Bien qu'elle fût heureuse de voir son ami aborder le sujet de lui-même, la lapine capta un mouvement venant du côté droit, et constata que Samarca descendait à son tour de la roulotte. Elle n'avait rien de particulier à l'encontre de la biche, mais dans la situation actuelle, elle préférait minimiser au maximum le nombre d'individus au courant de ce qu'elle pouvait avoir entendu, bien malgré elle, au cours de la nuit passée.

« — Pas maintenant, Spalmax. Nous en parlerons plus tard, d'accord ? » répondit-elle sur le ton le plus avenant qu'elle parvint à ménager… Mais en dépit de ses efforts, elle saisit le mouvement de déception dans l'expression du chat, et craignit de l'avoir blessé. Elle ne voulait pas qu'il puisse penser qu'elle lui en voulait… Même si en vérité, c'était un peu le cas. Mais ils auraient le temps de traiter la question à tête reposée. A présent, d'autres impératifs se pressaient devant eux. Le plus contraignant prenant la forme des portes closes de la cité qu'ils se devaient de franchir pour poursuivre leur route.

Stiryon se montra efficace, comme à son habitude. Il fit rassembler son unité d'élite, menée par le lieutenant Dairn, et affecta deux gardes à l'escorte personnelle de chacun des membres de l'ambassade qui se portèrent volontaires pour aller aux devants des portes de Damarcis pour s'enquérir auprès de ses maîtres des raisons les ayant poussé à bloquer la voie. Etrangement, Dandra ne se montra pas particulièrement désireuse de faire partie de ce groupe d'approche, et resta en retrait… Une dizaine d'ambassadeurs furent invités à se joindre à la procession, dont Spalmax et Valkeyrie. Quelques minutes seulement après, le petit groupe lourdement militarisé s'élança sur la route, pour parcourir à pieds les deux cent mètres qui les séparaient encore du pont-levis de la ville.

Au bout de quelques pas seulement, Valkeyrie les vit, et se crispa… A mesure qu'elle s'en approchait, et que leurs formes, leurs contours, leur aspect, l'horrible véracité de leur condition, se confirmaient à ses yeux, l'horreur qu'elle ressentait ne fit qu'aller croissante, jusqu'à devenir presque insoutenable. Tout autour de la route, des silhouettes immobiles se dessinaient. Si dans le lointain, elles avaient pu passer pour de vagues rochers, la réalité de ce qu'elles figuraient manifestait une toute autre vérité, bien plus atroce… Mystérieuse, et angoissante.

Des statues à l'agonie. Figée dans un ultime élan d'horreur. Leurs visages contractés dans la plus atroce manifestation de souffrance. Leurs mains amaigries resserrées autour de leurs cous étirés, en quête d'air, tandis qu'elles happaient vainement le vide, dans une tentative effrénée, et visiblement insurmontable, de respirer. Les bouches étaient tordues, les langues pendantes par-dessus des mâchoires disloquées par la douleur… Et ces yeux de pierre, écarquillés, révulsés, manifestant une souffrance trop réelle et trop concrète pour qu'elle ait put être burinée par la main de l'homme… Qui aurait pu vouloir sculpter de telles atrocités, de toute manière ?

Plus ils s'approchaient de la ville, dans un silence équivoque qui exprimait l'angoisse latente précédent le deuil, plus les statues apparaissaient nombreuses. Elles envahissaient à présent la route, entravaient le passage. Effondrées à même le sol, nervurées et zébrées d'étranges réseaux sombres et pulsants, semblables à des veines malades, elles s'étaient figées dans des postures rampantes, leurs doigts crochus enfoncés dans le sol, les ongles arrachés par un ultime effort de traction… Il y en avait de tous âges, hommes comme femmes, enfants adultes et vieillards… Et toutes semblaient s'être arrêtées dans l'instantané de leur trépas. Bien trop réaliste pour de la pierre… Trop répugnant, aussi. La chair sculptée semblait encore chaude d'apparence, presque molle, toujours maladive. Et les statues figurant les corps s'entassaient finalement… Les êtres apparaissaient comme s'étant effondrés les uns au-dessus des autres, empilement cadavérique des plus macabres. Une vision d'horreur. Un charnier devenu solide. Le trépas, figé dans la pierre. Par la pierre. L'œuvre d'un fou, ou d'un démon.

Les grilles étaient abaissées, et certaines statues avaient passées leur bras au-travers, ces-derniers se tordant sous l'effet d'une souffrance bloquée à jamais dans les méandres de l'éternité. Elles semblaient supplier qu'on les laissât entrer… Que les portes s'ouvrent pour elle, et les libèrent d'une agonie apparaissant comme insoutenable. Il demeurait un éclat presque brillant de vie dans leurs regards pourtant dénués d'existence. A défaut de pouvoir rationnaliser ce qu'elle avait sous les yeux, Valkeyrie avait envie de hurler, et de s'enfuir à toutes jambes. Les portes de Damarcis étaient fermées pour une bonne raison… Une malédiction était à l'œuvre ici.

« — Capitaine Stiryon… » maugréa finalement Spalmax, dont la voix peinait à dissimuler l'angoisse sourde qui s'y dissimulait. « Peut-être devrions nous faire demi-tour… Passer par un autre chemin… Tout ceci ne me dit rien qui vaille. »

« — Nous procéderons ainsi si nous y sommes contraints, Grand Ordonnateur. Nous avons des délais à respecter, si nous voulons pouvoir porter assistance à nos camarades, à Shadowrift. »

Le pragmatisme du zèbre appelait à la raison, et Valkeyrie se cramponna à cette idée, aussi glaciale et détachée fût-elle, pour se détacher de l'angoisse incontrôlable qu'elle ressentait à avancer au milieu de ces corps de pierre, qui semblaient tourner vers elle des regards suppliants, tendre dans sa direction ces mains en quête d'un réconfort, d'un appui, d'une aide providentielle… Qui jamais n'était venue, et jamais ne viendrait.

Ils stoppèrent leur progression à quelques mètres de la grille de la cité… Impossible d'approcher d'avantage, avec toutes ces statues mortuaires obstruant la voix. La concentration était plus qu'impressionnante aux portes de la ville… La haute grille de fer disparaissait totalement à sa base, engloutie sous la masse répugnante de corps entassés, crispés et entrelacés, tout à la fois entre eux, mais également dans les maillages métallique de la herse.

Stiryon avança au maximum, ignorant totalement la présence des corps figés qui se s'entassaient à quelques centimètres de lui. Il s'en serait servi comme marchepied que cela n'aurait pas surpris Valkeyrie… Au-delà de l'horreur qu'aurait été pour elle un tel acte, la seule idée d'entrer en contact avec ces macchabées de pierre (elle ne pouvait leur reconnaître l'appellation artistique de « statues »), lui donnait la nausée.

« — Je suis le capitaine Stiryon, de la Garde Sénatoriale d'Otonomah, responsable de la sécurité de l'ambassade urksa, en provenance du Kantor. Je demande à parler à un responsable de la cité de Damarcis, ou à défaut, à la moindre personne qui sera en mesure de traiter à rang égal avec moi. »

Pendant un long moment, il n'y eut aucune réponse. Seul le vent froid balayant mollement la steppe semblait à même de briser le silence pesant et mortifère qui conditionnait l'atmosphère détestable des lieux. Alors que le capitaine allait renouveler sa requête, sur un ton plus ferme et d'une voix plus forte, un pas traînant se fit entendre, en provenance de l'autre côté… D'un seul coup, une petite trappe s'ouvrit au centre de la haute porte, et un visage d'une maigreur maladive, aux joues creusées et ruisselant de sueur, se présenta derrière l'ouverture. Il scruta les urksas qu'il avait sous les yeux d'un œil curieux, avant de pousser un léger soupir, qui se termina par une quinte de toux grasse.

« — Qu'est-ce-que vous voulez ? » maugréa l'homme, tout en peinant à recouvrer son souffle.

« — N'est-ce pas évident ? » répondit cyniquement Stiryon. « Nous avons prévu de transiter par votre cité pour nous engager sur la route royale à destination de Grandsiège. »

« — Pas possible. » se contenta de répondre le portier, sur un ton détaché, et légèrement moqueur.

Le capitaine poussa un soupir frustré, comme s'il lui en coûtait de devoir en arriver à ça, et porta sa patte à la sacoche qui bardait son ceinturon d'officier, avant d'en extraire l'accord de transit signé de la main de Selios III, qui leur accordait l'autorisation de circuler librement sur les terres de Glamdrem.

« — Ce décret que nous a fait parvenir votre souverain devrait rendre la chose faisable, n'est-ce pas ? Nous avions informé votre gouvernance que nous passerions un jour à Damarcis, avant que notre ambassade ne se sépare. Une partie vers la route des côtes, l'autre sur la route royale. »

« — Les décrets n'ont plus court en cas d'infection généralisée… Si vous voulez entrer à Damarcis, c'est la mort qui vous attend. La Malepierre nous ronge tous, ici… Passez votre chemin, ou soyez maudits. »

Ayant lâché ces mots sur le ton le plus intransigeant qu'il lui était possible de ménager, dans l'état pourtant déplorable qui le caractérisait, l'homme rabattit le volet de la petite trappe, et avant que Stiryon ait eu l'occasion de rétorquer quoique ce soit, son pas claudiquant se faisant déjà entendre, s'éloignant de l'entrée de la ville.

« — Que fait-on alors ? » s'enquit Spalmax en secouant la tête. « On ne va tout de même pas forcer le passage. »

« — Hors de question qu'on passe par là. » rajouta Valkeyrie, avant de tendre la patte vers les corps figés qui s'agglutinaient partout autour d'eux. « Cette chose… C'est un fléau… Comment se fait-il qu'on n'ait rien su de tout ça ? »

« — La Malepierre est un mal qui ronge Glamdrem depuis des années. » explicita le lieutenant Dairn, sous le regard réprobateur de son supérieur. « Mais j'avoue que je n'avais jamais entendu dire que la chose ait pu prendre de telles proportions. »

« — Trêve de bavardages. » coupa impétueusement Stiryon, avant de jeter un coup d'œil le long des remparts de la cité. « Nous n'avons qu'à contourner la ville. »

« — Vous avez vu l'état du terrain ? » contesta immédiatement Spalmax sur un ton impatient, qui manifestait un état de nervosité et d'inquiétude qu'il avait du mal à contenir. « Votre Seyber passera aisément… Mais les roulottes et les caravanes seront enlisées au bout de vingt mètres. Nous sommes obligés de transiter par les routes. »

Le Grand Ordonnateur avait entièrement raison, et le capitaine le savait pertinemment. Il ne le reconnaîtrait pas, bien entendu, mais au moins cela eut le mérite de lui clouer le bec pendant quelques secondes. Peu importait aux yeux de Valkeyrie… La seule chose qu'elle désirait était de se trouver loin, très loin d'ici… Hors de portée, mais surtout de contact, de ces terrifiantes sculptures humaines. Elle ne savait rien de la Malepierre, mais son imagination n'avait aucun mal à lui faire figurer ce dont il pouvait bien s'agir… C'était on ne pouvait plus clair, d'ailleurs.

« — Bien. » finit par lâcher Stiryon après s'être entretenu brièvement avec quelques-uns de ses plus proches soldats. « Rejoignons le reste de l'ambassade. Nous allons planifier un itinéraire alternatif. »

Valkeyrie accueillit la proposition avec un soulagement non feint… A mesure qu'ils s'éloignaient de la ville, et de la macabre découverte qu'ils y avaient fait, elle parvenait peu à peu à recouvrer son calme, tout en veillant à chasser de son esprit les expressions agonisantes des trépassés, à jamais figés dans leur dernier souffle.

« — Je suis désolé pour ça, Val… » finit par lâcher Spalmax, qui était resté silencieux jusqu'à présent, et avançait d'un pas lent et dépité à ses côtés.

« — Pourquoi ? » demanda-t-elle. « Tu n'y peux rien. »

« — Tu sais bien ce que je veux dire. »

La lapine acquiesça doucement, avant de secouer la tête, obligeant tant bien que mal ses oreilles à se redresser, afin de lui donner une allure un peu plus vaillante.

« — Je comprends, Spalmax… Ta situation ici est plus que complexe. Je ne peux pas accaparer tout ton temps avec mes problèmes. »

« — Ne crois pas ça. » répliqua immédiatement le chat en tournant vers elle un visage concerné. « Tes inquiétudes sont légitimes. »

« — Ne dis pas ça juste pour me remonter le moral. Je… Je vais bien. »

Spalmax n'était pas plus dupe qu'elle-même, et comprit sans mal qu'elle venait de lui mentir de manière éhontée.

« — Les choses vont de travers, Val. La situation à Damarcis ne date pas d'hier… La Malepierre, arrivée à un tel stade de progression, prend bien plus de temps. Cette cité est condamnée depuis des mois, sans doute… Et on ne nous en a rien dit. Pas la moindre information n'est remontée jusqu'à nous. »

« — Tu crois qu'on essaie de nous faire perdre du temps ? »

« — Si c'est ce qu'ils cherchaient à faire, alors c'est réussi… »

La lapine se montra hésitante face à la formulation que venait d'employer son ami. Elle demeura silencieuse quelques instants, avant de finalement s'en faire l'écho, sur un ton plus bas.

« — Ils ? »

Il n'y avait pas vraiment de réponse adéquate à formuler. Après tout, il n'en savait pas plus qu'elle… Mais s'il était parvenu à délayer le problème jusqu'à présent, il apparaissait malheureusement de plus en plus concret. Spalmax poussa un soupir de frustration, avant de tourner à nouveau le regard vers elle.

« — Je vais tenter de creuser la question, et je te tiens au courant, d'accord ? »

« — D'accord… Et… A personne d'autre, pas vrai ? A part Dandra, peut-être ? »

« — Je préfère éviter, pour le moment. » répondit-il sur un ton plus rieur. « Elle serait capable de passer de tente en tente et d'effectuer des fouilles au corps, si je lui parle de de nos suspicions quant à l'intégrité des membres de l'ambassade. »

A cette déclaration, qui prenait un sens terriblement concret maintenant qu'il l'avait formulée à voix haute, Spalmax prit conscience qu'il s'était voilà la face jusqu'à présent, et que, quand bien même il l'aurait espéré, les choses ne se dérouleraient pas comme prévu… Il n'aurait pas fallu plus de deux jours pour que tout aille de travers.

« — Bon sang ! » maugréa-t-il d'une voix dont il ne parvenait plus à contenir la frustration. « Je n'arrive pas à y croire. »

« — Spalmax… Tu sais qu'il y a tout un tas de personnes ici sur lesquelles tu peux compter. »

« — Et sur certaines autres, beaucoup moins visiblement… »

« — Nous n'en sommes pas certains. » bredouilla la lapine, tentant de faire bonne figure. Elle avait l'impression étrange que les rôles s'étaient soudainement inversés, ironie que ne manqua pas de relever Spalmax.

« — Ne dis pas ça juste pour me remonter le moral. » lâcha-t-il d'un ton joueur, faisant écho aux propos qu'elle avait elle-même tenus, quelques instants plus tôt.

A défaut de faire avancer la situation, ces paroles eurent au moins le mérite de les faire rire un peu, et de chasser un peu plus loin les méandres angoissants du tableau macabre au sein duquel ils s'étaient tous les deux tenus, une dizaine de minutes auparavant, et qui semblait se faire l'annonciateur d'un bien sinistre destin.


Les discussions quant aux dispositions à tenir face aux évènements imprévus de la journée occupèrent une bonne partie de la fin d'après-midi. Valkeyrie, dépitée au plus haut point, s'était finalement installée en bordure de la caravane, sur le marchepied d'une roulotte transportant le nécessaire de première utilité quant au confort tout relatif, mais néanmoins indispensable, de l'ambassade. De ce qu'elle pouvait en percevoir, les discussions semblaient particulièrement animées. La plupart des ambassadeurs s'étaient finalement mêlés à la conversation, bien qu'ils n'y aient pas été ouvertement invités, et les arguments avaient bien vite pris la tournure d'un débat enfiévré, où chacun pensait détenir le secret de la meilleure conduite à tenir. Entre les multiples itinéraires alternatifs proposés par les uns et les autres, donnant l'impression que chaque urksa en présence était soudain devenu un expert de la topographie des routes secondaires de Glamdrem (bien que la plupart d'entre eux n'y ait même encore jamais mis les pattes, deux jours auparavant), et les remises en question vis-à-vis de la sécurité et de la préparation même du voyage, ainsi que toutes les interrogations sous-jacentes et légitimes qui pouvaient gagner chaque personne en présence, la discussion avait finalement pris la forme d'un marasme bruyant dont rien de positif ne pouvait ressortir, et qui ne mènerait qu'à une perte de temps phénoménale.

Toute somnolente en raison du manque de sommeil dont elle souffrait, Valkeyrie gardait ses pensées focalisées sur les éléments qui lui semblaient prédominants dans sa propre quête pour la vérité. Elle n'avait qu'une hâte, c'était de voir la procession se remettre en route afin de pouvoir être guidée par le lieutenant Dairn jusqu'au véhicule contenant le matériel de transmission télégraphique, ainsi que les fameuses sauvegardes sur copie carbone. Même si, en définitive, après sa conversation avec le furet, et tout ce qu'elle y avait appris d'atroce concernant l'empire de Krivolt et son effroyable dirigeant despotique, elle n'était plus si certaine que cela d'avoir envie de fouiner d'avantage dans des secrets qu'elle redoutait de voir devenir trop concrets.

« — On a du mal à croire que tout ceci a été officiellement organisé, pas vrai ? »

Valkeyrie sursauta à l'audition de cette voix maussade et légèrement moqueuse qu'elle reconnut comme étant celle de Dandra, bien avant d'avoir tourné la tête vers la loutre qui se tenait à présent à ses côtés, adossée à la paroi de la roulotte. Perdue dans ses pensée, ou sujette à un épuisement trop important, la lapine ne l'avait même pas entendue approcher.

« — Tu veux dire… Par rapport à l'itinéraire ? » questionna Valkeyrie avec détachement.

« — Si ce n'était que ça… » soupira la loutre en secouant la tête. « Je parle de l'ensemble de cette mission diplomatique. »

« — Nous avons toutes deux œuvrées à l'organisation de ce bazar, tu sais… Difficile de mettre qui que ce soit en cause sans nous blâmer avec. »

Dandra poussa un ricanement dédaigneux avant d'hausser les épaules.

« — Je cherche pas à me déresponsabiliser… » lâcha-t-elle finalement. « Seulement, toi comme moi avons l'excuse de l'inexpérience. On pensait naïvement que tout se passerait bien, mais personne ne semblait avoir pris en considération le fait que nos éventuels futurs alliés étaient eux-mêmes dans la panade. »

Difficile de penser le contraire, lorsque la vision horrible de ces corps figés dans un ultime moment d'agonie, et rigidifiés dans cette grotesque pose morbide, sans doute pour l'éternité, s'imposait à elle à chaque fois qu'elle osait fermer les paupières un peu trop longtemps. Valkeyrie fut parcourue d'un frisson épouvantable qu'elle ne chercha même pas à dissimuler… Il y avait des choses à ce point traumatisantes qu'on ne pouvait espérer contrôler leurs conséquences.

Cependant, Dandra ne sembla pas y prêter une attention particulière, car son regard obscur restait braqué sur le groupe agité qui débâtait avec véhémence à une dizaine de mètres des deux femelles.

« — Nous sommes accompagnés de soi-disant experts de Glamdrem, pas vrai ? » reprit-elle avec cynisme. « Et aucun d'entre eux ne semblait être au courant que Damarcis avait succombé à la Malepierre… Plutôt curieux, pas vrai ? Surtout si l'on considère le fait que, dès le début, cette grande cité du royaume des Hommes devait servir d'étape primordiale à notre voyage. »

« — Sans doute ne se seraient-ils jamais attendus à ça… Et ils n'ont pas jugé nécessaire de faire ce type de vérification avant le départ… »

Valkeyrie détourna les yeux, honteuse de feindre la carte de l'ignorance et de la naïveté puérile dans le seul but de préserver son amie des craintes nettement plus fondées qui l'agitaient personnellement. C'était dur de lui jouer ce tour là, mais elle le faisait par respect pour la doléance que lui avait fait Spalmax à ce sujet. Elle espérait simplement que Dandra lui pardonnerait ce manque de considération le jour où elle finirait par apprendre tout ce que la lapine lui cachait en ce moment… Elle prendrait certainement très mal le fait d'avoir été mise à l'écart par crainte de ce que son tempérament enflammé risquait de lui faire commettre, si jamais elle apprenait les suspicions conjointes de ses alliés les plus proches. Et elle finirait très certainement par l'apprendre, c'était certain… Elle témoignait déjà des doutes plus que concrets, elle aussi. Ce qui se témoigna d'ailleurs par la réponse ironique qu'elle formula ensuite :

« — Tu crois sincèrement ce que tu dis ? Soit tu es retombée dans tes travers idéalistes, soit tu me caches quelque chose, lapinette… »

Pour la première fois depuis le début de la conversation, Dandra tourna son regard impétueux vers son interlocutrice, qui n'osa pas prendre le risque de lui rendre la pareille, par peur de vider son sac. Elle l'observa ainsi pendant plusieurs secondes, avec une intensité sans cesse croissante, comme si elle pressentait que des éléments intéressants pouvait jaillir sans prévenir, si jamais elle se montrait suffisamment insistante… Mais comme Valkeyrie ne céda pas, elle finit par cesser ce manège, et reporta son attention sur les urksas qui s'agitaient vainement face à elle. La lapine ne put l'observer, mais l'expression de Dandra semblait quelque peu blessée.

« — Si c'était le cas, ce serait de l'irresponsabilité totale… » marmonna-t-elle finalement, tout en croisant les bras sur sa poitrine. « Surtout si l'on prend en considération l'importance de notre mission… Du temps où j'étais dans la Rébellion, jamais Killian ne se serait lancé dans une quête aussi capitale sans s'assurer d'avoir l'intégralité des informations primordiales à la bonne conduite de celle-ci. »

La loutre poussa un léger soupir avant d'incliner la tête, visiblement dépitée.

« — Bon sang… Lui au moins, il saurait quoi faire. Qu'est-ce que j'aimerais qu'il soit là… »

« — Je sais, Dandra… » murmura Valkeyrie, qui ne comprenait que trop bien ce que son amie pouvait ressentir en cet instant. « Je sais… »

Tandis qu'elle prononçait ces mots, le marasme des discussions envenimées qui avait agité, au cours des deux dernières heures, la morne steppe où ils avaient fait halte, se calma quelque peu, tandis que le groupe d'urksas se séparait finalement, chacun s'éloignant dans une direction différente, à l'exception de l'état-major de la garde mené par le capitaine Stiryon, qui restait penché au-dessus d'une table improvisée sur laquelle avait été disposé un ensemble de cartes de la région.

D'un pas lent, la mine fatiguée et les yeux n'exprimant rien d'autre que le dépit le plus profond, Spalmax se dirigeait à présent vers Valkeyrie et Dandra, et stoppa à un mètre d'elles, les pattes enfoncées dans les poches de sa longue veste de voyage.

« — Nous avons finalement pris au bout de plusieurs heures d'interminables et inutiles palabres la décision qui avait été proposée dès la première minute. » lâcha-t-il avec dépit. « L'espace d'un instant, je me suis cru revenu face à l'ancien Cénacle, lorsque les intérêts privés des uns mettait un frein aux propositions de loi les plus logiques… »

« — Comme c'est étonnant. » rétorqua cyniquement Dandra en levant les yeux au ciel.

« — Et en définitive, que fait-on ? » enchaîna simplement Valkeyrie.

« — On contourne Damarcis par le réseau de routes secondaires qui bifurque sur son versant Ouest. On va devoir traverser un certain nombre de hameaux périphériques, mais il y a fort à parier que nous n'y croisions pas âme qui vive. Si la Malepierre a réduit la grande citadelle à néant, les villages qui en dépendent ont certainement été désertés… »

« — Ou ont succombé à la maladie. » poursuivit à sa place la lapine d'une voix éteinte, tout en réprimant à grand mal un nouveau frisson.

Spalmax ne trouva rien à répondre à cela, et se contenta sobrement d'hocher la tête pour répondre par l'affirmative.

« — Bordel, mais qu'est-ce qui se passe dans ce foutu pays ? » lâcha Dandra sur un ton excédé avant de porter un regard foudroyant à son mâle. « Nous venons chercher leur aide, mais tu as vu ce qu'ils affrontent déjà ? La seule chose qu'on risque d'obtenir ici, c'est de se faire contaminer par cette saleté. »

« — Nous savions que la Malepierre rongeait Glamdrem depuis un certain temps déjà… » répondit Spalmax en essayant de faire fi de l'émotion qui le gagnait face à l'emportement de la loutre. « Et je pense que les hautes instances du royaume sont au courant, elles aussi… Ce qui ne les a pas empêchées de répondre favorablement à notre demande de les rencontrer afin de solliciter leur appui. De fait, il faut essayer de leur faire confiance. En dépit de ce que nous avons pu voir aujourd'hui, ils maîtrisent très certainement la situation. »

Bien qu'ayant une tendance naturelle à essayer de se montrer positive en toute circonstance, les évènements de la journée et de la nuit passée n'aidaient pas Valkeyrie à prendre en considération la tentative de son interlocuteur de leur faire croire que tout n'allait pas si mal… Il était trop tard, bien trop tard, pour essayer de se voiler la face.

« — Il est clair que Durgadis a été abandonnée à son sort, Spalmax. » rétorqua la lapine. « Difficile de croire que Glamdrem soit en mesure de nous aider, si la gérance n'est pas capable de secourir son propre peuple. »

« — Bon, qu'attendez-vous concrètement de moi, toutes les deux, hein ? » feula Spalmax avec plus de véhémence, tout en écartant les bras pour prendre une posture plus agressive. Ses yeux plissés par la colère traduisaient très clairement son épuisement psychologique, et il ne faisait plus aucun effort pour tenter de dissimuler la préoccupation profonde qui le rongeait. « Vous voulez quoi ? Qu'on rebrousse chemin ? Qu'on s'en retourne à Otonomah la queue entre les jambes ? Qu'on rejoigne le champ des opérations à Shadowrift en apportant à nos amis notre dépit et nos déceptions en guise de renforts ? C'est quoi le plan ? Dites le moi, sincèrement, parce que je fais de mon mieux, ça oui… Et malgré tout, je sèche. »

Pour le coup, ni l'une ni l'autre ne trouva à y répondre, parce que devant une réalité si ouvertement exposée, il n'y avait en définitive rien à rétorquer. En effet, ils étaient prisonniers d'une mission qu'ils savaient devoir mener à bien pour la sécurité de leur espèce toute entière, et à moindre mesure pour la survie de ceux qu'ils aimaient, et qui luttaient actuellement au front des opérations militaires, à Shadowrift, face à un ennemi des plus redoutables… Mais ils ne pouvaient réprimer l'angoisse latente générée par un ensemble de facteurs, faits et preuves, qui s'amoncelaient sans cesse pour remettre en question jusqu'au bienfondé même de la quête qu'ils poursuivaient. Et ils devaient continuer à espérer, en dépit de tout, qu'ils parviendraient à obtenir gain de cause là où l'accès à leur requête leur semblait de plus en plus impossible, voire dérisoire.

Spalmax jaugea le silence gêné de ses deux interlocutrices pendant encore quelques secondes, avant de finalement ramener ses bras contre lui, et de leur lancer un dernier regard quelque peu blessé.

« — C'est bien ce que je pensais. » conclut-il dans un souffle, avant de tourner les talons pour se diriger vers la table des opérations tout en lâchant avec un détachement froid. « Il est trop tard pour s'engager sur la route secondaire, donc nous resterons ici pour la nuit. »

Gênée de l'accablement qu'elle avait involontairement ajouté à la charge des responsabilités qui reposait déjà sur les épaules de Spalmax, Valkeyrie tourna les yeux vers Dandra, pour juger de l'effet que ces ultimes échanges avaient eu sur elle… Mais ce ne fut que pour voir la loutre de dos, s'éloignant d'un pas lent en direction des roulottes de transport, la tête un peu trop basse.

La lapine avala à sec, avant de reporter son attention vers Spalmax, à la suite duquel elle se précipita, avant de remonter à son niveau.

« — Une idée lumineuse, Val ? » questionna le chat avec cynisme, ce qui fit grimacer son interlocutrice.

« — Non… Mais c'est à propos de la conversation que nous avons eu plus tôt… » amorça-t-elle sur un ton d'inconfort.

« — Je n'ai pas encore eu le temps de rassembler les documents qui pourraient t'intéresser. » répondit Spalmax avec froideur, sans même tourner le regard vers elle. « Si tu peux attendre jusqu'à demain, tu me rendrais service. Les enquêtes internes pour trahison ne sont pas une priorité pour moi, ce soir. »

Ayant lâché ces mots glacials, le chat accéléra vivement le pas, afin de rejoindre le capitaine Stiryon et de se pencher à son tour sur les cartes permettant la planification de l'itinéraire alternatif qu'ils arpenteraient à compter du lendemain. Valkeyrie, pour sa part, demeura figée en retrait, le regard sec perdu dans le vide, l'expression mortifiée et abattue. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule…


La soirée fut morose et terriblement silencieuse, ce qui opérait un contraste saisissant avec l'animation bruyante et hostile qui avait animé le début de soirée. Dans les ténèbres grandissantes de la nuit, les hauts murs de Damarcis formaient une masse noire agressive, aux lignes incertaines, en contrebats de la butée au sommet de laquelle l'ambassade avait monté le campement… Aucune lumière n'illuminait les remparts, et seul le vent incessant balayant froidement la steppe éveillait l'environnement sordide d'une quelconque animation sonore. Les soldats s'étaient regroupés ensemble, fermés et muets, consommant leur ragoût dans une ambiance cérémonielle qui ne leur ressemblait absolument pas. Tout, dans leur attitude distante et leur regroupement serré, faisait comprendre que nul membre officiel de l'ambassade n'était invité à se joindre à eux pour le repas, ce soir. Car tous étaient aux aguets, les armes fixés au ceinturon, et le regard scrutant le vide obscur de la nuit. L'ambiance n'était pas à la réjouissance, et encore moins à la détente. Le capitaine Stiryon avait dû leur remonter sérieusement les bretelles, et leur faire comprendre que leur mission était finalement éminemment plus risquée et imprévisible que ce à quoi ils avaient pu s'attendre au départ d'Otonomah.

De fait, Valkeyrie fut plus ou moins contrainte de dîner sous cette fameuse tonnelle d'apparat qu'elle avait pourtant menacé de démonter avec virulence si jamais on s'avisait de la dresser à nouveau… Quand cela s'était-il produit ? Etait-ce vraiment la veille au soir ? La lapine avait la curieuse et désagréable impression que plusieurs semaines s'étaient écoulées… Tout du moins son corps s'acharnait-il à lui traduire cette sensation au moyen d'un épuisement manifeste. Les yeux lourds et la mine effondrée, Valkeyrie luttait actuellement pour ne pas sombrer la tête la première dans son assiette, ce qui aurait été un désastre, étant donné que celle-ci était encore pleine. La lapine avait à peine picoré son repas. La boule épineuse qui enflait à l'entrée de son estomac ne semblait pas désireuse de la quitter, et encore moins de lui laisser le loisir d'avaler quoique ce soit.

« — Ne vous laissez pas abattre, Valkeyrie. »

Décidemment, elle se laissait surprendre par tout le monde, ce soir, ce qui rendait plus flagrant encore sa préoccupation générale. La voix douce et chantante de l'ambassadrice Samarca eut au moins le mérite de ramener la lapine à la réalité. Cette-dernière tourna un visage interrogateur en direction de la biche qui se tenait à ses côtés, sa propre écuelle fumante entre les pattes.

« — Puis-je vous tenir compagnie un instant ? » questionna-t-elle de ce ton plein de considération dont elle ne se départait jamais.

« — Bien entendu. » acquiesça Valkeyrie, sans témoigner une grande conviction… Ce n'était pas personnel, bien entendu. Elle n'était simplement pas d'humeur. Il n'y avait qu'un seul urksa dont elle aurait accepté avec enthousiasme de partager la compagnie et dont elle aurait apprécié la présence en cet instant, et il s'agissait de son renard, Ziegelzeig… Mais si ça avait été le cas, l'activité au programme n'aurait certainement pas impliqué un simple repas maussade, c'était certain… La lapine se sentit rougir à cette pensée un peu déplacée, en de telles circonstances. Mais son compagnon lui manquait, bien plus qu'elle ne voulait bien l'admettre, et cela se faisait ressentir parfois de biens curieuses manières.

Fort heureusement, Samarca ne sembla rien remarquer du trouble de son interlocutrice, toute occupée qu'elle était à s'attablée dignement, et à disposer son assiette face à elle. Elle en jaugea le contenu d'un œil neutre, avant d'hausser les épaules.

« — Je dois bien admettre cependant que ces rations de campagne ne prête pas vraiment à nous remonter le moral, pas vrai ? »

« — Oh, vous savez… On nous servait bien pire, dans la Milice. » répondit la lapine avec bienveillance, essayant de se montrer de la meilleure compagnie possible, en dépit de son humeur quelque peu dépitée.

« — Vraiment ? Je comprends que vous l'ayez quitté, dans ce cas ! » La biche partit d'un petit rire guilleret, avant de porter une patte à sa bouche, comme si elle réalisait la maladresse de la plaisanterie qu'elle venait de faire. Elle sembla sincèrement confuse, et secoua la tête en grimaçant. « Oh… Pardonnez-moi. Je ne vous ai pas vexé, au moins. »

« — Pas le moins du monde. » la rassura Valkeyrie en toute sincérité. « J'ai laissé cette partie de ma vie derrière moi, à présent. Mais je ne regrette absolument rien. Ni mes dix années de service au sein de la Milice, ni le fait de l'avoir finalement quittée. »

« — C'est une expérience enrichissante, c'est vrai. » acquiesça la biche avec une certaine gravité. « Nous devrions avoir ce regard objectif sur toutes les étapes qui jalonnent notre vie et façonne notre expérience. »

« — Vous en parlez comme si vous l'aviez vécu… Votre expérience d'ambassadrice n'a pas toujours été simple, j'imagine ? »

Samarca poussa un profond soupir et secoua la tête, avant de plonger sa cuillère dans la potée qui remplissait son assiette, avant de la porter à sa bouche. Elle mâchonna calmement, sembla analyser le goût de ce qu'elle dégustait, et avala finalement en émettant une grimace qui en disait long quant à son appréciation du menu du jour.

« — C'est le moins qu'on puisse dire, Valkeyrie… » confirma-t-elle finalement. « Composer avec des cultures qui nous sont parfois diamétralement opposées, que ce soit en terme de vision globale, ou même parfois de valeurs générales, c'est complexe… On ne peut éviter les écueils, et encore moins les erreurs, même quand on cherche à planifier les choses au mieux… »

« — Ce qui s'est produit aujourd'hui… » lança Valkeyrie d'un ton détaché, l'air de rien. « Etait-ce à mettre sur le compte d'une erreur, ou du hasard ? »

« — Le hasard n'a rien à voir avec ça. » la corrigea Samarca sans détours, ce que la lapine apprécia au plus haut point, bien qu'elle chercha à n'en rien montrer. « C'était une erreur. Une erreur colossale, d'ailleurs… Le plus regrettable, c'est que j'y ai ma part. »

« — Comment ça ? »

Visiblement gênée, Samarca détourna le regard un instant, semblant se concentrer avec une attention particulièrement intense sur l'un des piliers en bois soutenant la structure de la tonnelle. Finalement, elle baissa les yeux, et répondit d'une voix piteuse.

« — J'étais en pourparlers avec la cité de Damarcis quant à des transactions commerciales via Fort-de-Vagne, il y a quelques mois encore. Lorsque nous avons planifié l'itinéraire, je n'ai pas cherché plus loin… J'ai bêtement concédé le fait que Damarcis pourrait nous servir de point de passage, puisque j'étais encore en contact avec eux quelques temps seulement auparavant… J'aurais dû m'imposer une prise de contact avec la citadelle en vue de confirmer la possibilité qui s'offrait à nous. Jamais je n'aurais pu m'imaginer ce qui avait pu se passer entretemps… »

« — Mais si nous étions en relation commerciale avec Damarcis, comment se fait-il que nous n'ayons pas remarqué une absence de retours de leur part, ne serait-ce que d'un point de vue économique ? » s'interrogea Valkeyrie, qui espérait ne pas se montrer trop ouvertement suspicieuse en posant une question de cette nature. « Je veux dire… La Malepierre n'est pas un mal foudroyant… L'activité de la ville a dû tourner au ralenti, au rythme croissant de l'épidémie. Et nous n'avons rien relevé d'étrange par rapport à ça, alors même que cette cité échange habituellement avec nous ? »

« — En raison de la transition politique, nos activités ont été perturbées, et nous en avons perdu le fil des évènements au sein de nombre de nos départements civils pendant un certain temps… » répondit sobrement la biche, en reprenant une nouvelle cuillerée dans son assiette. « Il est probable que Damarcis ait été frappée au même moment, sans même que nous remarquions les fluctuations notables au sein de nos relations commerciales avec eux. Mais le plus étonnant, c'est qu'ils n'aient jamais fait eux-mêmes mention de la crise épidémique qu'ils traversaient… Nous aurions dû être informés de la gravité de leur situation. Mais rien n'est remonté jusqu'à nous… Et c'est en cela que je me sens coupable. J'aurais dû moi-même démarcher ces informations. »

Valkeyrie fut touchée par l'émotion sincèrement affectée transparaissant dans la voix de Samarca qui, visiblement, s'en voulait énormément de la tournure désastreuse des évènements de la journée. La lapine comprenait aisément pourquoi… Ce qui s'était produit avait filé un grand coup au moral de tout le monde, et la perte de temps, ainsi que les risques associés, demeuraient aussi importants qu'handicapants. Mais il lui semblait injuste de blâmer la biche pour ce qui s'était produit. Tout un tas de facteurs entraient en ligne de compte, et la faute ne découlait certainement pas de sa seule maladresse administrative. D'ailleurs, si Valkeyrie prenait en compte ce qu'elle suspectait, il n'y avait pas réellement de faute, en fin de compte, seulement une manipulation volontaire. Mais elle ne pouvait porter une quelconque accusation à l'encontre de Samarca sur ce point précis. Cela aurait été aussi injustifié que gratuit.

« — Vous ne devriez pas vous blâmer à l'excès pour ça, Samarca. Bien entendu, ça nous embête tous un peu, mais il serait injuste de vous en imputer la responsabilité à vous seule. Notre ambassade comporte vingt-six représentants. Vous n'êtes de loin pas l'unique spécialiste de Glamdrem au sein de nos rangs, ni la seule qui aurait dû se sentir investie de la tâche de prendre contact avec chacun de nos relais au sein du royaume. La faute est partagée. »

« — Vous êtes gentille, Valkeyrie. » répondit la principale intéressée avec douceur. « Un peu trop tolérante, sans doute… Mais je ne vais pas m'en plaindre. J'ai bien senti les regards qui pesaient sur moi depuis l'épisode de cet après-midi… Qu'on soit tous plus ou moins responsables, je veux bien l'entendre… Mais j'ai l'impression que je suis mise en cause, aux yeux de la plupart de nos compagnons. »

« — Vous le prenez peut-être pour vous, également… Parce que vous vous en voulez. On devrait essayer d'aller de l'avant, et de tirer un trait sur cet épisode tragique. Notre ambassade a besoin de rester unie, et soudée. Vous ne croyez pas ? »

« — C'est une pensée très sage, vous savez… » concéda la biche avec gravité. « Je vais faire de mon mieux pour éviter de nouveaux écueils, à l'avenir. »

« — C'est le bon esprit ! » confirma la lapine avec un peu plus d'enthousiasme. « Vous savez ce qu'on dit, après tout… Nous apprenons toujours de nos erreurs. »

Cela étant dit, la lapine espérait ne pas être sur le point d'en faire une…

La question la taraudait encore, près de cinq heures plus tard, alors qu'elle se tournait et se retournait sous le duvet qui couvrait son corps frêle, à l'intérieur de la tente qui lui était attribuée. Elle luttait pour trouver le sommeil, alors que son corps rendait les armes, que ses yeux piquaient, que ses paupières étaient si lourdes qu'elle ne pouvait les maintenir ouvertes… Mais en dépit de son état d'épuisement général, son esprit en effervescence ne lui accordait aucun repos, et elle tendait sans cesse l'oreille, bien malgré elle, en direction de l'ouverture de sa tente, espérant tout en le redoutant, percevoir de nouvelles bribes fragmentaires d'une conversation douteuse, qui auraient pu lui apporter d'avantage d'informations quant à l'enquête secrète qu'elle menait, et lui donnait la furieuse et désagréable impression de jouer un double jeu, voire d'être elle-même une traîtresse dans une certaine mesure.

Finalement, en dépit de la tension aigue qui agitait son esprit, elle finit par s'effondrer sous le poids d'une fatigue devenue insoutenable, et sombra dans un sommeil dénué de rêves qui, loin d'être reposant, eut au moins le mérite de l'éloigner pendant quelques heures de ses angoisses et des horreurs sordides auxquelles elle avait face au cours de cette désagréable journée.


« — Vous êtes quand même sacrément têtue, vous savez ? » lâcha le lieutenant Dairn en lançant par-dessus son épaule un regard amusé à l'attention de Valkeyrie, qui lui emboîtait le pas. « Je vous ai pourtant dit que le capitaine Stiryon n'appréciait que moyennement voir les ambassadeurs quitter leurs roulottes pendant que nous nous déplaçons… Surtout sur ce genre de routes. »

La lapine pouvait aisément le comprendre. Le chemin était à ce point cabossé et caillouteux que les véhicules avançaient au pas et que, par moments, il aurait été bien plus rapide de faire la route à pattes. Ce qu'elle était d'ailleurs en train de faire, au grand dam du lieutenant Dairn, qu'elle était venue sollicitée dès qu'il lui fut possible de le faire, en ce début d'après-midi grisonnant, afin qu'il la conduise à la roulotte contenant le matériel télégraphique, comme il le lui avait promis la veille.

« — Vous avez dit vouloir m'aider, hier. » contra la lapine d'une voix guillerette. « Il va falloir assumer, à présent. »

« — Je suppose que c'est ce que le capitaine Aberhein apprécie chez vous, hein, ce fichu entêtement ? » lâcha Dairn en levant les yeux au ciel, avant de se raidir, conscient que mentionner le renard n'était peut-être pas la meilleure chose à faire dans les circonstances actuelles.

Si en effet l'évocation de son compagnon fit naître un relent d'amertume dans la gorge de Valkeyrie, celle-ci serra la mâchoire et tenta de faire bonne figure.

« — En autres choses, oui. » confirma-t-elle finalement. « Mais s'il vous entendait l'appeler « capitaine », je pense qu'il grincerait des dents. »

« — Difficile pour moi de faire autrement, le concernant. » concéda Dairn d'une voix pleine d'admiration. « Je faisais mes classes lorsqu'il brillait au sein de la capitainerie de la Garde, alors qu'il était âgé de près de cinq ans de moins que moi… Je sais qu'il n'avait pas la meilleure des réputations, à cette époque… On n'arrêtait pas de me dire que c'était un insupportable vantard qui traitait ses hommes comme des moins que rien. Mais en dépit de ça, je n'aspirais qu'à une seule chose : faire partie de son bataillon d'élite. »

« — Je vous confirme de source sûre que sa réputation n'était pas usurpée. » concéda Valkeyrie d'une voix moqueuse. Le simple fait d'évoquer Ziegelzeig et de parler un peu de lui suffisait à faire remonter son moral en flèche, en dépit du fait que cela lui faisait également du mal, d'un autre côté.

Dairn lui lança un regard intrigué, sans doute surpris de la voir si ouvertement critiquer celui dont elle partageait pourtant la vie, ce qui obligea la lapine à nuancer ses propos.

« — La source sûre, ce n'est pas moi, hein… C'est lui-même qui le dit. Mais il n'est plus le même urksa, aujourd'hui… » déclara-t-elle avec un élan d'affection, avant de contrebalancer d'une note plus critique : « Même s'il lui reste de ce côté vantard, intrépide, tête brûlée et parfois ce côté piquant qui vous donne l'impression qu'il vous prend de haut… »

« — Oui, bon… En sommes, il n'a pas tellement changé. » ironisa le furet en haussant les épaules.

« — Peut-être pas tant que ça dans le fond, c'est vrai. Mais ce qui fonde un caractère, ce n'est pas tant son tempérament que sa personnalité, n'est-ce-pas ? Et Zieg est… » elle laissa sa phrase en suspens pendant quelques secondes, un sourire incontrôlable aux lèvres, avant de finalement lâcher dans un souffle : « Il est merveilleux tel qu'il est. »

Le sentiment d'affection, pur et vivace, que Dairn saisi dans les propos que Valkeyrie venait de prononcer, ne manquèrent pas d'éveiller un sourire satisfait sur son visage. Il resta silencieux pendant quelques secondes, tandis qu'ils remontaient le long de la caravane de restauration, la plus grande de l'ensemble du convoi, et qui contenait les réserves de nourriture, ainsi que les cuisines de fortune au sein desquels on confectionnait les repas.

« — C'est un peu comme avec ma fille… » laissa finalement échapper le furet, sans tourner le regard vers Valkeyrie. « A chaque fois que je pars en mission… C'est un véritable crève-cœur. Cette gamine causera ma perte, je vous le dis. Elle sait se jouer de moi mieux que personne, et elle n'a pourtant que sept ans. J'ai l'impression d'être sa petite marionnette, parfois. Il lui suffit d'un regard pour obtenir tout ce qu'elle veut de moi… Je suis un vrai père poule, et je le sais très bien, et elle sait en tirer profit… Mais je ne la changerai pour rien au monde, cette fichue petite peste. Je l'aime trop pour ça. »

Valkeyrie ne put refreiner un sourire attendri face à cette description toute en émotion d'une jeune urksa épanouie, qui devait visiblement compter énormément dans la vie de son père. L'espace d'un instant, elle se sentit à sa place, comprenant avec plus d'implications que jamais l'importance de la mission qu'elle menait pour son peuple, et pour la protection de ceux qui le composaient… La plupart d'innocents et paisibles urksas, comme la fille de Dairn.

« — Ainsi donc vous avez une fille… Je comprends qu'il vous soit difficile de la laisser, lorsque vous partez ainsi en campagne. »

« — C'est toujours un déchirement, surtout qu'elle n'a plus que moi… » Les derniers mots de la phrases moururent avec difficulté au fond de sa gorge, mais il ne défaillit qu'une courte seconde, avant de se reprendre pour afficher à nouveau l'allure digne de soldat qui ne le quittait que très rarement. Il dû percevoir le trouble émotionnel que ses paroles avaient éveillé chez Valkeyrie, car il ne lui imposa le délicat exercice de l'interroger par rapport à ce sujet, en précisant immédiatement sa pensée :

« — Hum… Ma femme est décédée en mettant Silf au monde. En définitive, moi non plus je n'ai plus qu'elle. »

La lapine resta interdite quelques instants encore, ne trouvant pas un bon moyen de reprendre la conversation, après une telle annonce. Finalement, elle sourit avec délicatesse, et prononça d'une voix douce :

« — Silf… C'est un prénom charmant. »

« — Merci pour elle. Ça lui fera plaisir d'apprendre qu'il vous a plu. Elle vous considère comme une sorte d'héroïne, vous savez ? »

« — Oh pitié, pas encore ça… » gémit Valkeyrie d'une voix rieuse. Décidemment, elle ne se faisait toujours pas à la façon très grandiloquente qu'avaient certains habitants d'Otonomah de lui rendre grâce pour la lutte qu'elle avait amorcé à l'encontre des ténèbres qui menaçaient le Kantor et son peuple.

« — Je sais que ça vous gêne. » rétorqua Dairn avec cynisme. « C'est pour ça que je mets le doigt dessus dès que possible. Je me venge un peu des difficultés que vous me posez au quotidien. »

« — Je ne vous ennuie que depuis hier, lieutenant. » rétorqua la lapine sur un ton faussement vexé.

« — Vraiment ? » s'étonna avec exagération le furet. « Il me semblait que ça faisait bien plus longtemps que ça… »

Valkeyrie lui lança un regard en biais, et croisa les bras sur sa poitrine pour se donner un air plus dur.

« — Si je rencontre Silf un jour, je lui raconterai la façon dont son père traitait son héroïne. »

« — Oh, vous pouvez y aller. De toute manière, elle pourra difficilement me rendre la vie plus impossible qu'elle ne le fait déjà, croyez-moi. »

« — Dans ce cas, vous n'avez qu'à vous dire qu'elle m'a passé le relai pour vous enquiquiner à sa place au cours de votre mission d'escorte. »

« — En ce sens, vous vous valez bien toutes les deux, je dois l'admettre. » ironisa une fois de plus le furet, avant de secouer la tête et de reprendre un ton un peu plus sérieux. « Blague à part, je ne suis pas assez vieux pour vous considérer comme ma fille, c'est certain… Mais dans la mesure du possible, j'aimerais vous éviter de vous attirer des ennuis. Le problème, c'est que vous semblez décider à les chercher. Alors faute de mieux, je veillerai au grain, pour empêcher que les choses ne se gâtent trop. »

« — Votre confiance en moi est bouleversante, à ce que je vois… »

« — Infaillible. » affirma le furet en tournant vers elle un sourire tout en crocs des plus forcés.

La lapine secoua la tête… Quel dommage que Ziegelzeig n'ait pas été là. Il aurait adoré la compagnie d'un type comme Dairn, à n'en point douter.

« — Bien, je suppose que je ne mérite pas tant que ça le titre d' « héroïne » que votre fille semble vouloir m'attribuer, alors… »

« — Comme je vous l'ai dit, je vous crois surtout prompte à vous fourrer dans des situations impossibles. Mais au-delà de ça, vous les confrontez avec courage, et agissez toujours pour ce qui vous semble juste, pas vrai ? »

« — J'essaie de faire au mieux, en tout cas. » admit la lapine d'une petite voix légèrement gênée.

« — Alors oui, je suppose qu'on peut vous considérer comme une héroïne, en effet. Tout individu fort de convictions honorables et qui lutte farouchement pour les défendre, même au péril de sa vie, mérite un tel honneur. »

Il en allait de même pour nombre d'individus anonymes, dans ce cas le moindre soldat luttant pour la sauvegarde de sa patrie le moindre agent investi d'une mission quelconque, même la plus petite peccadille administrative toute personne s'investissant avec passion dans l'élévation de la communauté… Tous ceux qui œuvraient à l'édification d'un monde meilleur et à la protection de la paix et de l'unité, méritaient d'être considérés comme des héros. C'était sans doute la plus belle et la plus simple définition du terme.

Alors que Valkeyrie allait faire part de cette pensée à son interlocuteur, le duo d'urksa fut alpagué par le capitaine Stiryon, qui arriva dans leur direction, juché sur son Seyber orné de plumes et de colifichets. Cette fois-ci la lapine se campa fermement sur ses pattes… Hors de question de se montrer gratuitement impressionnée par l'étrange reptile qui servait de monture au responsable de la garde.

« — Je croyais avoir été clair quant à ces promenades intempestives ! » lâcha Stiryon de sa voix grave, sans même prendre la peine de poser patte à terre. « Les ambassadeurs sont priés de demeurer dans leurs roulottes respectives durant les déplacements, et ce pour leur propre sécurité. »

Fait notable qui irritait systématiquement Valkeyrie lorsqu'elle se retrouvait face au capitaine Stiryon : il ne s'adressait jamais directement à elle, et parlait toujours comme si elle était absente. On aurait cru entendre un dicteur de lois, ou un juge trônant dans sa salle d'audience : il ne s'adressait qu'à ceux qu'il estimait comme ayant l'autorité nécessaire pour lui répondre, comme si la discussion devait suivre le conditionnement de la voie hiérarchique. En l'état, l'attention toute entière du zèbre n'était portée que sur Dairn, et si la lapine avait été invisible, cela serait revenu exactement au même.

Loin de se laisser démonter, Dairn resta insensible au ton impérieux de son supérieur, et se contenta de le saluer à la manière officielle, avant de plonger son regard dans le sien, sans sourciller, alors qu'il s'apprêtait à lui mentir ouvertement.

« — Dame Constantine ne se sent pas très bien, mon capitaine. J'ai pris la liberté de la conduire jusqu'à la caravane infirmière afin qu'elle puisse prendre un peu de repos dans le calme et la sérénité. »

Stiryon jeta un coup d'œil rapide à Valkeyrie, la considérant pour la première fois depuis qu'il avait abordé le duo. Il jaugea rapidement de l'état manifeste qu'elle présentait… Et fort heureusement, en raison de son épuisement caractéristique et de l'inquiétude qui lui tirait les traits, la lapine n'avait effectivement pas l'air dans son assiette. Le zèbre se contenta donc de pousse un soupir, avant de déclarer :

« — Fort bien, mais qu'elle y reste jusqu'à la prochaine halte, de ce fait. Et je vous veux à votre poste dès que vous l'aurez escorté, lieutenant. Suis-je bien clair ? »

« — Oui, mon capitaine. » répondit clairement Dairn en se dressant au garde à vous.

Sans ajouter le moindre mot ni même prendre la peine de porter à nouveau son regard sur Valkeyrie, Stiryon fit faire volte-face à son Seyber, et regagna l'escadron d'escorte principal du convoi. La lapine le jaugea d'un œil critique, une grimace désapprobatrice au museau. Dairn dû sans mal deviner la nature de ses pensées, car il devança ses paroles en justifiant la conduite du zèbre.

« — Ce n'est pas quelqu'un de mauvais. Il est juste très… »

« — Très con. Oui, je sais. » l'interrompit Valkeyrie d'une voix sèche et rude. « Ça, pour sûr. Je l'avais remarqué. »

« — Ce n'est pas le qualificatif que j'aurais employé… » répondit le lieutenant en étouffant un petit rire.

« — Mais certainement celui auquel vous pensiez. »

« — Non, sincèrement. » lui assura le furet. « Stiryon est un excellent capitaine… Très attaché à l'étiquette, c'est vrai. Mais surtout, c'est un combattant d'exception… Il aurait aimé être au front, à Shadowrift, à cette heure, plutôt que de se retrouvé responsable de l'escorte de notre ambassade. Il se considère comme un guerrier, pas comme un garde du corps. Pas étonnant qu'il soit un sur les nerfs, du coup. Il n'apprécie guère les diplomates… »

A cette dernière assertion, la lapine ne put refreiner un ricanement nerveux.

« — Je ne les aime pas particulièrement non plus. » confia-t-elle sur un ton cynique. « Et il me prend pour l'un d'entre eux, c'est pour ça qu'il me toise de la sorte. C'est assez… cocasse. »

« — Jusqu'à preuve du contraire, et quoique vous en pensiez, vous êtes officiellement ambassadrice d'Otonomah, et donc un membre reconnu du corps diplomatique. L'appréciation que vous faites de la fonction ne change rien à la réalité de votre situation. »

« — Merci de me rappeler à quel point ma position est inconfortable, Dairn… Ça n'aide pas beaucoup, mais au moins je ne risque pas d'oublier. »

« — A votre service. » rétorqua le lieutenant d'une voix taquine, qui fit grimacer Valkeyrie. Elle avait tendu la perche à celle-ci, elle devait bien l'admettre.

Ils étaient presque arrivés en queue de convoi, à présent, et il ne restait plus que trois véhicules, dont deux officiaient en tant que roulottes de transport à bord desquels se trouvaient des membres de l'ambassade. La lapine n'eut donc aucun mal à identifier la caravane de transmission télégraphique, qui se trainait lentement, raccordé par un réseau de câbles tendus et un crochet d'attelage, à la longue remorque servant au transport de la plupart des tentes et du nécessaire de campement.

« — Et vous, lieutenant ? » lança finalement Valkeyrie tandis qu'il contournait le véhicule qui les intéressait afin d'approcher son ouverte latérale. « Pas d'élan héroïque ? Vous n'auriez pas aimé vous battre à Shadowrift plutôt que de jouer les baby-sitters diplomatiques ? »

« — Sélène m'en préserve, non. » concéda le furet sans la moindre hésitation. « A une autre époque, je n'aurais pas demandé mieux. Faire mes preuves, défendre mon pays, les valeurs des urksas, contre nos ennemis jurés… Oui… Mais aujourd'hui, je suis un père avant d'être un soldat. Un père avant tout, d'ailleurs. Ma petite Silf m'attend, à Otonomah… Si je peux éviter au maximum le risque de faire d'elle une orpheline, je le fais sans hésiter, et sans honte. »

« — Vous avez bien raison : il n'y a aucune honte à avoir. » affirma Valkeyrie avec sincérité, tandis qu'ils s'arrêtaient aux côtés de l'ouverture de la caravane de transmission. « C'est une attitude très louable… »

Quand bien même aurait-elle voulu penser le contraire, elle n'aurait pu en être capable… Elle-même ne souhaitait-elle pas être au front uniquement pour s'assurer du bien-être et de la sécurité de Ziegelzeig ? Pour jouir de sa présence au quotidien ? Au-delà de la cause urksa, du bienfondé éventuel de ce conflit, du devenir du Kantor, elle savait que d'autres priorités s'imposaient aujourd'hui à elle, et qu'il en irait ainsi même si elle cherchait à se persuader du contraire. Elle ne voulait pas remettre en cause la nécessité de ce qu'ils accomplissaient, ni même l'aspect capital de la mission qui était la sienne… Mais elle ne pouvait se raisonner. Ses sentiments étaient plus forts que tout.

Et de fait, elle comprenait sans mal les motivations du lieutenant Dairn, qui l'observait d'un air un peu gauche, se demandant sans doute si elle s'attendait à ce qu'il fasse preuve d'une quelconque galanterie, comme lui ouvrir la portière et l'aider à se hisser à bord.

« — Merci pour tout, lieutenant. » lâcha finalement la lapine en grimpant sur le marchepied du véhicule. « Je pense que je devrais m'en sortir, maintenant. »

« — Désolé de ne pouvoir faire plus… Mais si je ne suis pas à mon poste dans la minute à venir, je vais en entendre parler pendant des jours. »

« — Je comprends… »

« — Tout ira bien pour vous, là-dedans ? » demanda-t-il à tout hasard en commençant à s'éloigner d'un pas quelque peu traînant. « Je ne serais pas d'une grande aide de toute manière… Il n'y pas vraiment de notice technique. »

« — Je vais essayer de m'en sortir… » le rassura Valkeyrie sur un ton plein d'assurance. « Je ne suis ici que pour bouquiner, d'une certaine façon. Je vais éviter de bidouiller les machines. »

« — Ça m'arrangerait. » admit le lieutenant en tournant les talons. « Je vous rappelle que vous êtes sensée vous trouver à l'infirmerie, à cette heure. »

Avant qu'elle puisse répondre quoique ce soit, il bifurquait de l'autre côté de la caravane, tout en lui adressant un dernier signe de patte. Valkeyrie secoua la tête, sans pouvoir réprimer un sourire, satisfaite d'avoir trouvé un allié sur qui compter dans la situation complexe qui était à présent la sienne.

Sans perdre une seconde supplémentaire, elle grimpa à l'intérieur du véhicule en marche, repoussant la lourde porte en acier qui donnait sur l'intérieur et émit un grincement particulièrement strident en pivotant sur ses gonds rouillés. La lapine laissa le battant se refermer derrière elle, et posa un regard navré et dubitatif sur l'agencement intérieur. Elle n'avait pas fait face à un tel capharnaüm depuis la fois où elle avait découvert le logement insalubre qui servait de lieu de vie à Ziegelzeig, près de sept mois auparavant, après cette débandade chaotique ayant suivi sa première (et dernière) visite au Serpentin.

Tout semblait sens dessus-dessous. Des imprimés encore rattachés aux machineries d'impression dévalaient en cascade sur les surfaces poussiéreuses des tablettes de lecture, elles-mêmes parcourus de câblage emmêlés et de fiches de raccords télégraphiques. Les tableurs et leurs connectiques innombrables occupaient la majeur partie du mur latéral qui faisait face à la lapine, et vomissait un flot incalculable de câbles qui retombait au sol avant de filer dans toutes les directions, que ce soit pour se raccorder à des machineries d'impression secondaires, ou pour se perdre, sans but, sous les tables de codage et les consoles d'émission. Ces-dernières, d'ailleurs, n'avaient visiblement pas servies depuis longtemps, étant donné l'épaisse couche de poussière qui les recouvrait, et se voyait émaillée, çà et là, de traces de pattes et de doigts bien nettes, là où l'officier en charge des transmissions avait manipulé les commandes, pianoté sur les boutons ou activé les manettes. Mais le pire ne se trouvait certainement pas là. Dans le coin droit, occupant l'angle bancal du mur, tressautant au rythme des cahots de la route, se trouvait un meuble de triage, dont les étroits tiroirs étaient pour la plupart entrouverts, laissant apparaître un amoncèlement ignoble de papier cartonné flétri, jauni par le temps, au milieu de fiches récapitulatives plus récentes, qui semblaient briller d'un éclat méticuleux au milieu des vétustes antiquités qui les entouraient. Les récépissés, mémos, brouillons, récapitulatifs et copies carbone se mélangeaient gaiement aux feuillets d'émission officiels… Rien n'était classé, rangé, ni même répertorié. Des réceptions récentes côtoyaient des comptes rendus déposés ici il y avait de cela plusieurs années, voire peut être décennies… L'ensemble ressemblait à un bazar inconcevable, et une bonne partie de la paperasse s'était déversée au sol, en un tas inquiétant de feuilles volages, qui glissaient d'un bord à l'autre du parquet boisé, selon les inclinaisons capricieuses de la route. Visiblement, on n'avait pas mis à disposition de l'ambassade le matériel le plus au point techniquement, ni même de la première fraicheur… Mais ça n'avait rien de vraiment étonnant. Ce type de caravane de transmission mobile était devenu inutile depuis que les relais télégraphiques permanents s'étaient démultipliés dans les quartiers de la capitale, et même dans toutes les villes et villages du Kantor. Encore plus à présent, alors qu'avec la mise à disposition publique du réseau d'électricité d'étherite, s'annonçait les prémices d'incroyables innovations en termes de télécommunication… De fait, le matériel du Cénacle n'avait pas vraiment été renouvelé depuis longtemps, et l'ambassade se retrouvait donc à devoir composer avec ce vieux chariot, sa technologie dépassée, et son sens très personnel (et contreproductif) de l'ordre, du rangement et de la classification.

Si Valkeyrie avait caressé l'espoir de trouver la moindre piste ici, elle devrait à présent accepter le fait qu'elle aurait très certainement beaucoup de mal à mettre la patte dessus, et qu'elle devrait très certainement parcourir l'intégralité des feuillets qui lui faisait face, dans l'espoir de tomber sur un élément compromettant oublié, pour peu que celui-ci existât.

« — Je vais passer quelques journées passionnantes, à n'en pas douter. » chantonna-t-elle d'un ton faussement enthousiaste, avant de se diriger d'un pas lent vers l'angle droit de la pièce, tout en veillant à ne pas piétiner les papiers qui s'aventuraient sous ses pattes. « Au moins, ça m'occupera. »

Elle poussa un dernier soupir, avant de se laisser choir au sol et de s'asseoir en tailleur devant la pile de feuillets s'étant déversée au sol. Elle attrapa une première liasse de papiers, l'ordonna du mieux qu'elle put en une pile à peu près stable à ses côtés, et commença à les parcourir, les uns après les autres.


La vie des agents télégraphiques devait être passionnante, c'était certain. Valkeyrie avait commencé à trier les fiches en plusieurs « relais » de conversations se tenant entre plusieurs responsables en communications, impliquant parfois jusqu'à huit techniciens différents. Elle en avait appris beaucoup sur le quotidien exaltant de certains d'entre eux. Comment la petite Molly avait finalement percé sa première dent de quelle manière il fallait s'y prendre pour persuader une urksa tenant de l'antilope à passer le cap et à accepter de coucher quel était le meilleur dosage de cacao pour réussir le cake marbré de mère-grand et tout un tas d'autres informations plus ou moins croustillantes (et très souvent grivoises) qui témoignaient sans mal qu'en définitive, responsable des communications télégraphiques devait être un métier beaucoup plus amusant que ce qu'il pouvait laisser paraître à première vue.

En dehors de ça, elle parcourait énormément de rapports de mission, la plupart économiques, listant les dépenses budgétaires de telle ou telle mission diplomatique, relatant divers faits plus ou moins pertinents ou intéressants (et en ce sens, Valkeyrie fut surprise de voir qu'on communiquait des éléments vraiment ridicules à l'Etat-Major, parfois… Le contenu de l'assiette d'un dignitaire étranger, par exemple, ou si tel responsable diplomatique avait souri ou pas à une quelconque remarque ou trait d'humour).

D'un point de vu général, tous ces éléments étaient sans intérêt à ses yeux, mais il lui était nécessaire de les parcourir, chacun dans leur intégralité, et avec une minutie particulière, pour vérifier qu'aucun message subsidiaire ne pouvait filtrer, accompagnant innocemment des faits moins importants, noyé dans la masse d'informations banales…

Tout élément à même d'éveiller une quelconque suspicion, pour une raison ou une autre, était immédiatement mis de côté… Mais la pile de ces relevés éventuellement intéressants demeurait bien maigre. Elle ne savait pas exactement depuis combien d'heures elle avait commencé à compulser la paperasse du relai télégraphique de l'ambassade, mais pour le moment, elle n'avait mis la patte que sur six fiches présentant des éléments éventuellement douteux, ou faisait tout du moins référence à l'Empire de Krivolt, de près ou de loin. Mais elle avait eu beau les lire et les relire sous tous les angles, elle peinait à se persuader que ces quelques trouvailles puissent l'aider à avancer dans son enquête. Néanmoins, elle les conservait précautionneusement à part. En revanche, le tas de feuillets inutiles, quant à lui, était d'ores et déjà des plus massifs, et quitte à lier l'utile à l'agréable, Valkeyrie s'était mise en tête de classifier ce bazar documentaire sans nom… Un travail de longue haleine, étant donné qu'il semblait n'avoir jamais été vraiment commencé par qui que ce soit, et ce depuis la première mise en circulation de cette caravane de communication. La lapine avait même trouvé des télégraphes remontant aux évènements ayant précipité la guerre contre les minotaures du Rift… Et cela remontait à plus de onze ans, maintenant.

Toute prise dans son travail de recherche et de classification, Valkeyrie n'avait pas vu les heures passer et défiler, et ne s'était pas préoccupée de la perte progressive de luminosité dont elle souffrait, pas plus que du ralentissement progressif du véhicule, ni du fait qu'il se trouvait à présent à l'arrêt depuis plus d'une heure. Dans un coin de son esprit, elle en avait pris note et se doutait que la nuit devait être tombée, que le convoi avait fait halte afin de monter le camp… Mais elle ne s'en préoccupait pas réellement. Elle avait finalement trouvé un moyen de focaliser son attention sur une activité qui lui semblait un brin utile, et lui permettait de ne pas ressentir encore et toujours les affres inexplicables de cette angoisse latente, et la morosité de son quotidien, depuis qu'elle avait quitté Otonomah… et Ziegelzeig. Parfois, il lui arrivait pendant quelques minutes de laisser son esprit errer au-delà de l'activité rébarbative qu'elle pratiquait, et à se perdre dans ses pensées profondes, à les laisser lui remémorer des moments de bonheur, de délicatesse, de douceur et de plaisir… Qui tous impliquaient son renard. Et d'un coup d'un seul, elle revenait subitement à elle, et se voyait contrainte de revérifier son tri, afin de s'assurer qu'aucun élément pertinent ne lui avait échappé, tandis qu'elle s'était momentanément (et délibérément) perdue dans ses rêveries intimes.

Il fallut d'ailleurs plusieurs coups fermes à la porte, suivant une première série plus discrète demeurée sans réponse, pour qu'elle redresse finalement la tête, ressentant immédiatement la raideur endolorie de son cou. Grimaçante, elle se releva, tout en étirant ses bras et ses épaules, avant de se traîner d'un pas lent en direction de l'ouverture, et d'en relever le loquet, qu'elle avait inconsciemment abaissé après avoir fait son entrée dans la caravane, en début d'après-midi, s'isolant ainsi du reste de l'ambassade (et elle devait inconsciemment l'admettre, cet isolement lui avait été salutaire).

Face à elle, en contrebas, une pile de dossiers instable entre les pattes, se tenait Spalmax. Il la regardait d'un air fatigué, mais affichait néanmoins un sourire sympathique, quoiqu'un peu contrit… Non pas qu'il semblât lui reprocher quoique ce soit. Il donnait plutôt l'air de se sentir gêné de lui rendre ainsi visite, alors qu'il l'avait plus d'une fois malmenée au cours des derniers jours, sans réellement vouloir se montrer ouvertement désagréable vis-à-vis d'elle, évidemment… Mais c'était un fait indéniable, dont il semblait avoir lui-même pris conscience.

« — Hum… Bonsoir, Val'. » marmonna-t-il d'une voix incertaine.

« — Bonsoir. » répondit la principale intéressée sur un ton bien plus sec qu'elle ne l'aurait souhaité.

Le chat grimaça légèrement à l'audition de cette réponse des plus froides, et baissa piteusement la tête, avant de poursuivre.

« — Je… Je peux entrer ? »

« — Ce n'est pas chez moi, que je sache… Tu es libre d'aller et venir ou bon te semble, au sein du convoi. Je me trompe ? »

Elle avait envie de se gifler, à se montrer ainsi agressive à l'égard de son ami, mais elle ne pouvait se contenir. Elle se sentait épuisée, démoralisée, et percevait à présent le contrecoup d'une après-midi entière passée à se pencher sur des fiches inutiles et dénuées d'intérêt… L'ensemble de ces facteurs commençaient à lui donner la migraine, et elle se sentait un brin nauséeuse. De plus, elle ne parvenait à se substituer au fait que Spalmax n'avait pas été d'un très grand soutien, ces derniers jours, quand bien même il semblait avoir ouvert les yeux sur les irrégularités étranges qui émaillaient leur mission diplomatique.

Elle détourna les yeux pour ne pas croiser l'expression blessée que Spalmax lui adressa, et s'écarta de l'ouverture afin de lui libérer le passage. Tandis que le chat s'engouffrait à l'intérieur du véhicule, Valkeyrie perçut quelque chose d'étrange, qui la glaça d'effroi, sans qu'elle comprenne réellement pourquoi. Un garde sénatorial tenant du tigre remontait le long de la caravane au moment où Spalmax y faisait son entrée, et la lapine capta le regard biaisé qu'il lui lança. Elle y lut une sorte de défiance agressive, qui ne dura qu'une fraction de seconde, mais fut suffisante pour la mettre mal à l'aise. Aussitôt qu'il eut remarqué qu'elle avait saisi l'air mauvais qu'il lui adressait, le tigre détourna les yeux et poursuivit sa route, l'air de rien. Valkeyrie resta interdite pendant une poignée de secondes, penchée par-dessus l'ouverture de la porte, suivant le garde des yeux, tandis qu'il continuait à s'avancer en direction des feux de camp qui brûlaient un peu plus loin, en vue de rejoindre les autres soldats qui se restauraient… Venait-elle d'imaginer ce qui venait de se passer ? Ou bien son esprit tendu et angoissé lui jouait-il des tours et la poussait à voir le mal partout ? Elle n'aurait su le dire, mais elle ne parvenait à calmer les battements frénétiques de son cœur. Légèrement effrayée, elle porta une patte tremblante à sa poitrine, mais ce fut Spalmax qui la ramena finalement à la réalité.

« — Tout va bien ? » demanda-t-il d'un air intrigué. « On dirait que tu as vu un revenant. »

La lapine secoua la tête, et se contenta de rabattre la porte derrière elle. Instinctivement, elle rabaissa le loquet, comme si cette mesure de sécurité lui semblait tout à coup primordiale.

« — Il y a un souci ? » relança Spalmax, inquiet de la voir si préoccupée.

« — Non… Non, rien de grave. » répondit-elle sur un ton distrait. « Je suis juste exténuée. »

« — Ça n'a rien d'étonnant. » statua le chat en jetant un regard dubitatif à l'état globalement miséreux de l'intérieur du véhicule de transmission télégraphique. « Passer toute ton après-midi dans cet endroit poussiéreux et inconfortable, à compulser ces fiches rébarbatives… »

« — Tu savais ce que je faisais ? » questionna la lapine d'un air surpris.

Après tout, elle n'avait mis personne au courant, à l'exception de Dairn… Et pourtant Spalmax avait su exactement où la trouver. Elle craignait que le mot ne se soit déjà répandu au sein de l'ambassade, à propos de ses activités secrètes personnelles. La lapine avala à sec : elle ne voulait pas que ceux sur lesquels elle enquêtait ne soit informé trop tôt des suspicions qui pouvaient être les siennes.

« — Ce n'était pas difficile de le déduire… Tu t'es confiée à moi, je te le rappelle. En me référant à la logique la plus simple, je me doutais que je te trouverais ici. »

« — Tu dois trouver ça ridicule, j'imagine. » marmonna-t-elle d'une voix dépitée tout en détournant les yeux.

« — De prime abord, c'est le sentiment que j'ai eu, je l'avoue… » admit-il en s'adossant à la console de transmission principale, sur laquelle il avait déposé sa pile de dossier en entrant. « Mais j'ai eu tort, et je te renouvèle mes excuses. »

Valkeyrie œuvra à réprimer le léger sourire de soulagement qui gagna son museau, mais c'était peine perdue. Elle poussa un soupir en secouant la tête, sentant ses longues oreilles frotter dans le creux de son dos… Depuis combien de temps pendaient-elles comme ça, lui donnant cet air particulièrement abattu ? Nul doute que cela faisait plusieurs jours, au moins…

« — Inutile de t'excuser… L'important maintenant, c'est de faire le point sur cette affaire. »

« — Je ne risque pas de t'apprendre grand-chose pour faire avancer ton enquête, je le crains. » concéda Spalmax d'un air déçu en croisant les bras sur son torse.

D'un mouvement leste de la patte, il désigna la pile de dossiers bruns qu'il avait apporté avec lui et déposé à ses côtés. Valkeyrie y lança un regard piqué par la curiosité avant de reporter son attention sur son interlocuteur.

« — Mais si tu veux vérifier les antécédents, les relations et les missions diplomatiques antérieures des membres de l'ambassade, je t'ai rapporté les dossiers de compétences de chacun d'entre eux. Je les ai moi-même assemblés au moment de la composition de notre équipe de négociation, mais je ne les connais pas dans le détail… Et pour être honnête, je n'ai pas toujours effectué une vérification par le fond. De fait, tu trouveras peut être des rapports éventuels de certains d'entre eux avec Krivolt, datant de l'époque où nous échangions encore avec l'Empire… Ça ne t'apprendra peut-être pas grand-chose, mais c'est un début. »

« — Super ! » répondit Valkeyrie avec enthousiasme avant de se diriger vers les dossiers pour soulever le rabat du premier d'entre eux. « Ça me sera bien utile. Je les consulterai toute à l'heure ! »

Et d'un mouvement aussi fluide que rapide, elle s'empara de la pile toute entière, avant de l'amener jusqu'au petit coin qu'elle s'était aménagé dans l'angle de la pièce, où trônaient les différents tas de feuillets classés qu'elle avait précédemment consulté. Elle la déposa alors à terre, avant de s'installer en tailleur à ses côtés, et de reprendre ses manipulations sur les liasses de papiers qui jonchaient le sol. Spalmax l'observa d'un œil à la fois confus et inquiet, avant de se rapprocher d'elle.

« — Tu ne veux pas venir manger un petit quelque chose ? » questionna-t-il d'une voix concernée. « Tu as passé une grande partie de la journée là-dessus, tu vas finir par te rendre malade. »

« — Il reste de la cire sur ma bougie ! » rétorqua Valkeyrie d'un air guilleret, mais néanmoins fatigué, tout en faisant un petit signe de la patte en direction du candélabre qu'elle avait allumé un peu plus tôt dans la soirée, et qui prodiguait une faible lueur jaunâtre à l'intérieur de la caravane. « Tant que j'y vois clair, je continue… Si ça se trouve, je suis à deux doigts de trouver ce que je cherche… Je n'ai pas envie de laisser passer ma chance. »

« — Je comprends que ce soit important… » argua Spalmax en s'accroupissant à ses côtés. « Mais je m'inquiète pour toi. »

Elle tourna les yeux vers lui, et sonda le regard qu'il lui adressait. Il semblait sincèrement concerné par son sort, et son expression démontrait clairement qu'il n'exagérait pas ses paroles. Bien au contraire.

« — Et moi, c'est pour toi que je m'inquiète. » répondit Valkeyrie en posant sa patte sur celle de son ami. Ce-dernier ne put contenir le léger sourire qui le gagna à ce contact, et se détendit un peu.

« — Je ne vois vraiment pas pourquoi… » murmura-t-il en secouant la tête.

« — Parce que tu es responsable de notre ambassade, et qu'à mes yeux, peu importe la ou les personnes qui sont en train de manigancer dans notre dos, ou les raisons qui les motivent… Ces individus manœuvrent à l'encontre de notre mission, et donc par conséquent, à ton encontre. »

Elle hésita un instant à poursuivre sur sa lancée. Ces seules paroles avaient suffi à mettre Spalmax particulièrement mal à l'aise. Visiblement, il partageait son point de vue sur la question les réflexions et déductions qu'il avait pu en tirer faisaient écho aux angoisses de Valkeyrie sur ce point précis.

« — Il ne faut pas que tu perdes pied, d'accord ? » lâcha finalement la lapine, espérant que cette question ouverte ne passerait pas pour un avertissement angoissé.

Fort heureusement, Spalmax ne sembla pas le prendre ainsi, puisqu'il acquiesça d'un air entendu, prenant une expression plus convaincue.

« — Je vais faire de mon mieux. » répondit-il. « Et je serai prudent. »

Valkeyrie se contenta de lui sourire, satisfaite de son accord tacite sur le sujet.

« — Il vaudrait mieux. Dandra ne me pardonnerait pas s'il t'arrivait quelque chose… »

« — Elle ne me pardonnerait pas à moi non plus, je le crains… » grommela-t-il sur un ton plus gêné, tout en baissant les yeux.

Valkeyrie comprit immédiatement que quelque chose le préoccupait.

« — Il y a un problème avec Dandra ? » questionna-t-elle sans détour.

Spalmax haussa les épaules, ne sachant visiblement pas comment aborder le sujet, mais comme il ne cherchait visiblement pas à l'élude, la lapine lui laissa tout le temps qu'il lui fallait afin de trouver ses mots.

« — Je… Je n'aime pas ça… » commença-t-il avec maladresse. « Tout ça, ces… Ces cachoteries. J'ai l'impression de la trahir, en la tenant ainsi à l'écart. Et je sais bien qu'elle… Qu'elle le ressent d'une certaine manière. Elle m'en veut. Elle est distante. Plus froide qu'à l'habituelle, et plus cassante aussi… Et la concernant, c'est dire, n'est-ce-pas ? »

Accréditant parfaitement la véracité de cette question rhétorique, la lapine se contenta d'acquiescer, préférant laisser libre cours à la parole de son ami.

« — Je ne veux pas qu'elle se sente mise à l'écart. Et c'est déjà délicat, parce qu'elle se sent déjà indubitablement à l'écart dans son rôle d'ambassadrice… »

« — Alors nous devons la tenir au courant. Elle a été dans la rébellion, Spalmax… Son intuition en la matière pourrait nous être précieuse. »

« — Mais tu la connais ! » répliqua le chat en secouant la tête. « Elle va mettre le convoi sens dessus-dessous… Elle va se mettre à mener des interrogatoires musclés à coups de murènes. Bonjour la discrétion. »

Amusée malgré elle par les propos angoissés (mais quelque peu justifiés) de Spalmax, Valkeyrie secoua la tête avant de finalement hausser les épaules.

« — A en juger aux regards qu'on me lance, je ne pense pas être des plus discrètes moi-même, c'est à craindre… »

« — Que veux-tu dire par là ? »

La lapine hésita quelques secondes à se confier à son interlocuteur vis-à-vis de l'impression étrange que lui avait faite le regard que ce tigre de la garde avait posé sur elle quelques instants auparavant, mais préféra garder cette expérience sous silence… Elle ne voulait pas passer pour une alarmiste angoissée, alors que Spalmax s'ouvrait à elle, ayant lui-même besoin de trouver auprès d'elle une certaine forme de stabilité dans le marasme étrange et complexe qu'il traversait.

« — Rien. » répondit-elle en remuant le museau. « Ne t'en fais pas pour ça… Et quant à Dandra… Elle saura se contenir, j'en suis certaine, si nous lui expliquons posément la situation. Tu l'as dit toi-même, elle ne mérite pas d'être laissée ainsi à l'écart. Il faut que nous nous serrions les coudes. Je pense que c'est pour ça qu'Eyol nous a toutes les deux choisies pour cette mission particulière. Elle nous faisait confiance pour t'épauler efficacement… Parce qu'elle savait que tu pourrais te fier à nous. Tu ne crois pas ? »

« — C'est sans doute le cas, en effet… » répondit sobrement le chat en opinant du chef. « Demain, nous ferons halte dans le dernier hameau qui fait le contournement de Damarcis… Un village du nom de Telrim, je crois. Nous pourrons nous mettre à l'écart et faire le point avec Dandra sereinement, sans courir le risque d'être interrompus… Ou entendus. »

« — Très bien. » acquiesça la lapine d'un air entendu. « Nous ferons comme ça, alors. »

Spalmax confirma la décision d'un rapide mouvement du menton, avant de s'installer au sol aux côtés de Valkeyrie.

« — Qu'est-ce que tu fais ? » demanda cette-dernière, visiblement intriguée.

« — Je te file un coup de main pour éplucher cette vieille paperasse. Il n'y a pas de raison pour que tu sois la seule à t'amuser, pas vrai ? »

Et sans lui laisser l'occasion de répondre, le chat se saisit d'une masse impressionnante de feuillets, et les disposa à côté de lui, avant de se plonger d'un air concentré sur le contenu dénué d'intérêt de la première fiche qui s'offrit à lui. Valkeyrie le regarda faire, pendant quelques secondes, heureuse de se voir soutenue, et de pouvoir jouir un peu plus longtemps de la présence de son ami…

Elle se sentait un peu moins seule.


Un tremblement brutal tira Valkeyrie de son sommeil. Elle se redressa d'un bond, tout en grimaçant. Son dos était raide et endolori, et un filet de bave épais s'écoulait depuis la commissure de ses lèvres, inondant le pelage de son menton. Elle se débarbouilla d'un mouvement rapide, et se redressa précautionneusement, afin de ne pas renverser les piles de fiches qui se dressaient fièrement tout autour d'elle… En dépit de l'avis de Spalmax sur la question, elle avait passé la nuit dans la caravane de transmission, compulsant les feuillets jusqu'aux heures les plus obscures de la nuit, bien après que le Grand Ordonnateur ait finalement quitté sa compagnie pour s'en retourner auprès de Dandra, qui devait très certainement se demander où son fiancé était passé.

La lapine s'étira en baillant. Le sol du véhicule, tout en lambris boisées, n'étais pas forcément plus inconfortable que le duvet ridiculement fin qui lui servait habituellement de couche… Et au moins, elle n'avait pas trop souffert du froid invasif que lui infligeait le vent incessant qui balayait les steppes Glamdremites. D'un mouvement gracile, Valkeyrie jeta un rapide coup d'œil derrière le minuscule panneau de bois qui servait de volet occultant à l'unique fenêtre s'ouvrant sur l'extérieur. Visiblement, le soleil s'était levé depuis plusieurs heures déjà, et la procession était d'ores et déjà en marche. Un accroc particulièrement marqué de la roue avait dû secouer la structure de la caravane, la tirant d'un sommeil léger.

Elle jaugea d'un air biaisé l'amoncèlement de feuillets qui se dressait devant elle. Jusqu'au cœur de la nuit, elle les avait compulsés avec frénésie, refusant de lâcher l'affaire, alors même que ses paupières se fermaient toutes seules et que sa tête dodelinait dangereusement vers l'avant… Finalement, elle avait dû succomber au sommeil, et fort heureusement, elle ne s'était pas effondrée sur les piles classifiées qui l'entouraient. En dépit de ses efforts constants et incessants, elle n'était certainement pas même venue à bout du tiers de l'ensemble de la paperasse qui se trouvait toujours face à elle… Elle poussa un soupir consterné, et se demanda si elle aurait le courage de s'y remettre immédiatement. Mais son corps pris le pas sur son esprit défaitiste, et elle se réinstalla immédiatement à sa place, ignorant les courbatures lancinantes qui lui ravageaient les membres, afin de reprendre son ennuyeux et rébarbatif travail de classement.

Malgré son insistance, elle n'avait relevé que deux nouveaux documents un tant soit peu pertinents par rapport à l'affaire qui la préoccupait… Et encore, ce n'était qu'un rapport des plus flous, que rien ne venait concrètement corroborer. L'un évoquait des retours d'observateurs quant à des mouvements suspects à la frontière tripartites entre le Kantor, Glamdrem et Krivolt, juste au nord de Surkam, l'autre faisait référence à une annulation de bon de commande pour des tonneaux de vin musqué en provenance de Meredith, une ville côtière de l'Empire, à des centaines de lieux d'ici. En être réduite à mettre de côté des documents d'une si piètre importance, lui rappelait sans cesse à quel point la tâche qu'elle s'imposait semblait vaine et futile.

Mais elle poursuivit ses efforts, en dépit de ses doutes, de son inconfort et de sa fatigue, pendant plus d'une heure encore, avant de se figer, une copie carbone entre les pattes. Ses doigts tremblaient tellement qu'elle craignait de froisser le document, mais elle ne pouvait en détacher son regard. Ce n'était pas concrètement un élément incriminent, ni même d'une nature très précise, mais il s'agissait très certainement du feuillet le plus étrange et suspect qu'elle avait pu découvrir depuis le début de son entreprise. Il s'agissait visiblement d'une copie automatique générée par l'une des machines de retransmission télégraphique, qui avait été chiffonnée et jetée dans un coin, avant qu'un esprit consciencieux ne la redéploye et ne l'ajoute au sein du marasme chaotique de ce que l'on pouvait considérer comme « l'archivage ».

Le document ne portait pas de titre, et n'était malheureusement pas adressé à une personne particulière, mais visiblement à un groupe industriel dont Valkeyrie ignorait la dénomination, et qui était ici abrégée en BR. Premier fait étrange : pour quelle raison un tel document se trouvait-il dans l'archivage de retransmission d'un véhicule de communication destiné à l'ambassade ? Plus encore, la date d'émission était très curieuse : trois jours auparavant, soit au moment du départ du convoi… La même nuit, Valkeyrie avait perçu cette conversation étrange, qui était à l'origine de cette enquête exténuante. Elle tenait entre ses pattes l'un des documents les plus récents sur lesquels elle avait posé les yeux jusqu'alors… Un papier qui avait été télégraphié le jour du départ, probablement dans le relai de Fort-de-Vagne, ou bien celui de Brisevaive. Pour le contenu, il s'agissait d'une liste de fournitures, mais sa nature était aussi curieuse qu'inquiétante, puisqu'il était question d'une quantité impressionnante d'armes en tous genres, principalement des épées, des lances et des mousquets, mais également de produits dont elle ne connaissait pas l'appellation, mais qui semblaient clairement de nature chimique, si elle en jugeait par leur dénomination : « Balzadium rafiné » « Souffrenelle d'étherite » « Combustio Amenocis 23 » « Veltinofrène T4 »… La fin du listage comprenait nombre d'éléments pharmaceutiques, et d'outils de première nécessité. Le tout devait être expédié au « relai 15 », dans les entrepôts de stockage de Drefon, en périphérie même d'Otonomah. Valkeyrie s'y était rendue quelques mois plus tôt en compagnie de Ziegelzeig pour récupérer une caisse de pièces de rechanges pour les prothèses de ce-dernier, que Gormekh leur avait fait parvenir depuis Surkam. Le renard lui avait alors appris que ces lieux de transit étaient connus pour être de parfaites couvertures pour la contrebande, et que de nombreux employés qui y œuvraient touchaient des bakchichs massifs pour faire passer discrètement des colis douteux parmi des commandes plus vastes… Ce n'était peut-être rien, songea Valkeyrie en parcourant une nouvelle fois des yeux le document qu'elle avait entre les pattes. Sans doute un simple hasard, un concours de circonstance malheureux… Mais son intuition lui hurlait qu'elle touchait quelque chose du doigt. Quelque chose de brûlant, de malveillant, de dangereux.

Elle se redressa, le souffle court, et se dirigea d'un pas claudiquant et maladroit en direction de la sortie du véhicule. D'un geste tremblant, elle releva le loquet, et fit basculer la porte sur ses gonds, avant de pousser un hurlement horrifié. Face à elle, massif et dressé haut sur ses pattes, engoncé dans son armure ouvragé de garde sénatorial, se tenait l'urksa tenant du tigre dont elle avait capté le regard étrange, la veille au soir. Il la contemplait de toute sa hauteur… Elle avait beau se tenir sur le sommet du marchepied, il la dépassait bien d'une demi-tête, et la recouvrait de son ombre opaque.

« — Il… Il vous faut quelque chose, soldat ? » questionna Valkeyrie en essayant de dissimuler son trouble, qu'elle jugeait encore comme irraisonné. Après tout, ce soldat n'avait rien fait d'autre que lui adresser un regard qu'elle avait perçu comme malveillant, mais c'était peut être le fruit de son imagination enfiévrée, rendue d'autant plus sensible par la fatigue et le stress.

« — Oui. » répondit sobrement le tigre d'une voix sombre et glaciale, avant de faire un mouvement d'approche, auquel Valkeyrie répondit en tressaillant, et en reculant d'un pas, tout en portant instinctivement sa patte à sa ceinture en vue de se saisir du manche de son fleuret… Pour faire l'amer constat de son absence. Elle l'avait laissé, depuis la veille, sous la banquette de la roulotte de transport qu'elle occupait habituellement.

C'était peut-être son imagination débridée qui la travaillait en cet instant, mais elle avait le sentiment instinctif que cet urksa lui voulait du mal, bien qu'il n'ait encore témoigné aucune agressivité quelconque à son égard… Mais c'était quelque chose qu'elle pouvait presque ressentir d'une façon charnelle un héritage séculaire de ses instincts animaliers… Ceux d'une proie prise en chasse par un prédateur, et dont les sens paniqués lui hurlent de fuir et de trouver un refuge où il ne pourra pas l'attraper. Fuis, fuis de toutes tes forces, ou tu finiras lacérée et dévorée.

« — Si vous pouviez juste vous pousser, s'il vous plaît ? » demanda poliment le tigre, sur ce même ton grave, qui était tout simplement le sien.

Toujours prostrée dans son état d'hébétude terrifié, transpirant littéralement d'angoisse, Valkeyrie resta interdite, les bras ballants, la bouche entrouverte, les dents serrés et les pupilles exorbitées.

« — Qu… Quoi ? » bredouilla-t-elle. Sa voix lui semblait venir d'un autre monde, tant elle était faible et fragile.

« — Vous pousser ? » répéta le tigre sans velléité. « J'ai besoin d'accéder aux consoles de transmission. Nous sommes arrivés à Telrim, et ils ont un relai télégraphique. Je voudrais en profiter pour me brancher à leur ligne afin de voir si nous n'avons pas de messages en attente. »

Valkeyrie tressaillit à l'audition de ces propos. Jamais elle ne s'était sentie aussi ridicule de sa vie. Cet urksa était en fait le soldat en charge des communications officielles auprès de l'Etat-Major… Et c'était certainement pour cette raison qu'il lui avait lancé ce regard noir, la veille au soir. Il n'avait pas dû apprécier qu'un membre de l'ambassade passe toute sa journée à fouiner dans la caravane dont il avait la charge. La lapine aurait pu éclater de rire, si elle n'avait pas été à ce point gênée. Elle pouvait littéralement sentir l'intégralité des nerfs de son corps se relâcher. Pour un peu, elle se serait évanouie sous le coup de l'émotion.

« — Ou… Oui… Tout de suite… » bredouilla-t-elle d'une voix nerveuse en s'écartant du passage.

Le tigre pénétra à l'intérieur du véhicule, qui s'inclina en grinçant sous son poids. L'urksa jeta un regard circulaire à l'intérieur de la pièce, comme pour s'assurer que Valkeyrie n'avait pas porté atteinte à l'intégrité du matériel de communication. Il s'arrêta un instant sur les piles de feuillets qui s'amoncelaient dans l'angle de la pièce, secoua la tête, avant de reporter son attention vers Valkeyrie qu'il jaugea avec incrédulité et circonspection.

« — Je… Je ne trouvais rien à faire pour m'occuper, alors je me suis dit que je pouvais peut être mettre un peu d'ordre dans la paperasse… » répondit la lapine d'un ton faussement enjoué à l'interrogation muette que lui adressait le tigre.

Celui-ci poussa un ricanement amusé, avant de détourner le regard pour s'avancer vers les consoles de transmission.

« — Il y a des moyens plus plaisants de perdre son temps, vous savez. » ironisa-t-il tout en partant à la recherche d'un cordon de raccordement.

« — J'imagine… » répondit Valkeyrie d'une voix rieuse, tout en glissant discrètement la copie carbone sur laquelle elle venait de mettre la patte dans la poche arrière de son jeans. « Je… Je vais vous laisser tranquille, du coup. »

Le tigre redressa la tête dans sa direction, alors qu'elle s'apprêtait à quitter le véhicule. Il haussa les épaules, et lâcha d'une voix amicale :

« — Après tout le temps que vous avez passé ici, vous n'avez pas envie de voir comment ça marche ? »

La lapine se figea dans sa position, incertaine. Elle n'avait aucune raison de se défier de ce soldat, après tout, mais l'angoisse latente du quiproquo violent qu'elle venait de subir ne l'avait pas encore quitté, et elle n'était pas certaine que passer d'avantage de temps en sa compagnie serait la meilleure chose à faire pour l'aider à se calmer les nerfs. Néanmoins, se défiler maintenant et refuser sa proposition serait revenu à témoigner d'un comportement plutôt étrange, et elle ne voulait pas attirer l'attention sur elle. Ni maintenant, ni plus tard. Aussi, se tourna-t-elle vers lui en souriant.

« — Eh bien, si ça ne vous dérange pas… »

« — Il n'y en a que pour quelques minutes, et au moins vous pourrez immédiatement classer ces nouveaux messages, si cela vous amuse tant. »

Elle ne ressentait absolument plus la moindre défiance à l'égard du tigre, à présent. Ses nerfs en effervescence semblaient s'être calmés et être devenus plus raisonnable. Elle l'observa poser les connectiques de raccordement aux différentes consoles de transmission, puis il l'invita à quitter la caravane, afin de tirer la connectique principale jusqu'au relai fixe du village de Telrim.

Le hameau était désert, et aussi silencieux qu'une tombe. Les seuls sons qui l'animaient provenaient du convoi urksa, et de la plainte continuelle du vent qui balayait les misérables structures en bois émaillant les bordures de la route sablonneuse sur laquelle ils se trouvaient. Une taverne brinquebalante jouxtait le poste de relai télégraphique, mais ses fenêtres aux carreaux brisés, ternis par le sable et la poussière, étaient barrées de planches de bois pourris, signe distinctif que cette bâtisse avait été abandonnée depuis un certain temps maintenant… Ainsi en allait-il probablement de l'intégralité du village de Telrim. Une vraie ville fantôme.

« — Vous ne trouvez pas ça déprimant et un peu étrange ? » questionna Valkeyrie, comme pour meubler ce silence qui la mettait mal à l'aise et la déprimait quelque peu. « Depuis que nous avons quitté Fort-de-Vagne, c'est à peine si nous avons croisé une dizaine d'humains, tout au long de la route. »

« — Vous dormiez, lorsque nous avons traversé Ceprusain et Brisevaive, ou quoi ? Ça grouillait littéralement, là-bas. Moi, personnellement, les humains, moins j'en vois, mieux je me porte. »

La lapine se pinça les lèvres. Elle aurait pu lui répondre qu'effectivement, elle dormait… Mais elle se sentait toujours si ridicule, par rapport à la situation qu'elle venait de vivre, qu'elle ne voulait pas ajouter d'avantage à son auto-humiliation. Elle en avait déjà fait assez sur ce point précis, à son goût.

Le tigre força la porte du relai d'un bon coup d'épaule, et le bois moisi qui la composait céda sans mal. L'urksa se figea néanmoins sur le pas de la porte poussiéreuse, après avoir jeté un petit coup d'œil à l'intérieur, et émit un léger soupir, avant de tourner la tête en direction de Valkeyrie.

« — Bon… Restez-là, je vous prie, dame Constantine… La mort règne, là-dedans. »

Sans attendre sa réponse, il pénétra à l'intérieur, et se dirigea d'un pas précautionneux vers une arrière salle, où il savait sans doute qu'il trouverait ce dont il avait besoin pour se connecter au réseau télégraphique. Valkeyrie se doutait qu'elle aurait dû écouter les recommandations de son accompagnateur, mais ne put refreiner l'élan de curiosité qui la gagna bien malgré elle, et se pencha vers l'avant afin de passer sa tête par l'ouverture de la porte en vue de regarder ce qui se trouvait au-dedans. La vision qui la frappa la glaça d'horreur, et lui fit immédiatement regretter son geste… Une famille se trouvait assis autour d'une large table centrale… Quatre enfants se contorsionnaient, ligotés à leurs chaises par d'épaisses cordes de fibres, leurs visages tordus en des expressions horrifiés, traduisant une douleur effroyable, tandis qu'ils trépassaient en se débattant pour obtenir un dernier soubresaut d'air, ou pour se défaire des liens serrés à l'extrême qui les maintenaient immobiles. Figés dans cette position par le stade ultime de la Malepierre, qui avait ravagé leurs corps au point de les transformer en ignobles pastiches d'humanité, ils contemplaient de leurs yeux fixes raidis par la mort, le cadavre en décomposition de leur mère, installée en bout de table… Pour sa part, ce n'était pas la maladie qui l'avait prise, mais le tranchant glaçant d'un couteau de cuisine, dont elle s'était servie pour s'ouvrir les veines. La tête penchée en avant, les filaments cendreux de ses cheveux semblables à de la paille, dissimulant l'expression torturée de son visage, elle pourrissait lentement sur place… A l'aspect desséché et grêle de son cadavre, elle devait présider à ce dîner macabre depuis plusieurs mois, déjà. Et personne n'était venu. Personne pour ouvrir cette porte. Personne pour offrir à ces innocentes victimes l'ultime respect qui leur était dû… Qu'était donc cette terre ? Que restait-il encore de Glamdrem ?

Horrifiée, répugnée, profondément affectée, Valkeyrie regagna le réconfort relatif de la rue, laissant son regard glisser le long des parois flétries des bâtiments abandonnés qui… La mort régnait tout autour d'eux, qu'elle ait saisi ses victimes par la maladie, ou encore par le désespoir. Elle avait poussé les survivants à la fuite, et il ne demeurait rien en ces lieux, si ce n'était la désolation profonde et mortifère d'un charnier à peine dissimulé.

Elle n'aurait pu estimer combien de temps elle resta ainsi, immobile et prostrée, et ce fut la voix du tigre de la garde qui la ramena à la réalité, tandis qu'il passait à côté d'elle et la jaugeait d'un œil tout à la fois dur et critique.

« — Bien sûr, il a fallu que vous alliez regarder, n'est-ce pas ? »

« — Je… Je suis désolée… » marmonna-t-elle d'une voix piteuse et desséchée. Mais ce n'était pas vraiment à lui qu'elle s'excusait. Ses pensées étaient tournées vers la famille ignoblement massacrée par le mal, qui se trouvait de l'autre côté de cette porte, sur laquelle elle n'osait d'ailleurs même plus poser les yeux.

Plus instinctivement qu'autre chose, elle emboîta le pas du tigre, et le suivit jusque dans la caravane de transmission télégraphique.

« — Pou… Pourquoi les enfants étaient-ils… ligotés ? » demanda-t-elle d'une voix émue. Elle ne savait pas pourquoi parmi toutes les questions qui l'avaient assaillie face à ce piteux spectacle, c'était celle-ci qui s'imposait à elle, de prime abord.

« — Hum… » marmonna le tigre en vérifiant la connectique et en calibrant le signal. Visiblement, la question le gênait un peu, puisqu'il répondit avec plus d'hésitations qu'à l'accoutumée. « Dans les derniers stades de la Malepierre… Les victimes perdent la raison, à cause de la douleur… Elles deviennent extrêmement agressives et violentes. La rigidité du corps les prémuni à toute blessure extérieure, et leur confère une force surprenante. Cette femme les a sûrement attachés pour… Pour pouvoir les garder auprès d'elle, jusqu'à la fin. »

Valkeyrie n'aurait su clairement définir si elle avait envie de pleurer, ou tout simplement de vomir… Mais elle prit sur elle, et parvint à refreiner l'une et l'autre de ces manifestations émotionnelles. Elle resta stoïque et médusée, se demandant ce qu'elle faisait au milieu de ce pays maudit, si loin de chez elle et de ceux qu'elle aimait… Si loin de Ziegelzeig. Quel appui pourrait-on négocier auprès d'un suzerain qui faisait déjà face à une crise aussi dramatique ? Peut-être ne voyait-elle que le côté le plus sombre et négatif de la situation, mais pour l'instant, elle se sentait encore plus inutile qu'au moment de son départ d'Otonomah.

Le sujet la taraudait encore lorsque les machines d'impression se mirent à éructer dans un bruissement mécanique, et que de nouveaux feuillets de transmission étaient imprimés, rattachés à leur copie carbone.

« — Oulah… » lâcha le tigre, cette seule onomatopée se montrant suffisante à inquiéter Valkeyrie. « De nombreux messages en provenance du front. C'est pas bon signe. »

Il décrocha la copie carbone qu'il tendit généreusement à Valkeyrie, afin de lui offrir l'opportunité de découvrir le contenu des messages en même temps que lui.

Le premier faisait le récapitulatif désastreux de l'attaque navale qu'avait subi l'armée d'Otonomah sur le fleuve Brume, à son approche de Shadowrift. La gorge de la lapine se resserra, tandis que ses yeux écarquillés parcouraient le document, et le relisait plusieurs fois, s'arrêtant systématiquement sur les chiffres terrifiants énumérant le nombre des victimes… Ses larmes se mirent à couler sans même qu'elle ait pu les sentir poindre à ses paupières. D'un mouvement brusque et sec, elle les chassa de ses joues, mais c'était peine perdue, car elles se virent immédiatement renouvelées par de nouvelles consœurs, toujours plus brûlantes et abondantes.

Elle avait les yeux à ce point embués par ces pleurs nerveux et incontrôlables qu'elle eut un mal terrible à déchiffrer le second message. Le tigre l'avait abandonnée au milieu de la caravane, une trentaine de seconde avant qu'elle ne parvienne finalement à venir à bout de la lecture de ce deuxième feuillet, sans doute pour aller informer l'Etat-Major de la situation désastreuse des troupes se trouvant au front de Shadowrift.

Un sanglot terrible échappa à Valkeyrie, qui tremblait d'horreur, alors qu'elle achevait de déchiffrer l'ultime communication que l'armée d'Otonomah avait fait parvenir à l'ambassade, faisant l'état du massacre qu'ils avaient été contraints de perpétrer aux portes de Shadowrift, et la façon dont Neferio Drake avait refermé son piège sur eux… Les victimes urksas n'étaient même pas dénombrées. Le communiqué faisait simplement état d'une « hécatombe ». Il restait moins de vingt pour cent des effectifs de l'armée, qui avait dû battre en retraite, ne laissant sur place qu'un minimum de soldats pour prétexter le maintien d'un siège dont le crédit misérable ne trompait d'ores et déjà plus personne.

La lapine laissa tomber la copie carbone au sol, et se dirigea vers la sortie de la caravane d'un pas titubant, les lèvres tremblantes, les yeux ruisselant de larmes, l'esprit paniqué. Elle revoyait constamment cette mère de famille, les veines tranchées, veillant de son regard mortifère sur ses enfants, qu'elle avait attaché sur leurs chaises afin de les voir mourir, avant de finalement les rejoindre. Une représentation terrifiante de la perte de toute notion, de toute émotion… Et elle avait l'impression de devenir à moitié folle. A chaque pas qu'elle faisait, l'idée s'amorçait toujours un peu plus, et elle avait beau la rejeter, la condamner, la repousser de toutes ses forces, de toute l'énergie psychique qu'elle était encore en mesure de déployer, elle ne pouvait la contenir, ni l'empêcher de devenir toujours plus concrète, toujours plus crédible. Elle se l'imaginait en détails. Glaciale. Terrifiante… L'image de sa mort. L'image de la mort de l'amour de sa vie. Ziegelzeig. Son corps noyé reposant dans les abysses du fleuve Brume, se décomposant lentement au gré des faibles courants glacés. Sa carcasse décharnée, déchiquetée par les ongles des agents serviles des ténèbres, les yeux arrachés, les membres désaxés… Ou bien ses restes éparpillés aux quatre vents, soufflés par la déflagration d'une explosion tonitruante. Elle s'effondra à genoux, submergée par un hoquet d'horreur qui lui souleva l'estomac, et elle vomit le peu de nourriture qu'elle était parvenu à avaler depuis la veille.

« — Valkeyrie ?! Vous vous sentez bien ! »

La lapine redressa la tête, trop épuisée pour noter l'ironie de la situation : une fois de plus, elle venait d'être prise par surprise par un interlocuteur inattendu. Samarca courait vers elle, l'air angoissé, sa robe en étoffe verte flottant derrière elle. La biche manqua de trébucher et de s'étaler de tout son long en travers de la route, mais recouvra son équilibre à la dernière seconde avant de ralentir sa course pour s'accroupir aux-côtés de la lapine, qui haletait et déglutissait avec difficulté, un filet de bave mêlé de bile s'écoulant lentement de ses lèvres retroussées par l'effort. Ses yeux continuaient à ruisseler de larmes, lui donnant un air particulièrement abattu et pitoyable.

Elle sentit la patte de Samarca se poser contre son dos et la caresser doucement, tandis qu'elle se pressait auprès d'elle, essayant de lui apporter un minimum de réconfort. Elle n'était pas très adroite à la manœuvre, mais cela toucha néanmoins la lapine, sans pour autant parvenir à la calmer.

« — Que se passe-t-il, Valkeyrie ? » s'enquit l'ambassadrice sur un ton particulièrement inquiet. « Où avez-vous mal ? »

Valkeyrie tenta de formuler une réponse, mais ne put émettre qu'un hoquet étranglé. Sa gorge était tellement contracturée par l'angoisse qu'elle ne parvenait même pas à émettre la moindre parole intelligible.

Croyant très certainement qu'elle était victime d'un malaise et qu'elle n'allait pas tarder à s'évanouir, Samarca se redressa, le museau tremblant de nervosité.

« — Ne… Ne bougez pas, d'accord ? Je… Je vais chercher de l'aide… »

« — N… Non… J… Je… Veux… Rester… Seule… » hoqueta la lapine d'une voix étouffée. Mais Samarca était déjà loin, s'éloignant vers le groupe rassemblé de l'ambassade, qui se massait autour du capitaine Stiryon et Spalmax, qui affichait une mine à la fois grave et dépitée… Il semblait sous le choc d'une révélation impitoyable. Visiblement, il venait d'être mis au courant de la situation au front, et il s'apprêtait à en faire l'exposé à l'ensemble du convoi…

Valkeyrie se hissa sur ses jambes. Non. Pas encore une fois. Elle ne pourrait pas entendre ces nouvelles une nouvelle fois. Pas de la voix de Spalmax. Cela leur donnerait trop de crédit. Cela les rendrait trop réelles… Il y avait encore une chance, peut-être, de fuir cette réalité, de l'empêcher de devenir concrète.

Cette pensée enfiévrée à l'esprit, victime d'une véritable crise de panique, consécutive d'un trop plein de pression qu'elle ne parvenait plus à contenir, Valkeyrie tituba maladroitement jusqu'à l'intersection de la rue déserte, laissant le groupe de l'ambassade dans son dos. Son ouïe fine percevait la voix lourde et émue de Spalmax, qui peinait à amorcer son discours.

« — Il nous est parvenu de mauvaises nouvelles du front… » commença-t-il, et ces propos lourds de sens furent suffisants pour motiver Valkeyrie à fuir de plus belle.

Oh, elle ne pouvait nier l'avoir redouté, en avoir fait maintes et maintes fois des cauchemars, et cela bien avant leur séparation et leur départ pour des destinations si distantes, si opposées… Si dangereuses. Mais non, définitivement, ça ne pouvait pas être réel, n'est-ce-pas ? Et puis, il fallait tenter de rester lucide, de garder espoir… Et alors lui revenaient sans cesse en tête les mots « hécatombe » et « moins de vingt pour cent » qui martelaient son esprit à un rythme démoniaque, la blessant intérieurement à la manière d'un sadique qui aurait trouvé très divertissant de marquer sa conscience au fer rouge.

Elle ne prit conscience de ce qui lui faisait face que lorsqu'elle percuta une rambarde de sécurité en acier, l'état misérable de celle-ci manquant de la faire céder sous son poids pourtant léger. Valkeyrie, le souffle court, une migraine atroce lui vrillant les tempes, et les yeux toujours trempés de larmes, redressa la tête pour faire face à un spectacle des plus incongrus.

Face à elle, se dressant au milieu d'une fosse d'excavation de près de cent mètres d'envergure, se tenait le plus énorme gisement d'étherite qu'elle avait vu de sa vie… Non pas qu'elle en ait jamais observé beaucoup, cela dit. Le seul qu'elle avait d'ailleurs eu l'occasion de contempler de ses propres yeux, était l'énorme cristal qu'exploitait la ville minière de Serpico, à une trentaine de kilomètres de Seyrault. Leur professeur les avait emmenés en excursion là-bas, lorsqu'elle était âgée de dix ans… Elle avait alors pensé avoir vu la plus grande émergence d'étherite pure au monde, et en avait été profondément émerveillée… Et pourtant, celle qui lui faisait à présent face était au moins trois fois plus grosse. Comment un tel gisement avait pu être laissé ainsi à l'abandon ? C'était pourtant une vraie mine d'or… Mais la ville la jouxtant, ou plutôt le hameau misérable qui l'exploitait visiblement, apparaissait pourtant comme minuscule et dénué d'intérêt d'un point de vue géopolitique. Valkeyrie se souvint que les Glamdremites se défiaient énormément de l'étherite au point de ne pas réellement l'exploiter, mais là ça dépassait l'entendement.

Elle n'y comprenait décidemment rien. Elle ne saisissait pas la logique de ce pays. Il la terrifiait. Et elle le haïssait. Elle aurait voulu être n'importe où, sauf ici. Auprès de Ziegelzeig, loin de ce monde de fou, en un endroit secret où on ne pourrait pas leur faire de mal, où ils seraient à l'abri, où elle pourrait prendre soin de lui, s'assurer qu'il allait bien… Qu'il était tout simplement vivant.

« — Il est vivant. » bredouilla-t-elle pour elle-même, braquant un regard empli de fureur en direction de l'impressionnant gisement d'étherite, qui brillait de cette lumière violacée aux nuances spectrales, dont les caractéristiques ne répondaient à aucune logique, pas même à la lumière, et ne reflétait jamais que son propre éclat.

Valkeyrie fronça les sourcils en redressant la tête, ignorante de la chaleur brûlante des larmes qui ruisselaient abondamment sur ses joues, inondant son pelage gris jusqu'à l'aplatir contre son épiderme. Elle scruta la surface irisée de l'émergence cristalline qui lui faisait face, essayant d'identifier son propre reflet dans l'opacité vaporeuse de cette matière venue d'un autre univers, d'une autre dimension… Un élément étranger à leur propre monde, mais que les habitants de Kiren s'étaient appropriés, accaparés, sans se demander si, éventuellement, cette source incroyable d'énergie ne pouvait pas avoir quelques propriétés dangereuses. La lapine fronça les sourcils. Elle ne pouvait se figurer sa propre image dans l'éclat tout à la fois morne et vivace de l'éther brut… Car il ne reflétait rien, en dehors de sa propre lueur intérieure. L'éther est égocentrique, avait une fois ironisé Ray, son père, qui avait une passion dévorante pour cette source d'énergie incroyable. Jamais il n'avait été plus dans le vrai qu'en cet instant, songea Valkeyrie.

« — Il est vivant. » affirma la lapine avec plus de conviction, tout en se cramponnant à la barricade d'acier branlante qui servait de garde-corps au gouffre béant de l'excavation, profond d'au moins vingt mètres.

Comment avait-elle pu se laisser persuader du contraire, même dans un moment d'égarement ? Elle se sentait stupide, mais pas moins perdue, pas moins confuse… Ziegelzeig avait survécu à pire… Bien pire que ça. Il avait surmonté des épreuves terribles, des douleurs insoutenables, l'horreur de son handicap… Et même ses propres ténèbres, le désir de vengeance… La quête muette et atroce d'une vie brisée… Il avait surpassé tout ça. Ce n'était certainement pas pour se faire avoir par la grande faucheuse au détour d'une guerre stupide. Non, pas question. C'était impensable. Il allait bien, elle en était certaine. Il était en vie… Elle le sentait au plus profond d'elle-même. Et elle ne laisserait plus la moindre pensée angoissée et paniquée venir s'opposer à cette vérité qu'elle clamerait haut et fort, car elle en avait la certitude absolue.

« — Il est vivant ! » cria-t-elle au milieu d'un sanglot incontrôlable, comme si mettre des mots sur ses espoirs pouvait leur donner une valeur plus concrète. « Il est vivant… Je le sais… Et je vais le retrouver… »

Toute plongée qu'elle était dans ses pensées et ses convictions, Valkeyrie n'entendit pas le pas rapide et feutré qui se glissa derrière elle. Une démarche nerveuse et avide. Elle ne perçut pas l'ombre fugace qui se dressa dans son dos… Elle n'eut pas même conscience de la présence d'une autre personne aux abords du gouffre, avant qu'elle ne soit violemment poussée vers l'avant. Une pression vorace dans son dos, sous la forme d'une véritable bourrade malveillante.

La lapine étouffa un cri et se retrouva projetée contre la barricade branlante, qui céda sous son poids dans un grincement sinistre. Elle voulut se retourner pour s'agripper à quelque chose, n'importe quoi, afin de maintenir son équilibre et ne pas basculer vers l'avant… Mais elle n'eut pas même la chance de faire volte-face. Elle sentit deux pattes malveillantes se plaquer contre ses épaules, et elle eut tout le loisir de percevoir la pression meurtrière qu'elles exerçaient pour la pousser une nouvelle fois vers la mort. Dans sa position précaire, Valkeyrie ne put se maintenir sur ses deux pattes, et son cœur se figea d'horreur lorsqu'elle sentit le sol se dérober sous ses pieds.

Elle bascula dans le vide, les orbites écarquillées, ses larmes embuant toujours ses yeux. Elle ne capta qu'une fine silhouette ombreuse penchée au-dessus du gouffre, et dont la taille diminuait sans cesse… A chaque fraction de seconde, un peu plus, tandis qu'elle tombait toujours plus bas, sans pouvoir se retenir à quoique ce soit, sans pouvoir émettre la moindre pensée cohérente, la panique bloquant tous ses sens communs. Elle n'avait même pas eu le temps de pousser un hurlement.

Le premier choc fut d'une violence terrible. Elle heurta quelque chose qui céda sous son poids en une myriade de débris et de copeaux de bois. Elle put percevoir un tintement métallique qui se précisa en une véritable cascade résonnante, tout autour d'elle, mais la seule perception concrète qui lui venait était la douleur intense, intolérable, qui lui ravageait le creux du dos. Elle serra les dents, et le premier son aigu parvint à s'échapper de sa gorge resserrée par l'horreur. Alors elle cria, mais le son désespéré qu'elle émit n'eut pas le temps de se préciser plus d'une demi-seconde. Son corps heurta la paroi de terre du gouffre, qui prenait la forme d'une cuvette abrupte, opérant un renflement jusqu'au fond de l'excavation… Et en dépit de la souffrance horrible qui lui ravagea le corps tandis qu'elle dévalait et tourneboulait sur elle-même le long de cette muraille pierreuse, ce fut certainement sa forme convexe qui lui sauva la vie.

Elle acheva sa dégringolade impressionnante en s'effondrant à plat ventre, au fond du gouffre minier, les débris et gravats provoqués par sa chute retombant tout autour d'elle. Valkeyrie n'avait pas perdu conscience, et en cet instant, elle aurait préféré qu'il en soit autrement… Tout son corps était au supplice. Elle s'était heurtée de toutes parts à des pierres saillantes, tandis qu'elle dévalait la pente, et elle sentait son sang ruisseler d'un peu partout, jaillissant abondamment des multiples plaies ouvertes qui ravageait son petit corps fragile. Elle gémit et éructa. Son cœur battait tellement fort qu'elle avait l'impression de le sentir derrière ses tempes endolories. Elle parvint à grand mal à rouvrir les yeux, ce seul mouvement oculaire lui demandant un effort terrible.

Il lui fallait à présent prendre le temps de bouger lentement chacun de ses membres… Il était improbable, à son sens, qu'elle ne se soit pas brisé quelques os. Aussi, préférait-elle y aller doucement pour éviter d'éveiller une souffrance intolérable qui aurait eu tôt fait de l'envoyer au tapis. Et la dernière chose qu'elle souhaitait, c'était de sombrer dans l'inconscience au milieu de ce puits minier, avec cet individu qui rôdait, quelque part autour d'elle, et désirait très certainement terminer le travail.

Ce fut seulement à cet instant que la révélation la frappa, aussi brutale et violente que la chute qu'elle venait de subir, et elle eut le sentiment de basculer une nouvelle fois, cette fois-ci dans un gouffre terrifié d'angoisses très justifiées… On venait d'essayer de la tuer. Et c'était un miracle –un vrai miracle– que cette tentative se soit soldée par un échec. La chute qu'elle venait de faire aurait dû la tuer, c'était certain… Si elle n'avait pas heurté la paroi de l'excavation, et glissé jusqu'au sol en suivant son étrange nivèlement, elle se serait écrasée au sol, et c'en aurait été finie d'elle.

La compréhension brutale de sa situation plus que précaire l'obligea à activer ses muscles et à prendre le risque de se relever, en dépit de la souffrance terrible qui lui ravageait tout le corps. Elle s'appuya sur ses pattes pour se mettre à genoux, mais ne parvint pas à se soulever plus de quelques centimètres, avant que son épaule gauche ne lui fasse défaut, et qu'elle retombe face contre terre en hurlant de douleur… Le visage tremblant, elle tourna la tête pour constater avec horreur qu'un étrange renflement déformait le textile de sa chemise, au niveau de sa clavicule… Elle était certainement démise, si elle ne s'était tout simplement pas brisée.

La lapine serra les dents, et se servit de son bras droit pour se relever, craignant une nouvelle rechute si un autre de ses membres venait se dérober sous la poussée, ce qui aurait de toute manière signifié son arrêt de mort, car elle aurait été incapable de se remettre sur patte. Fort heureusement, en dehors des tuméfactions, des contusions et des plaies sanguinolentes qui ravageaient son corps, elle n'avait pas à faire le constat atroce d'autres dégâts trop importants. Il y avait bien sa cheville droite qui lui faisait un mal de chien… Mais elle soutenait toujours son poids. Il ne s'agissait sans doute guère plus que d'une vilaine entorse. Rien qui ne soit trop handicapant pour le moment… Et de toute manière, avec son épaule démise, elle ne risquait pas de s'adonner à un exercice de varappe pour remonter à la surface.

La pensée angoissée qu'on venait d'essayer de l'assassiner continuait à la hanter, et à obstruer le reste de ses sens communs. Elle tituba jusqu'à un couvert, et s'y dissimula, espérant ainsi se dérober à la vue d'un éventuel assaillant. Elle resta tapie dans sa cachette pendant plusieurs minutes, qui lui semblèrent être des heures, tentant de profiter de cet instant pour se calmer et mettre de l'ordre dans ses priorités. Il ne servait à rien de focaliser sur ce qu'elle venait de subir pour le moment… Elle aurait tout lieu d'y songer et d'analyser le moindre détail de ce que sa mémoire engourdie parviendrait à lui restituer de l'incident. Mais il faudrait remettre ce travail d'investigation à plus tard. La première chose à faire, à présent, était de ressortir de ce fichu trou… Et d'en ressortir vivante.

Alors qu'elle s'extrayait du trou où elle s'était dissimulée, tout en grimaçant de douleur au moindre mouvement, un bruissement feutré attira son attention, provenant du côté droit… Là s'ouvrait une large galerie creusée, dont une partie ouvrait sur la cavité principale, et longeait les parois irisées de l'émergence d'étherite. Quelques échafaudages brinquebalants étaient fixés le long du mur principal de la cavité pierreuse. L'un d'entre eux avait d'ailleurs « amorti » la chute de la lapine, et s'était effondré autour d'elle, tandis qu'elle chutait au plus profond de l'excavation.

Valkeyrie tendit l'oreille dans la direction d'où provenait le bruit qu'elle avait perçu, et n'eut pas à attendre longtemps pour en entendre un nouveau. Il s'agissait d'un frottement régulier, lent et méthodique, qui se précisait dans sa direction… Des bruits de pas traînant. Comme si quelqu'un approchait au rythme d'une démarche pesante, sans trouver la force ni l'énergie de lever ses pieds.

Une ombre se dessina alors à l'orée de la galerie, et le sang de Valkeyrie se figea dans ses veines, tandis que son corps, tendu à l'extrême, se raidissait encore d'avantage.

Face à elle se tenait un homme… Ou plutôt ce qu'il demeurait d'un homme. Une barbe drue et épaisse, dissimulait à moitié son visage contorsionné par la douleur. Ses yeux ne parvenaient même plus à se mouvoir dans leurs orbites, et restaient irrémédiablement fixés vers le ciel, comme pour supplier une quelconque intervention divine. Son cou était tordu dans un angle improbable, tirant sa tête vers l'arrière tout en opérant une étrange torsion sur la droite… Les tendons de sa gorge étaient saillants, mais figés dans un immobilisme qui laissait douter à la lapine que la moindre parcelle d'air pouvait encore s'infiltrer dans la trachée maudite de cet organisme mourant. Son torse nu révélait sa maigreur affligeante, et laissait apparaître les marquages maladifs de ses veines noircies et saillantes, qui pulsaient encore d'une illusion de vie précaire. Enfin, ses membres étaient roides, durcis, tordus dans des contorsions qui donnaient à leur propriétaire une allure terrifiante d'insecte géant. Inamovibles, ses jambes soutenaient pourtant toujours sa carcasse, qui se voyait mue par une volonté effroyable… Le pas trainant venait de là, car l'homme ne pouvait quasiment plus bouger ses membres inférieurs. Seul le genou droit semblait à même de dicter un minimum la démarche très instable qui animait le corps. Et le son qu'il émettait… Un râle ténu et effroyable, qui témoignait de la difficulté d'aspirer la moindre parcelle d'air. Cet homme en était aux derniers stades de la Malepierre… Il allait très certainement mourir d'un instant à l'autre, mais ce n'était pas ce qui devait inquiéter Valkeyrie en priorité.

Car l'attitude agressive et la démarche claudicante de l'homme se précisait dans sa direction, et elle se souvint avec minutie de ce que le tigre lui avait appris, une vingtaine de minutes auparavant : dans les stades terminaux de la maladie, les affligés devenaient terriblement féroces et dangereux.

La lapine avala à sec, avant de se redresser, et de s'éloigner au plus vite dans la direction opposée. Elle n'eut pas fait dix pas qu'un nouveau bruissement massif attira son attention, provenant d'une galerie adjacente, à quelques mètres en amont. De l'embouchure jaillirent lentement trois nouveaux individus… Visiblement d'anciens mineurs et exploitants du gisement d'étherite, à en juger par les lambeaux vétustes de leur tenue vestimentaire. Tous étaient atteints au plus haut point par la Malepierre, et leurs corps déformés, tordus et rigidifiés, parvenaient tout juste à les soutenir encore, et à faire d'eux des monstres redoutables…

La panique commençait à gagner le cœur de Valkeyrie, mais elle s'obligeait à garder la tête froide. Elle pressa le pas du mieux qu'elle put, mais elle se voyait elle-même ralentie au plus haut point par ses propres blessures. A mesure qu'elle avançait, contournant du mieux possible les nouveaux venus, tout en maintenant le maximum de distance par rapport à eux, elle percevait de nouveaux sons feutrés, provenant de tous les recoins de l'excavation. Son regard terrifié se voyait attiré par de nombreux mouvements saccadés, qui se précisaient dans toutes les directions, tandis qu'au son de sa chute, et à présent de sa fuite éperdue et désespérée, elle éveillait l'attention de toujours plus de mourants. Et visiblement, ces entités, pastiches d'humanité, n'avaient qu'une seule aspiration, en dehors de leur souhait inconscient de trépasser au plus vite pour mettre un terme à leur existence de souffrances, et c'était d'entraîner avec eux, dans la mort, cette malheureuse urksa qui les avait tirés de leur silencieux sommeil agonisant.

Contournant la structure d'étherite massive, Valkeyrie déboucha sur un promontoire rocheux, au sommet duquel se tenait un échafaudage semblant relativement stable, et dont les différentes strates de bois se développaient en ramifications raccordant la paroi de terre au gisement d'éther, et semblaient remonter jusqu'à la surface. La lapine jeta un regard derrière elle pour constater avec horreur qu'une vingtaine de gisants se pressaient à présent derrière elle, la suivant de leur démarche lente, méthodique et meurtrière. Le plus étrange et perturbant venait du fait qu'aucun d'eux ne regardait concrètement dans sa direction, puisque leurs yeux de pierre étaient depuis longtemps figés dans une contemplation éternelle… Mais en dépit de cela, il semblait percevoir la présence de leur proie, et se dirigeaient tous vers elle d'un mouvement commun.

« — Ce doit être un cauchemar… » murmura Valkeyrie en secouant la tête et en boitillant jusqu'à la base de l'échafaudage. « C'est ça, oui… Un foutu cauchemar… »

Tout son corps lui faisait mal, et ça semblait pire à chaque seconde supplémentaire… Si elle s'était laissée aller, elle était certaine qu'elle se serait évanouie. Mais elle s'acharnait à maintenir sa conscience à flots, et ses sens en alerte. Grimper à l'échelle métallique en se servant d'un seul bras lui sembla une épreuve épouvantable, d'autant plus que l'ensemble de ses membres criaient au supplice. Mais elle serra les dents et, mugissante, parvint à atteindre le premier échafaud. En contrebas, les malades se pressaient aux abords de la structure sur laquelle la lapine se tenait à présent. Ils étaient peut être mortellement dangereux, mais ne risquaient pas d'être aptes à grimper à une échelle, avec leurs membres rigidifiés.

Maintenant qu'elle était hors d'atteinte de la menace venue d'en bas, Valkeyrie se décida à ignorer celle qui pouvait toujours potentiellement la surprendre depuis le haut, et s'autorisa à appeler à l'aide.

« — Hey ! HEY HO ! Quelqu'un ! Au secours ! Je suis en bas ! Je suis tombée ! »

Elle supposait qu'il était inutile de préciser dans son appel au secours qu'elle n'était pas exactement tombée, mais qu'on l'avait poussée… Elle aurait tout le loisir de le préciser lorsqu'on lui serait venu en aide… Si quelqu'un l'entendait, bien entendu. Si ça se trouvait, les urksas de l'ambassade étaient encore en train de débattre, d'échanger et de se lamenter par rapport aux effroyables nouvelles venues du front, et personne ne s'était encore aperçu de son absence.

Aussi, se décida-t-elle à mettre toutes les chances de son côté en pointant son bras mobile vers le ciel tout en concentrant son énergie arcanique. Elle projeta trois rayons de lumière successif en direction de l'ouverture du gouffre, espérant que ceux-ci monteraient assez haut dans le ciel pour effectuer un signal de détresse digne de ce nom.

« — A l'aide ! Spalmax ! Dandra ! Aidez-moi ! » hurla-t-elle de toutes ses forces, tout en tirant trois nouvelles salves.

Elle ne remarqua qu'à ce moment-là que plusieurs éléments de l'environnement réagissaient à ses manifestations arcaniques. Déjà, le gisement d'étherite s'était mis à vibrer d'intensité, comme s'il venait de s'éveiller et répondait aux arcanes qui lui faisaient écho. Cela ne surpris Valkeyrie qu'à moitié, car comme Gormekh le lui avait enseigné, l'éther ne répondait qu'à l'éther. Il n'y avait donc rien de surprenant à ce que l'usage des arcanes éveille une quelconque activité au sein d'une émergence d'étherite à proximité… Mais pour une raison inconnue, cette vibration énergétique la mit quelque peu mal à l'aise, presque comme si son arcane lui était arraché, ou lui devenait subitement étranger. L'autre réaction fut beaucoup plus impressionnante, mais également très inquiétante. Les malades atteints de la Malepierre étaient devenus subitement fou furieux, et s'agitaient en maugréant, leurs bouches et leurs langues tordues en des positions immuables ne leur permettant pas de manifester les hurlements ignobles qu'ils tentaient de générer, mais les laissant sans mal suggérer. En quoi l'usage des arcanes avait-il pu générer chez eux une telle effervescence, alors que quelques secondes encore auparavant, ils parvenaient à peine à se traîner lamentablement ?

Valkeyrie vacilla en percevant la structure de bois onduler sous ses pattes. Les gisants demeurés en contrebas ne pouvaient certes l'atteindre, mais la nouvelle voracité qui les gagnaient les avaient rendus plus agressifs encore, et ils frappaient à présent de leurs corps contre les pylônes de soutènement de l'échafaudage, menaçant de le faire s'effondrer d'une minute à l'autre.

Prise de panique, la lapine se mit à courir jusqu'au bout du plateau sur lequel elle se tenait pour atteindre l'échelle menant au niveau suivant. Il lui fallait absolument atteindre le sommet avant que la structure complète ne s'effondre totalement… Elle ne survivrait certainement pas à une deuxième chute, et les malades atteints de la Malepierre ne lui laisseraient pas le loisir de s'en réjouir, si jamais elle y parvenait, contre toute attente.

« — Val ? Val ! Où es-tu ? »

Son cœur s'immobilisant dans sa poitrine, Valkeyrie se figea sur place, tendant l'oreille, une expression de profond atterrement figée sur son visage. Elle venait d'entendre la voix de Spalmax l'appeler.

« — Valkeyrie ! Où vous cachez vous ? »

C'était la voix de Samarca qui venait de se faire entendre, à présent. Dans son égarement, la lapine avait complètement oublié que la biche s'était enquise de son état quelques instants avant ses déboires, et elle avait dû aller prévenir Spalmax… Inconsciemment, Valkeyrie loua Sélène pour la présence d'esprit et l'entêtement bienvenu de l'ambassadrice.

« — Je suis là ! Spalmax ! Samarca ! Dans le trou de l'excavation ! Au secours, vite ! »

Elle se mit à courir en direction de l'endroit où elle estimait avoir entendu leurs voix, avant de les voir se pencher pardessus le gouffre. Leurs silhouettes lui semblaient si petites… Ce trou était-il vraiment si profond ?

« — Val ? Comment t'es-tu retrouvée là en bas ? » lui lança Spalmax, dont la panique ne parvenait pas encore à affecter l'esprit analytique exacerbé qu'il arborait en permanence.

« — Pas de mon plein gré ! » rétorqua la lapine en continuant à courir.

Une vibration brutale manqua de la faire trébucher, et elle se rattrapa de justesse à un tréteau, tandis qu'un bruit aussi sec et brutal qu'un coup de fouet se faisait entendre, et que tout l'échafaudage se mettait à trembler. Valkeyrie lança un regard effaré par-dessus son épaule pour voir que l'une des cordes en acier maintenant la structure principale en place venait tout bonnement de céder, rendant l'ensemble encore plus instable.

« — Val ! » lui hurla Spalmax, ramenant son attention vacillante sur lui. « La portion sur laquelle tu te tiens est en train de se désolidariser du reste ! Cours, vite ! Si tu contournes le gisement, tu devrais atteindre une structure plus stable, je peux la voir d'ici ! »

La lapine se contenta d'acquiescer avant de se mettre à courir de toutes ses forces… Mais ses jambes ne la portaient que très mal, et poser sa patte droite au sol éveillait une douleur toujours plus insoutenable dans sa cheville… Peut-être que c'était plus grave qu'une simple entorse, en fin de compte. Elle serra néanmoins les dents, et tenta d'ignorer la douleur, tout comme le fait que la surface qu'elle arpentait semblait tanguer un peu plus à chaque pas qu'elle faisait. Au bout d'un vingtaine de secondes, elle entrevit dans le prolongement de l'échafaudage la structure plus solide dont Spalmax lui avait parlé. En jetant de petits coups d'œil paniqués au-dessus d'elle, elle pouvait voir les urksas de l'ambassade se rassembler en masse aux abords du gouffre, observant d'un air effaré la débâcle dans laquelle elle s'était fourrée.

Provenant d'une galerie attenante, légèrement surélevée, une masse sombre et raide s'effondra en contrebas, retombant lourdement en travers du chemin de Valkeyrie. La lapine se figea sur place, horrifiée, tandis qu'un mineur atteint par la Malepierre tournait son faciès contrit et terriblement absent dans sa direction. Au creux de sa main droite, qui semblait encore relativement mobile, il tenait une pioche massive qui, si elle apparaissait particulièrement usée par le temps, n'en serait pas moins suffisante pour réduire sa petite caboche de lagomorphe en purée. Valkeyrie frémit, en percevant le bruit de claquement d'un deuxième câble de soutènement qui se rompait, et elle sentit immédiatement l'inclinaison que prenait l'échafaudage, qui s'apprêtait à basculer en direction du gisement pour s'écraser contre la paroi d'étherite.

Elle s'obligea à ignorer toute raison, toute crainte et toute réflexion, se focalisant uniquement sur son instinct de survie le plus sauvage. Alors que le sol basculait sous ses pieds, et que le grondement de l'effondrement de la plate-forme se faisait de plus en plus concret, la lapine fonça vers le mineur, qui redressait péniblement sa pioche à son encontre. Au moment où il l'abattit dans sa direction, Valkeyrie fit un pas de côté, et se mordit les lèvres pour ne pas hurler de douleur suite à la torsion importante qu'elle imposa à sa cheville blessée. La pioche s'enfonça dans le bois composant l'édifice, et y resta coincée, laissant le champ libre à la lapine pour contourner son agresseur.

Mais ce-dernier n'avait pas dit son dernier mot. D'un mouvement leste et rapide, incroyablement vivace si l'on jugeait l'individu à la raideur terrible de son organisme, il referma sa poigne énorme, dure et froide comme de la pierre, autour des oreilles de Valkeyrie, qui hurla de douleur sous la pression exercée. Il la tracta alors violement en arrière, la projetant au sol, où elle dû se retenir en s'agrippant aux abords d'une planche vermoulue, afin de ne pas glisser en contrebats, tant l'échafaudage s'inclinait à présent dangereusement vers le vide… Quelques secondes encore, et les deux ultimes câbles d'acier cèderaient sous le poids de l'ensemble.

Valkeyrie parvint à se redresser à grand peine, mais ce ne fut que pour se voir surplombée par l'ombre massive et menaçante de son assaillant, qui se trouvait à présent au-dessus d'elle, et semblait désireux de l'entraîner avec lui dans la mort. Oh non, elle ne se laisserait pas avoir comme ça… Elle fronça les sourcils et dressa sa bonne patte en direction de son agresseur, concentrant une masse importante d'énergie arcanique dans ses doigts, avant de la projeter avec toute la hargne de sa volonté de vivre. La flèche luminique frappa le mineur en plein torse… La lapine constata l'effet de l'impact, percevant clairement l'énergie mordre l'épiderme… Avant qu'elle ne soit brutalement déviée. Le choc repoussa le mourant vers l'arrière, mais la projection arcanique fut purement et simplement rejetée sur le côté, presque comme si elle était entrée en contact avec une puissance contraire, assez puissante pour la contrebalancer. La flèche d'arcane luminique fila droit vers le gisement d'étherite, dans lequel elle s'enfonça comme dans du beurre, disparaissant sous la croute cristalline.

La réaction fut instantanée. Le gisement se mit à vibrer d'une intense lumière interne, projetant des ondes violacées tout autour de lui, tandis que l'ensemble de l'excavation se mettait à onduler et à trembler. Valkeyrie se redressa du mieux qu'elle put, profitant du déséquilibre momentané de son assaillant pour se faufiler sur le côté et poursuivre sa course le long de l'ultime échafaud la menant à la structure plus stable. Elle avait l'impression que son cœur allait exploser dans sa poitrine, et elle n'était même plus en mesure d'émettre la moindre pensée cohérente. Un craquement tonitruant se fit alors entendre, en provenance de l'énorme gisement d'étherite, qui sembla concentrer un flux d'énergie particulièrement puissant, qu'il relâcha brutalement sous la forme d'une multitude d'arcs étherés qui se mirent à frapper toute la zone environnante, en une véritable tempête foudroyante. L'un des éclairs frappa l'échafaudage à quelques mètres à peine de Valkeyrie, le pulvérisant littéralement sous la puissance déployée. La lapine poussa un hurlement strident, avant de bondir en avant, espérant rallier l'édifice qui lui faisait face dans un ultime saut puissant… Derrière elle, la structure bancale qu'elle quittait s'effondra finalement en une cascade de débris épars, au milieu d'un capharnaüm assourdissant, que seuls les éclats d'énergie éthériques, qui continuaient à frapper au hasard, parvenaient à surpasser en intensité.

Valkeyrie crut qu'elle n'aurait jamais assez d'élan pour atteindre le ponton de la structure qu'elle visait, et fut persuadée qu'elle allait manquer son coup et stupidement chuter dans le vide pour aller s'écraser en contrebas… Jusqu'à sentir se resserrer autour de sa seule patte valide deux poignes solides, qui la saisirent au vol, la hissèrent avec force, et la tirèrent à l'abri.

Les yeux écarquillés, ruisselant de larmes nerveuses, la lapine redressa la tête pour constater la présence de Dandra, qui se tenait à ses côtés, le souffle court, mais l'air néanmoins rassuré.

« — Bordel, j'ai cru que j'arriverais jamais à temps… » bredouilla la loutre.

Oubliant toute bienséance ou souci d'intimité, Valkeyrie se jeta brutalement dans les bras de Dandra, passant sa patte valide dans son dos avant d'enfoncer son visage contre sa poitrine, haletant avec force et se cramponnant à elle avec toute l'énergie du désespoir.

« — Merci… Merci… Merci, merci, merci… » sanglota-t-elle, complètement paniquée, tout en se serrant toujours plus contre son amie. Elle avait frôlé la mort à un tel nombre de reprises au cours des dix dernières minutes qu'elle n'en revenait tout simplement pas d'être encore en vie, à l'heure actuelle.

Dandra demeura interdite pendant quelques secondes, avant de finalement céder en passant doucement l'un de ses bras dans le dos de la lapine, lui transmettant un peu de réconfort physique, espérant que cela pourrait aider.

« — Là, là… Ça va aller… » déclara-t-elle du ton le plus rassurant qu'elle parvint à ménager. « Mais il va falloir te relever, maintenant, car nous ne sommes pas encore tirées d'affaire. »

Et comme pour confirmer ses propos, un arc d'énergie éthérique s'abattit à quelques mètres à peine des deux femelles, les faisant sursauter.

« — Bordel, mais qu'est ce qui se passe avec ce gisement ? » maugréa Dandra en aidant sa compagne d'infortune à se remettre sur ses pattes.

« — Je… Je n'en sais rien… L'un de mes arcanes a frappé le gisement… Et ça a déclenché une sorte de réaction en chaîne. »

« — Jamais entendu parler de telles réactions de l'étherite aux arcanes… » répondit la loutre en observant la masse cristalline, qui pulsait d'une lueur intérieure vibrante et résonnante. « Peu importe. Il faut qu'on te sorte de ce trou. »

La lapine acquiesça, et laissa Dandra la guider vers un escalier en bois contenu dans une sorte de structure en acier, qui remontait tout du long de l'édifice et semblait le raccorder aux bordures extérieures de l'excavation. Un point d'accès principal aux différentes strates du gisement, sans doute.

Alors que les deux urksas s'engageaient dans l'ascension des marches, le son ténu, mais néanmoins perceptible d'un affrontement violent leur parvint, en provenance des hauteurs. Elles se figèrent alors et tendirent l'oreille, leur attention focalisée leur permettant d'affirmer, qu'en effet, ce qu'elles percevaient semblait bel et bien être le d'un combat chaotique et désordonné, se déroulant en surface, le tout accompagné de cris acharnés, de hurlements d'effroi, et d'ordre inintelligibles, beuglés à corps perdu.

« — Qu'est-ce qui se passe là-haut ? » s'enquit Valkeyrie, atterrée de la tournure toujours plus désastreuse de la situation.

« — Aucune idée. » répliqua Dandra, dont le regard fixe ne se détachait pas des bordures supérieures du gouffre, qu'elle parvenait tout juste à percevoir, de là où elle se tenait.

Un nouvel éclair d'étherite violacé vint frapper la structure d'acier au sein de laquelle grimpait l'escalier qu'elles devaient emprunter, et le choc fut si violent que les deux femelles faillirent être projetées en arrière. Elles poussèrent un hurlement commun, cette démonstration de force leur faisant soudain comprendre qu'il ne valait mieux pas s'attarder là où elles se trouvaient, et elles se mirent à grimper le long de la longue série de marches qui les séparaient de la surface…


Là-haut, la situation était tout aussi désastreuse.

Spalmax essayait encore de comprendre comment tout avait pu tourner aussi rapidement au désastre.

Samarca était venue le prévenir que Valkeyrie ne se sentait pas bien, et semblait sur le point de s'évanouir. Ne l'ayant pas trouvée là où l'ambassadrice l'avait laissée, ils étaient partis à sa recherche, se dispersant dans le village de Telrim dans l'espoir de la retrouver au dans les plus brefs délais. Finalement, ils l'avaient localisée au fond de ce vieux puits de mine, aux abords de cette émergence d'étherite absurdement énorme… Et à peine Dandra avait-elle plongé à l'intérieur pour la secourir, faisant fi de toute prudence (au grand dam du chat), que depuis des galeries secondaires ouvrant sur la surface, s'était déversée sur l'ambassade une horde répugnante de pauvres hères, rendus fous par la maladie qui les rongeait… Des contaminés à la Malepierre, par dizaine, prenant le convoi au dépourvu, attaquant sans prévenir, et sans que les gardes, qui pour la plupart étaient encore dispersés dans les ruelles adjacentes, ne furent en mesure de mettre en place une stratégie de défense.

Immédiatement, Spalmax avait déchargé ses terribles éclairs arcaniques pour terrasser les créatures humanoïdes immondes et rigidifiées qui, en dépit de leur état lamentable, faisaient preuve d'une force et d'une agressivité terrifiante… Mais ses arcanes, même les plus puissants, semblaient avoir peu d'effet. L'épiderme durci et maudit des assaillants encaissait sans mal les éclairs qu'il projetait à leur encontre, et ils semblaient à peine déstabilisés. Quelle maléfice pouvait ainsi les prémunir à l'une des formes de magie les plus destructrice ?

Les gardes, qui étaient finalement parvenus à faire passer les membres de l'ambassade au couvert de leur protection (mais Spalmax constata avec effroi qu'au moins cinq victimes étaient déjà à déplorer), n'eurent pas beaucoup plus de succès à coups d'épées et de lances. Les lames ricochaient contre la peau pierreuse des mourants, sans parvenir à percer le blindage naturel qu'elle représentait à présent, et seuls les boucliers se montraient efficaces, permettant de repousser temporairement les assaillants, tout en leur faisant perdre leur équilibre, heureusement très précaire. Les flèches ricochaient tout simplement contre ces ennemis mortels, et finalement, les soldats convinrent qu'il valait mieux essayer de les entraver que de les mettre à mort, car au couvert de la maladie qui les rongeait, ils étaient devenus presque indestructibles.

Malheureusement, la manœuvre était des plus complexes, étant donné que toujours plus de contaminés faisait leur apparition, attirés par le tumulte du combat, et par les chocs assourdissants que générait le gisement d'étherite, devenu complètement fou, pour une raison qui échappait totalement à Spalmax. Il vit deux soldats se faire littéralement foudroyer par les éclairs d'énergie éthérique, qui les frappèrent de plein fouet en les projetant au sol… Les pauvres urksas étaient morts avant d'avoir touché terre. En l'espace de quelques minutes, le village fantôme de Telrim s'était transformé en un champ de bataille chaotique, au sein duquel l'ambassade urksa apparaissait comme complètement dépassée.

« — Il faut battre en retraite, et fuir ! » beugla le capitaine Stiryon en intimant à ses troupes l'ordre de se retirer en direction des caravanes du convoi. « Il faut profiter de la lenteur de notre ennemi, et ficher le camp, avant que les ambassadeurs ne soient d'avantage en danger ! »

Comme les troupes commençaient à lui obéir, Spalmax secoua la tête et protesta.

« — Mais Valkeyrie et Dandra sont toujours là-dedans ! »

Le zèbre jeta un coup d'œil frustré en direction de l'excavation, qui ressemblait à présent à l'épicentre d'une tempête luminique projetant des éclairs fous dans toutes les directions.

« — Si elles se trouvaient là-dedans, alors autant les considérer comme mortes. » répliqua le capitaine sans la moindre hésitation. « Ma priorité, c'est l'ensemble de l'ambassade. Je ne prendrai pas de risques pour du cas par cas ! »

« — Dans ce cas, vous me condamnez à mort ! » cracha Spalmax avec virulence. « Parce que je ne les abandonnerai pas ! »

Les poings serrés et la mine décidée, il tourna le dos au capitaine, tout en se saisissant d'une épée longue qui traînait au sol… L'urksa à qui elle avait appartenu n'en aurait plus jamais besoin… Sa carcasse fumante, foudroyée sans prévenir par un éclair perdu, gisait face contre terre quelques mètres plus loin. D'un pas rapide, Spalmax se mit à courir en direction des abords de l'excavation, vers laquelle se dirigeait un important groupe de contaminés.

« — Restez ici ! C'est un ordre ! » brailla Stiryon d'une voix paniquée. « S'il vous arrive quelque chose, vous entraînez la grande prêtresse avec vous ! »

Mais Spalmax resta totalement sourd à ces ordres et à cet avertissement, dont il reconnaissait la pertinence, mais qu'il décida sciemment d'ignorer. Ses amies étaient là-bas, en danger… Valkeyrie et Dandra… Dandra, la femelle dont il était tombé éperdument amoureux, sans même avoir cherché à deviner comment une telle chose avait pu se produire. Lui qui se faisait une loi de comprendre chaque chose, même le plus infime évènement, et se passionnait pour les faits, les corrélations et les conséquences, n'avait pas saisi comment, ni pourquoi, cette loutre avait éveillé en lui ces sentiments qu'il ne se connaissait pas, et auxquels il s'était toujours cru totalement étranger.

Il ne fut pas seul à partir au secours des deux malheureuses urksas. Lui emboîtant le pas de quelques secondes, sourd aux contre-indications de son supérieur, le lieutenant Dairn partit à foulées rapides en direction de la fosse minière. Stiryon le regarda faire, l'air incrédule, tandis que le furet dégainait son épée et rattrapait Spalmax, faisant courageusement front à une foule sans cesse grandissante de contaminés.

« — Grand Ordonnateur ! Lieutenant ! Revenez ici tout de suite ! » hurla le zèbre d'une voix intransigeante, sans obtenir la moindre réponse de ceux qu'il cherchait à alpaguer. Il ne parvint pas même à attirer leur attention.

« — Bordel ! » maugréa Stiryon en les voyant faire la sourde oreille et s'éloigner toujours plus loin. « Bon… Unité d'élite, avec moi, à la suite du Grand Ordonnateur, les autres, vous veiller sur les ambassadeurs et empêchez les contaminés d'approcher trop près du convoi ! »

Les soldats acquiescèrent et se regroupèrent immédiatement selon les ordres du capitaine, dont ils emboîtèrent le pas pour se diriger vers le groupe toujours plus massif d'humains rigidifiés, qui grandissait aux abords du gouffre, là où se trouvait l'accès principal au gisement.

« — Heurtez-les de front, mettez-les à terre et entravez-lez ! » ordonna Stiryon, tandis que son unité ne se trouvait plus qu'à une dizaine de mètres de leurs mortels ennemis.

Ils rattrapèrent Spalmax et l'entourèrent du mieux qu'ils purent, s'assurant ainsi de sa sécurité toute relative.

« — Vous me paierez ça, Spalmax. » vociféra Stiryon sans la moindre retenue.

Le chat se contenta de détourner le regard, tout en chargeant dans le creux de sa patte un flux d'arcanes particulièrement puissant, espérant que cet agglomérat d'énergie électrique serait suffisamment forte pour percer l'épiderme apparemment indestructible des contaminés.

Le plan de Stiryon vira à la débâcle générale en très peu de temps. Les humains étaient bien trop nombreux pour que sa stratégie d'immobilisation s'avère concrètement efficace. Les urksas qui s'y risquèrent malgré tout firent rapidement écrasés par le poids du nombre, et le sort atroce que leur réservèrent les contaminés hanterait les nuits de Spalmax jusqu'à la fin de ses jours. Néanmoins, le chat tenta de rester maître de lui-même, et déchargea le flux énorme d'énergie arcanique qu'il avait mobilisé, générant une véritable onde de choc électrique tout autour de lui, qui, si elle ne parvint pas à meurtrir ses adversaires, fut néanmoins assez puissante pour projeter une bonne partie d'entre eux plusieurs mètres en arrière, et surtout à les renverser au sol… Leurs corps rigidifiés rendant très difficile pour eux le fait de se remettre sur leurs pieds, l'action eut le mérite d'offrir un peu de temps au groupe de soldats qui s'affairaient aux abords de l'accès principal au gouffre de minage, leur permettant de se réorganiser.

Malheureusement, ce revers de fortune fut de courte durée… Presque comme si la décharge arcanique générée par Spalmax avait fait office d'aimant à éther, le gigantesque gisement cristallin fut parcouru d'une onde d'énergie terrible, qui se déchargea en un véritable orage d'arcs surpuissants. La zone toute entière fut ravagée par cette foudre violacée, créant des explosions tonitruantes et assourdissantes, qui envoyèrent urksas et humains valser dans toutes les directions, comme s'ils n'étaient guère plus que de banales poupées de chiffons.

Dandra et Valkeyrie avaient atteint la plateforme de raccordement à la bordure du gouffre au même moment. Tandis que se dessinait sur leur visage le soulagement d'enfin échapper à l'enfer des profondeurs, elles se figèrent sur place en voyant se déchaîner, à une dizaine de mètres d'elles, une véritable tempête éthérique. Visiblement, la surface n'était pas beaucoup plus accueillante.

« — Mettez-vous à l'abri, toutes les deux ! » vociféra Spalmax à leur attention, depuis le couvert d'une charrette renversée, qui ne le protègerait pas grandement de la foudre éthérée, si elle venait à s'abattre à proximité.

Tandis que Dandra plaquait sa patte contre son épaule afin de l'obliger à reculer, Valkeyrie fronça les sourcils, captant l'apparition de trois silhouettes, à une centaine de mètres derrière le chaos du champ de bataille. Il s'agissait visiblement de trois cavaliers qui arrivaient dans leur direction au grand galop. La lapine concentra sa vue, essayant d'identifier la nature de ces nouveaux intervenants, s'attendant immédiatement au pire, étant donné la façon qu'avait le sort de s'acharner sur eux en rendant la situation toujours plus désastreuse.

Elle n'eut néanmoins pas le temps de vérifier l'identité de ces cavaliers, car un éclair surpuissant d'énergie éthérique s'abattit à quelques pas seulement d'elles, générant une onde de choc qui les propulsa violemment en arrière. Valkeyrie sentit son corps flotter en apesanteur, comme si elle percevait l'intégralité des évènements au ralenti, avec une acuité visuelle décuplée, transfigurant chaque détail pour lui donner l'éclat brillant d'un ultime instantané, soldant définitivement cette parcelle de sa vie, qui dans quelques instants, changerait à tout jamais. A ses yeux horrifiés, ce qui suivrait ne pouvait être que la mort. Elle sentait sans mal que le choc l'avait éjecté sur le côté, certainement en direction du vide. Voir que Dandra avait percuté une paroi de confinement et était retombée lourdement sur le plancher boisé fut une forme de soulagement étrange, qui vint amoindrir la détresse pesante qui l'oppressait actuellement. Son champ de vision capta également Spalmax qui tendait sa patte vers ses deux amies, le visage déformé par un cri d'horreur. Dans ses pupilles félines écarquillées, Valkeyrie pouvait saisir le reflet brillant de l'éclat violacé consécutif à l'explosion de la foudre d'éther, dont les particules presque insaisissables flottaient à présent tout autour d'elle, comme pour l'accompagner vers un destin qu'elle était loin, très loin, de se figurer…

Son corps heurta violemment la paroi brute du gisement d'étherite, qui se fendit à ce contact, et dont une large parcelle se brisa en éclats crépitants d'énergie, qui accompagnèrent la chute de la lapine en contrebas. Instinctivement, Valkeyrie tenta de se raccrocher de sa patte valide à la paroi, se déchiquetant brutalement la paume et les doigts contre la surface cristalline, tranchante comme du verre. Presque immédiatement, jaillissant de ces nouvelles blessures profondes, les arcanes luminiques de la lapine explosèrent littéralement… Depuis sa patte mutilée se mit à jaillir une fontaine de lumière aveuglante, à la puissance terrible, qui balaya l'espace vide de l'excavation, pulvérisant littéralement le moindre infecté avec lequel elle entrait en contact, jusqu'à les réduire à l'état de poussière vaporeuse. La douleur de ce déchargement de puissance incommensurable, auquel elle ne comprenait rien, si ce n'était qu'il n'avait rien de naturel, fut tellement forte que Valkeyrie ne sentit même pas le choc abrupt qui parcourut son corps, tandis qu'elle retombait lourdement sur le plancher vermoulu de l'étage inférieur. Comme sa patte, transformée en un déversoir continu d'énergie arcanique, continuait à pulser avec virulence, projetant toujours plus de lumière dévastatrice dans toutes les directions, la lapine saisit son poignet en hurlant de terreur et de souffrance, espérant pouvoir en récupérer le contrôle par la force… Les yeux écarquillés, elle vit alors pleuvoir sur elle la cascade de fragments cristallins qui avait accompagné sa chute. Sa respiration se bloqua. Sans réellement comprendre pourquoi, elle eut une pensée pour Ziegelzeig, et espéra qu'il saurait lui pardonner.

Avant même de ressentir la douleur effroyable de la mutilation qu'elle venait de subir, Valkeyrie se trouvait déjà ailleurs.

Elle n'avait même pas pris conscience de la transition étrange de l'environnement. Tout s'était fait à la vitesse d'un battement de cil. Autour d'elle, il n'y avait plus aucune trace de l'exploitation minière, ni du gisement d'étherite devenu complètement hors de contrôle… Un calme étrange régnait, mais il n'avait rien de rassurant… Peu à peu, elle prit conscience du cadre dans lequel elle se trouvait.

Le ciel avait la couleur du sang, et il se fendait concrètement de part en part en une cataracte malsaine et pulsante, qui ruisselait comme une plaie infectée vomit du pue. Les humeurs grisâtres, à l'éclat brûlant, qui s'écoulaient de cette blessure céleste, tombaient aux alentours en une épaisse pluie acide, qui corrodait la matière et la rongeait jusqu'à la moelle, tout en émettant des vapeurs fumantes et nauséabondes. Ces volutes opaques rejoignaient la fumée âcre qui s'élevait depuis les ruines en flammes de la cité au sein de laquelle Valkeyrie se trouvait, et qu'elle identifia sans mal comme étant Otonomah. Elle reposait d'ailleurs, à genoux, sur les décombres du Grand Chronographe, dont le télescope, flèche d'ivoire miroitante, perçait grotesquement les gravats pour se dresser vers ce ciel corrompu, masqué de nuages rougeâtres si denses et miroitants, qu'on aurait pu les confondre avec la chair remuante d'un écorché vif.

La lapine baissa la tête. Elle ne le voulait pas. Mais en ce lieu étrange de mort et de désolation, elle ne contrôlait rien, pas même son propre corps. La tête reposant sur ses cuisses maculées de sang, gisait Ziegelzeig, les yeux révulsés et la bouche entrouverte. Elle n'avait pas besoin de se concentrer sur l'absence de mouvement caractéristique de sa cage thoracique pour comprendre qu'il était mort. De sa gueule pendait pitoyablement sa langue rose, encore recouverte de salive chaude… Valkeyrie aurait aimé pleurer et hurler, mais ce cauchemar ne le lui autorisa pas. Elle n'était pas là pour s'apitoyer, pour se plaindre, geindre ou se lamenter.

Elle était là pour voir. Voir ce que l'Ether voulait qu'elle voit. Voir ce vers quoi Kiren s'acheminait.

Sa fin.

Pure. Simple. Définitive.

Et elle avait une forme. Elle avait une silhouette. Elle avait un corps. Elle avait un visage. Elle avait des traits.

Elle se tenait juste devant elle, à quelques mètres à peine.

Valkeyrie aurait souhaité succomber plutôt que de la voir. Mais elle n'était pas là pour mourir. Pas encore.

L'Annihilation du monde avait la forme d'un pantin désarticulé aux articulations noueuses, faites d'une chair molle recouverte de veinules bleuâtres et répugnantes, qui battaient au rythme d'un sang noir et épais. Il s'écoulait par endroits à la manière d'une huile pestilentielle, s'exfiltrant depuis les replis d'une peau fragile à la couleur blanchâtre, et à l'aspect de marbre. L'entité était maigrelette, ses membres étaient longs, graciles mais odieux, désarticulés, et immobiles. Aurait-elle émit le moindre geste que sa pantomime aurait réduit l'esprit de Valkeyrie à néant. L'observer à l'arrêt était déjà bien assez éprouvant. Entièrement nue, elle ne présentait aucun organe génital. Son corps était lisse, dénué de reliefs, harmonieux autant que disgracieux, attirant autant que repoussant. Il se tenait droit, légèrement vouté vers l'arrière, tendant vers le ciel son poitrail percé par la pointe d'une épée d'apparence divine, brillante, aux lignes si pures qu'elle ne pouvait avoir été forgée de la main d'un mortel. De la blessure béante que pratiquait cette arme s'écoulait un amas considérable de liquide noir… Mais l'empalement n'avait pas eu raison de l'Annihilation du monde. De sa blessure était provenue la ruine et la dévastation… Et la beauté de cette lame, supposée symboliser l'espoir, était provenue la plus massive des corruptions. La garde et le manche dépassaient dans le dos de la créature en une protubérance obscène. Des ramifications charnelles les avaient envahies, s'étaient lovées autours d'elles, en épousant les contours, fusionnant avec la matière, s'infiltrant dans le maillage et l'acier. L'entité s'était appropriée la lame, avait fusionné avec elle, en avait tiré sa puissance.

Oh, Valkeyrie pouvait maudire autant qu'elle le voulait la force qui agissait sur elle, dans cette dimension à part, à laquelle elle aurait préféré substituer la mort, elle n'y couperait cependant pas… Son corps incontrôlable redressa la tête pour contempler le chef de la chose immonde, immortelle et éternelle qui lui faisait face. Sous une masse de cheveux blancs, aussi fins que volages, qui remuaient au rythme d'un courant d'air pourtant inexistant, un visage pure et infantile se dessinait. Ses contours gracieux semblaient si beaux et harmonieux qu'ils ne pouvaient qu'être d'origine démoniaque… Ce visage était fendu d'une ligne de démarcation, qui partait d'une oreille à l'autre, tout en joignant chaque bordure de la bouche au passage… Le même liquide noir s'écoulait en fins liserés corrompus, depuis cette fine tranchée, qui venait transfigurer ce visage magnifique, pour le transformer en quelque chose d'effroyable et de monstrueux.

Un souffle insaisissable balaya la chevelure fantomatique de l'entité, libérant momentanément son front, mais surtout ses yeux.

Ce que Valkeyrie vit à l'intérieur de ces orbites noires et creux, où rien ne brillait, si ce n'était le néant le plus absolu, elle ne sut le définir, pas plus qu'elle ne fut en mesure de le comprendre, ou même de l'appréhender. Une parcelle de son esprit se brisa, et si elle ne s'était pas trouvée en état de transe, à cet instant, sans doute cette ultime vision aurait été suffisante pour la terrasser sur l'instant.

Son corps imaginaire se mit à hurler d'horreur. Un cri strident, qui avait une évocation si désespérée qu'il prenait à parti ce qu'il advenait d'elle, dans cette vision terrible qu'elle ne parvenait à définir. C'était le cri de l'ultime survivante d'une terre à l'agonie. Valkeyrie le savait. Elle l'avait compris. La chose avait tout annihilé, et il ne restait plus qu'elle. Elle se trouvait là, face à la fin des temps… Un ultime rempart, qui ne trouvait plus qu'une chose à faire.

Hurler.

Hurler à jamais.

Et son hurlement lui sembla tout à coup plus concret, résonnant avec plus d'exactitude à ses oreilles. Elle n'hurlait plus de terreur, à présent, mais de douleur.

Au-dessus d'elle se tenait une créature massive, au faciès léonin, dont l'épaisse chevelure était surmontée par deux cornes massives, qui glissaient en direction de sa nuque. La bête était énorme, mais vêtue d'une armure ciselée, frappée des écussons appartenant aux chevaliers de Glamdrem. Sa vision obstruée ne parvenait pas à saisir avec exactitude qu'elle était cette chose, ni ce qu'elle lui voulait. Elle avait trop mal pour émettre la moindre pensée cohérente. Jamais elle n'avait souffert à ce point. La douleur était si intense qu'elle ne parvenait même pas à concrètement la localiser.

« — Aidez-moi à la tenir. » ordonna le chevalier à tête de lion, en relevant un linge blanc maculé d'un sang rouge et vif. « Elle convulse. »

Deux paires de pattes vinrent se plaquer contre ses épaules, la maintenant au sol, amoindrissant du mieux qu'elles le pouvaient les spasmes qui ravageaient son organisme, et auxquels elle n'avait même pas prêté attention depuis son retour à la réalité.

Valkeyrie voulut se débattre, se mettre hors de portée… Son instinct de préservation, sa panique irraisonnée, la souffrance abjecte et insurmontable qu'elle éprouvait, la poussaient dans des retranchements extrêmes, où la cohérence n'était plus de mise… Mais elle ne put émettre le moindre geste. Ses jambes refusaient d'obéir. Elle balaya le bas de son corps d'un mouvement oculaire qui la mit au supplice, et lui fit enfin comprendre d'où venait la souffrance atroce qu'elle ressentait… Elle provenait de son œil. De son œil droit… Qu'est-ce qui s'était passé ?

Se tenant à califourchon en travers de ses jambes afin de les immobiliser, une jeune humaine à la taille svelte, un capuchon recouvrant ses longs cheveux blonds, maintenait entre ses mains sa patte droite… Il semblait que cette-dernière se soit décidée à arrêter de projeter des arcanes luminiques aussi violents qu'incontrôlables dans toutes les directions. Elle était présentement emmitouflée par un étroit réseau de bandelettes serrées à l'extrême, recouvertes de sigles étranges, semblables à des runes incantatoires… Mais Valkeyrie n'en avait jamais vu d'une telle nature… Et elle avait trop mal pour maintenir son attention focalisée là-dessus plus longtemps, de toute manière. De fait, elle laissa retomber sa tête en arrière, gémissant toujours, contenant ses hurlements endoloris du mieux qu'elle le pouvait. Les urksas qui se tenaient au-dessus d'elle, maintenant ses épaules afin de la plaquer au sol, étaient Spalmax et le lieutenant Dairn. Ce-dernier lui offrit un sourire, mais il n'avait rien de vraiment rassurant.

« — Hey… » bredouilla-t-il sur d'un ton maladroit, dont il ne maîtrisait qu'à grand mal les élans paniqués. « Tout va bien se passer, Valkeyrie, d'accord ? Accrochez-vous. »

La lapine aurait aimé acquiescer, mais une légère pression vint se faire contre son œil droit, et elle crut qu'on lui fendait la tête d'un coup de hache, tant la douleur fut horrible. Elle poussa un hurlement incontrôlable, et chercha à se débattre par tous les moyens possibles… Mais rien n'y fit, elle était trop fermement entravée au sol.

« — Bon, ça commence à bien faire ! » lâcha une voix brusque et froide, provenant du côté droit. Valkeyrie ne pouvait voir qui venait de proférer ces paroles impétueuses, mais il s'agissait très certainement d'un troisième inconnu. « Est-elle en état d'être déplacée ? »

« — Elle a l'œil crevé, Reinhart. » répondit le colosse au visage de lion, en secouant la tête. « Je dois lui prodiguer les premiers soins avant toute chose. »

« — Je ne peux pas attendre que nous la conduisions jusqu'à Rifflebraise pour l'interroger. » contesta le dénommé Reinhart. « C'est trop important. »

« — Fais comme tu veux. Mais tu n'en tireras rien dans son état, à mon avis. »

Un bruit de pas se fit entendre, tandis que Reinhardt entrait dans le champ de Valkeyrie. Ce fut seulement à cet instant qu'elle se rendit compte que celui-ci était réduit de moitié. Une part consciente de sa psyché ironisa alors du fait qu'il vaudrait mieux qu'elle s'y fasse, car elle ne verrait plus que les choses à demi, à partir de maintenant… Et loin de la faire rire, elle sentit qu'elle allait pleurer. Verser des larmes de sang.

Reinhart était un homme rude, aux allures étranges de vagabond, ou de rôdeur. Il était fin et musculeux, grand, élancé, lourdement équipé. Il portait une longue veste noire, bardée de sangles et de ceinturons, auxquels étaient fixés divers accessoires que la lapine ne parvenait de toute manière par à identifier. Elle concentra donc le peu d'attention qu'elle parvenait à ménager sur le visage de cet individu. Son faciès était maigre, émacié, aussi aiguisé qu'une lame bien affutée. Son âge était indéterminable… Selon l'angle sous lequel on l'observait, on aurait pu lui donner trente ans, ou bien cinquante. Une masse longue et fine de cheveux gris tirant sur le blanc, retombait en cascade de chaque côté de son visage, et se voyait couronnée par un impressionnant chapeau noir, aux bordures recourbées et usées. Valkeyrie avait déjà vu cet attirail, lors de l'une des réunions improvisées qu'avait tenu Spalmax auprès des ambassadeurs, en vue de les informer du mieux possible à propos des us et coutumes Glamdremites. Ce Reinhart était un Inquisiteur… De quel ordre ? Valkeyrie l'ignorait totalement, et s'en moquait éperdument, en cet instant. Elle luttait tout simplement pour rester consciente, et cela lui demandait déjà énormément d'énergie.

« — Vous l'avez vu, n'est-ce-pas ? » questionna Reinhart d'un ton impérieux, tout en la scrutant avec intensité.

Le cœur de la lapine se figea dans sa poitrine. Cet homme n'avait pas besoin de préciser sa pensée pour qu'elle comprenne à quoi il faisait référence. Elle sentit un sanglot enfler dans sa gorge, et des larmes brûlantes envahir ses yeux… Ou plutôt son œil. Des tremblements incontrôlables parcoururent l'intégralité de son corps, qui s'était pourtant raidi, tendu à l'extrême.

« — Dites le moi. » insista l'Inquisiteur, qui ne faisait preuve d'aucune concession. « Dites-moi si vous vu l'Empalé ! »

Entendre quelqu'un d'autre, un inconnu complet de surcroît, faire ainsi référence à la vision d'horreur dont elle avait été victime apportait un crédit bien trop important à celle-ci pour que la conscience de la lapine puisse surmonter un tel choc.

Valkeyrie s'était évanouie avant même d'avoir décidé si elle souhaitait, ou non, répondre à cette terrible question.