Rose fanée

Une rubrique nécrologique dans le journal L'Époque fit basculer une vie.

M. le vicomte Raoul de Chagny a l'immense douleur de vous faire part du décès de Mme la vicomtesse Christine de Chagny, née Daaé, entrée dans la lumière de Dieu le 27 novembre 1881. Ses obsèques auront lieu en l'église de la Madeleine le 1er décembre.

Ils n'avaient été mariés que quelques semaines avant qu'elle ne meure soudainement de la fièvre typhoïde.


Érik avait vu le Persan pour la dernière fois deux semaines plus tôt.

Lui aussi s'éteignait, mais sa combustion était lente et contenue, là où Christine avait brûlé ardemment en quelques instants.

Le hasard lui fit lire la petite annonce dans L'Époque.

Il l'interpréta comme un signe du destin, un ultime revirement, un dernier pied-de-nez à toute sa vie d'horreur. La femme qu'il aimait était partie avant lui, qui se laissait mourir d'amour pour elle.

Elle n'avait même pas eu le temps d'aller au Nord du monde.

Elle était encore à Paris.

On l'enterrerait demain.

Le bois, la terre, la pierre et la neige recouvriraient son corps délicat comme autant de manteaux.

Sa chair devait déjà être glacée, ses membres raidis, ses yeux fermés, ses lèvres bleues. Le vicomte aurait souhaité qu'elle soit revêtue de la robe de mariée qu'elle avait à peine ôtée lorsqu'elle quitta ce monde.

Peut-être porterait-elle encore l'anneau que lui, Erik, lui avait offert en guise de cadeau de mariage, celui qu'il lui avait demandé de lui restituer lorsqu'il quitterait ce monde, sans prévoir un seul instant qu'elle puisse s'en aller avant lui.

Atroce ironie.

Il avait presque l'habitude.

Mais au-delà de l'immense chagrin qu'il éprouvait, l'idée qu'un tel hasard puisse survenir lui semblait si décidément risible qu'il refusait d'y croire. C'était sa revanche.

La Fortune lui offrait sa femme morte après l'avoir reprise au vicomte.

Il n'allait pas se gêner.

Au contraire.


On enterra Christine Daaé le lendemain, comme prévu.

Erik n'était pas aux funérailles.

Raoul, exsangue, perdit connaissance lorsque la dalle se referma sur le corps de sa bien-aimée.

Une maigre silhouette toute de noir revêtue l'ôta le soir même et s'empara du corps de Christine, revêtu de sa robe de mariée, l'anneau au doigt comme il l'avait prédit.

La tombe fut refermée, comme si de rien n'était.

Il porta son précieux fardeau dans la demeure du Lac, le coucha dans le lit, employa les quelques derniers jours de sa misérable existence à agrandir le cercueil.

Puis, il y coucha le cadavre raide et glacé de Christine.


Ce fut leur seule nuit ensemble avant l'éternité.

Jamais auparavant, même lorsqu'elle avait accepté d'être sa femme vivante, elle n'avait reposé à ses côtés.

Ce fut une nuit d'intense amertume.

Mais il n'interrompit pas son étreinte.


Lorsqu'il son dernier souffle sur le point de quitter ses lèvres, son ultime geste fut d'enclencher une trappe.

« Ensemble dans la mort. »

Il ramena son bras autour de Christine.

Un mécanisme rabattit sur les deux corps étreints le couvercle du cercueil.

Rideau.


Erik est mort.

Raoul de Chagny honora la promesse de sa défunte épouse. Il enterra le Fantôme de l'Opéra.

Il ne savait pas.