« Je dois partir. »

C'est la phrase la plus sincère qu'elle ait prononcée depuis son retour. Et, l'espace d'une seconde, elle veut la ravaler, opérer un retour en arrière et tout annuler. Parce qu'elle les voit chavirer. Le mouvement est à peine perceptible mais il est là. Elle pense à ces arbres élancés, au sommet des montagnes, enracinés dans une terre trop rare, trop aride, chancelants sous l'attaque des vents.

« Je suis désolée, tellement désolée… »

Elle ne sait pas ce qui est le pire : le regard transparent, dévasté d'incompréhension de Sam ou celui, fuyant et dur, de Dean. Alors elle ment.

« J'ai juste besoin d'un peu de temps. »

Elle s'approche de Dean, dont le visage est toujours détourné d'elle, mais il recule, dans un geste si instinctif de rejet, de refus, qu'elle n'insiste pas. Elle prend le journal de John sur la table, vient vers Sam, l'étreint lentement : « Je t'aime. » Elle sent les bras de son fils se serrer autour d'elle, hésitants, entend la respiration qu'il retient. Elle le lâche, regarde Dean. « Je vous aime tous les deux. »

Ces mots-là mentent encore mais elle les leur offre, en espérant de toutes ses forces qu'un jour ils ne lui écorcheront plus la gorge.

Puis, elle traverse la pièce, saisit son sac au passage, d'un geste plus fluide, plus léger qu'elle ne l'aurait voulu, monte les escaliers, ouvre la porte, et s'en va.

Sam la suit du regard. Dean non. Quand elle disparaît de sa vue, il se tourne vers son frère. La porte du bunker grince, puis claque. Il frémit. Dean non.


À l'absence, Sam avait associé le son dévorant du feu, le hurlement des chiens. S'y ajouterait à partir de ce jour le cri du métal contre le métal.

Silence.

Dean, sans lever les yeux, recule lentement. Trois pas. Jusqu'à ce que son dos touche le pan de mur séparant la bibliothèque de la salle des cartes. Il se laisse glisser au sol. Ses bras entourent ses genoux relevés. C'est l'appel de la terre. Quand le ciel reste sourd, quand le présent fait mentir ses propres promesses, la terre est là.

Silence.

Dans l'esprit de Sam, le même décompte tourne, obsessionnellement. Six jours. Elle est restée six jours avec nous. Trois jours avec moi. Trente trois ans d'absence et elle nous laisse au bout de six jours, au bout de trois jours.

Pourquoi ?

Il est toujours debout, dans l'écho tonitruant de cette porte qui s'est refermée sur celle qui n'a pas voulu d'eux. Dans le silence tout aussi assourdissant de son frère, assis sur le béton froid, immobile, regard baissé.

Un vertige. L'espace autour de lui est soudain trop vaste, les plafonds trop hauts. Son centre de gravité semble lui avoir échappé. Oui, il est là, au sol. Dean.

Sam le rejoint et s'assoit à côté de lui. Ils ne parlent pas, ne se regardent pas, ne se touchent pas.

Cinq minutes plus tôt, seulement cinq minutes plus tôt, ils étaient encore trois, englués dans une réalité compliquée, à l'aube d'un avenir à construire, difficile certainement, formé de chemins tortueux, partiellement recouverts d'ombres, mais ils étaient encore trois. Maintenant…

Maintenant, Mary a emporté l'avenir. Et ils ne sont plus que deux. Encore une fois.


Le temps coule, indifférent, ils ne bougent pas.

Les pensées de Sam se bousculent, ricochent, sans suite, butent sur les détails.

Elle n'a pris que son sac et elle est partie. Des fringues pour deux jours, un téléphone, un flingue, cent dollars. Pas de voiture, pas de papiers, pas de contacts. Nous lui aurions tout donné, elle n'a rien demandé. Elle ne connaît rien de ce monde et elle part les mains vides.

Comme on s'évade.

Pourquoi ?


Dans le silence figé, la sonnerie d'un téléphone explose. Dean se remet brusquement en mouvement et à gestes fébriles, inhabituellement maladroits, sort l'appareil de sa poche. Sam retient sa respiration.

Elle appelle. Elle regrette. Elle revient.

Il décroche, porte le téléphone à son oreille, entrouvre les lèvres, et se fige. Sam regarde son frère, ne comprend pas. Le silence s'étire. Puis Dean, sans le regarder, lui tend l'appareil. Sur l'écran, le nom de Cass. Sam hésite. L'espace d'un instant, l'ordre des priorités semble totalement dépourvu de sens. Foutez-nous la paix, tous. Son corps décide pour lui, en pilotage automatique, il saisit le téléphone.

« Dean ? Allô, tu m'entends ? »

Sam se râcle la gorge, appuie sur le haut-parleur, pose le téléphone entre eux.

« Cass, du nouveau ? »

« Sam ? »

« Oui. Je t'écoute. »

« J'ai essayé de t'appeler plusieurs fois, tu ne répondais pas. Tout va bien ? »

« Oui. »

« Dean est avec toi ? »

« Il est là. Vas-y. »

Du récit confus et digressif de Castiel, la partie analytique de l'esprit de Sam enregistre les informations pertinentes pendant que l'autre, la partie sensible, tournoie encore, éperdue, dans le vide ouvert par un grincement de métal.

Cass et Crowley font équipe. Lucifer porte la peau d'une star déchue. Et Rowena l'a catapulté au creux des abysses. Leur vie n'arrêtera donc jamais de s'auto-parodier. En d'autres circonstances, ils auraient presque pu en rire.

« Sam ? Dean ? Vous m'avez entendu ? »

« Oui… Oui, c'est ok. Merci pour les infos. »

« Je vais passer au bunker dès que j'aurai réussi à me débarrasser de Crowley. Nous devons réfléchir à la suite. Lucifer va forcément revenir. »

Sam tourne la tête vers Dean. Il n'a toujours pas bougé, le regard perdu devant lui, n'a pas prononcé un mot.

« Écoute Cass… Il n'y a pas d'urgence… On revient tout juste d'une chasse un peu compliquée, on est morts. On te rappelle demain, ok ? »

« Vous êtes sûrs que tout va bien ? »

« Oui. Ne t'inquiète pas. À demain. »

Il raccroche et fait glisser le téléphone au sol, loin d'eux. Dean ne réagit pas, ne dit rien. Parce qu'il veut encore croire qu'un semblant de normalité subsiste, Sam demande : « Qu'est-ce que tu en penses ? »

Dean ne répond pas, ferme les yeux, appuie sa tête contre le mur, ses bras relâchent la pression qu'ils maintenaient autour de ses genoux relevés, retombent à ses côtés. L'allogène au-dessus d'eux projette l'ombre de ses cils sur ses joues.

Sam regarde les mains de son frère sur le béton, lâches, et pense : Il devrait serrer les poings. Pourquoi ne serre-t-il pas les poings ?

« Hey… il faut… il faut qu'on réfléchisse… qu'on se prépare… » Sa propre voix lui semble lointaine, étouffée par une tempête invisible, la distance, à dix mille lieux du temps présent, du gouffre qui vient de s'ouvrir en eux.

Dean ne bouge pas, ne répond pas. Quels que soient les chocs endurés, le rappel des enjeux du présent parvenait toujours à le remettre en selle. Ne pas s'attarder sur la douleur, se focaliser sur l'immédiat. S'oublier et charger. Un mécanisme d'attaque qui est aussi un mécanisme de défense : ce qui fait de lui cette machine de guerre presque inarrêtable et le blinde contre tout ce qui en lui vibre trop, ressent trop, souffre trop.

Aujourd'hui, le mécanisme si parfait, si fidèle, semble enrayé.

Trop d'immobilité, trop de silence. Pas assez de rage.

Un soupçon commence à naître en Sam, une sensation de malaise diffus, non ressentie depuis si longtemps qu'un bref instant il la pense inédite, jusqu'à ce qu'il en reconnaisse l'atmosphère évanescente, issue d'années enfuies. Un très lointain arrière-goût de déjà-vu.

Non, ça ne peut pas être ça.

À gestes souples, prudents, il se glisse face à Dean, ses jambes aux genoux relevés, sans le toucher, encadrent celles de son frère.

« Dean. »

Il ne réagit pas.

« Dean, regarde-moi. »

Les secondes s'étirent. Dean ne fait pas un geste.

L'appréhension, de plus en plus définie, couplée au refus de la voir se vérifier, à la crainte superstitieuse que s'il insiste, s'il pousse son frère, ce qui n'existe peut-être pas encore choisira précisément cet instant pour se réaliser, fait hésiter Sam au seuil d'une autre phrase. Pourtant, à voix basse, ferme mais sans urgence, il se lance.

« Parle-moi. »

Une légère, très légère crispation dérange l'immobilité des traits de son frère. À peine un froncement de sourcils, l'accélération à peine visible du battement de ses paupières.

Sam est toujours sur la crête, entre une compréhension qu'il peut de moins en moins nier et le doute, innervé d'espoir, la volonté de croire que son instinct le trompe.

Les vibrations qui émanent de Dean interdisent le contact. Sam sait que s'il le touche, son frère, d'une façon ou d'une autre, hors de la pièce ou au creux de lui-même, fuira. À cet instant, il a la sensation, très claire, de marcher sur un fil de cristal.

Sa voix reste sourde, égale, entre l'ordre et la prière. « Ouvre les yeux, Dean. »

Sam attend. Il ne peut être sûr de rien avant de plonger dans son regard. Les secondes s'égrènent, longues.

Lentement, si lentement, les yeux de Dean s'ouvrent. Ils sont immenses. Et Sam, sans trahir une seule émotion, un seul geste, sent chavirer l'axe qui le maintient à la verticale du monde.

Les paupières de son frère se sont levées sur un paysage inconnu, désert, balayé de vents qui ne sont pas ceux, familiers, de la fureur. Des vents secs, stériles, ne présageant ni l'orage ni la pluie. L'infinie tristesse, aride et silencieuse, d'un espace dévasté.

Sam sent ce qui l'attend. Veut pourtant donner au réel une dernière chance de faire mentir ce qui se révèle être de moins en moins un pressentiment, et de plus en plus une certitude. Veut, contre toute probabilité, pousser Dean à la parole, à l'irritation, à la colère s'il le faut.

« Dis quelque chose, bordel. N'importe quoi. S'il te plaît. »

Dean ne soutient pas le regard de Sam. Il détourne la tête, longs cils baissés.

« Dean, si tu le peux, parle. »

Sam voit son frère, sans se départir de son immobilité de statue, prendre une aspiration légère, qui s'étrangle sans qu'il la relâche. Voit ses poings, enfin, se serrer sur le sol. Mais ce n'est plus un geste de colère, c'est une démonstration d'impuissance. Sans plus réfléchir, par réflexe, il tend la main vers Dean, qui la repousse immédiatement, d'un geste rapide, agressif. Dans son regard, que Sam croise une fraction de seconde avant qu'il se détourne à nouveau, s'est érigé un mur de pierre.

Il sait qu'en son frère se dissimulent des gouffres. Il en connaît la plupart. Il en découvrira d'autres. Mais certains lui échapperont toujours, pour la simple raison qu'il n'a pas toujours connu Dean. Il est né quatre ans plus tard. Quatre ans trop tard. Et ses premiers souvenirs ne se sont formés qu'à partir de ses trois ans. Mémoire ressuscitée ou non, il a manqué sept ans de sa vie et, à cet instant, absurdement, cela lui semble la plus grande injustice possible, parce que c'est là, dans ces années d'enfance, que s'est ouvert le gouffre premier, celui qui en une nuit a détruit l'univers de Dean, celui qui – Sam le sent, le sait – l'a à nouveau aspiré lorsque la porte de métal s'est refermée.

Pour la deuxième fois, Mary a quitté ses enfants et emporté avec elle la voix de son premier né.

Difficilement, Sam se maîtrise, s'empêche d'obéir à l'impulsion vorace qui lui commande, contre la volonté de Dean, d'attirer son frère contre lui, de l'envelopper dans ses bras et de le garder là, à l'abri, loin des douleurs, des manques, des laideurs du passé, du présent.

Un souvenir-éclair traverse sa mémoire, en technicolor : cet hiver atroce dans le Montana. Il devait avoir quatre ans, John les avait laissés, seuls, dans le chalet abandonné – un refuge de chasseurs d'ours déserté après l'automne – qu'ils occupaient à l'extérieur d'une ville insignifiante, paumée, en lisière de forêt. Deux pièces : un salon-cuisine, et une chambre. Un poêle à demi défoncé qui crachait plus de fumée que de chaleur. Une cheminée. Dean, à huit ans, n'avait pas su résister aux larmes de son petit frère, à ses lèvres bleues, à ses tremblements sous les multiples couches de vêtements : il avait fait brûler toute leur provision de bois en trois jours. Dans le froid glacial et humide, sous les hurlements du blizzard, à la lueur blafarde de la neige qui s'élevait jusqu'au bas des fenêtres, ils avaient passé les deux journées suivantes pelotonnés dans le lit aux draps rigides, recouverts de toutes les couvertures que Dean avait pu trouver… Et Dean avait eu cette idée de génie, ce pur instinct animal de survie : il avait enfilé l'un des pulls de John et avait fourré Sam dessous, l'avait enveloppé sous la laine, contre son ventre, entre ses bras. C'est comme ça que leur père, à son retour, les avait trouvés : Dean, dissimulé sous un monticule de couvertures rêches, abritant son petit frère au creux de son corps d'enfant sous un pull quatre fois trop grand pour lui.

Il ne pourra jamais rendre à Dean l'équivalent de ce moment : la sensation magique d'avoir trouvé le refuge ultime.

Un autre chemin doit être trouvé.

Depuis deux jours, son enfance lui colle aux talons comme un prospectus souillé vantant des produits dont personne ne veut. Non, pas depuis deux jours, depuis toujours, puisque les souvenirs attachés à Dean avaient réussi à surnager, intacts, dans le magma informe et lacunaire qu'était devenue sa mémoire. La différence étant, maintenant, que la présence de John s'y surimpose constamment.

Et la colère revient. Double. Nucléaire. Contre son père et ses innombrables manquements. Contre sa mère, jusqu'alors hors d'atteinte de tout chef d'accusation, et depuis une demie heure coupable de tous. La colère revient et elle n'a rien d'abstrait, rien de flou, elle est aussi transparente et définie que la carafe de cristal ciselé, posée sur la console de bois à sa droite, qu'il se retient de saisir et de balancer contre le mur pour le soulagement gratuit d'avoir quelque chose à briser.

Sam voudrait, juste pour quelques minutes, remonter le temps, s'offrir un second aller-retour en 1978, défoncer la porte du jeune couple Winchester et leur cracher au visage le futur qu'ils sont en train de préparer pour leur fils, ce bébé à l'existence encore si discrète sous le ventre plat de Mary. Leur dépeindre exactement, à la nuance près, le grotesque tableau de cauchemar que sera, à cause d'eux, la vie de cet enfant.

Vous lui offrirez quatre ans de paix et de bonheur, juste pour qu'il y goûte, pour qu'il en connaisse la saveur, et sache ce qu'il perdra lorsque, en un instant, les conséquences de vos actes lui retireront tout. Vous brûlerez ses souvenirs, sa joie, son enfance. Vous lui apprendrez, toi par tes ordres et ta discipline de combattant jamais vraiment revenu de la guerre, toi par le culte et la soif de revanche nés de ton absence, à ravaler ses larmes, à s'oublier pour ceux dont il a la charge, à surmonter sans une plainte la peur, le chagrin, la douleur, le froid, la faim. Vous lui apprendrez à se considérer comme un soldat, un être humain qui n'a le droit de respirer qu'au service de la cause qui lui est imposée, de la chair à canon dont la valeur se mesure à sa capacité de sacrifice. Vous lui apprendrez qu'il ne sera jamais digne de désirer quoique ce soit pour lui-même, jamais digne d'être aimé sans avoir quelque chose à rendre en retour.

Vous lui apprendrez à tout donner et à ignorer comment recevoir.

Et il intègrera tout cela. Chaque enseignement, chaque interdit, chaque injonction. Comme le bon élève qu'il aurait pu être s'il n'avait pas dû consacrer son enfance à t'obéir, à te venger, et à élever le deuxième fils que vous n'avez pas été foutus de vous empêcher de concevoir.

Il honorera chacune de vos exigences : venger ta mort, achever ta quête, protéger son frère, sauver l'inconnu en détresse et la planète par la même occasion.

Il perdra ses amis, renoncera à la possibilité de l'amour, traitera sa propre existence comme une marchandise de seconde main, un produit jetable.

Il brûlera en enfer.

Et vous savez quoi ? Parce que cette vie à laquelle vous l'avez condamné l'a si bien dressé, si bien convaincu que sa souffrance ne valait rien si elle ne servait pas un but plus élevé que lui-même, lorsqu'au bout de décennies d'une torture inimaginable, il flanchera, ce sera pour ne jamais se le pardonner.

Et un beau jour, toi qui par ta mort as autorisé tout cela, tu reviendras. Et l'espoir renaîtra en lui, parce qu'étrangement, inexplicablement, son humanité, son aspiration au bonheur n'ont pas été intégralement détruites. Une graine d'espérance, fertile, fragile, enterrée au plus profond de lui, a réussi à survivre au carnage, alors il y croira. Il croira avoir droit à une seconde chance. Il placera sa confiance en toi, et pour la première fois de sa vie s'autorisera à penser que si le passé ne peut être amendé, l'avenir au moins pourra soigner les blessures.

Et cette graine, cette minuscule semence d'espoir, la dernière, tu la piétineras.

Le résultat, tu veux le connaître ? Ton fils s'est muré dans le silence. Ton départ a accompli ce que même Alastair n'a pas réussi à faire : lui retirer la possibilité d'exprimer sa douleur. Mais le plus triste dans tout cela, c'est que même s'il pouvait encore parler, si l'abandon premier ne lui était pas remonté à la gorge pour lui voler à nouveau sa voix, il n'aurait de toute façon rien dit.

Sam pose ses coudes sur ses genoux relevés, plonge brièvement son visage dans ses mains, s'efforce de ravaler la rage. Il connaît le chemin à emprunter, et s'il ne passe pas par la douceur, il ne suit pas non plus le tracé de la colère.

Il se met debout avec une raideur d'automate. Se dirige vers la table, prend la bouteille de whisky qu'ils y avaient laissée la veille, revient vers son frère, boit une longue gorgée, grimace sous la brûlure de l'alcool et la pose à côté de Dean. Il ne se rassoit pas. Le dominant de toute sa taille, il lâche d'une voix neutre : « Je vais commencer les recherches sur le sort que Rowena a jeté à Vincente. Voir de combien de temps on dispose avant qu'il revienne. Quand tu seras prêt, tu sais où me trouver, et tu sais quoi faire. »

Il attend une réaction, qui ne vient pas.

Du bout de sa chaussure, il heurte le pied de Dean. Sa voix s'assèche encore : « Hey, regarde-moi. »

La dureté, comme toujours, agit sur Dean, là où la tendresse serait immédiatement rejetée. Il lève enfin les yeux vers Sam, un éclair de contrariété dans la froideur du vide.

Sam ancre son regard dans le sien, répète « Tu sais quoi faire. » Et, à gestes précis, presque tranchants, ses mains tracent dans l'air épais de la pièce des signes qu'ils n'ont plus utilisés depuis plus de vingt ans.

:: Souviens-toi. Les rois du silence. ::

Le cœur au bord de l'implosion, il se détourne, traverse la salle des cartes et disparaît vers sa chambre. À cet instant, il l'aime à en crever.


Dès que la silhouette de Sam s'évanouit dans le couloir sombre, Dean commence, lentement, régulièrement, calmement, à se frapper la tête contre le mur.

Os contre béton. Douleur sourde, vibrante, dans crâne, nuque, mâchoire. Bien.

Ses yeux révèlent un paysage d'après-guerre, mais il ne le sait pas, ne le sent pas. Il ne sent rien. Il n'est pas absent, pourtant, pas perdu. Tout ce qui a été dit, il l'a entendu. Lucide.

Mary les a rejetés, et sa voix s'est éteinte. C'est tout. Ce n'est pas grave. Pas la fin du monde. Juste la fin de l'envie. Un moteur qui stoppe, et qu'il ne cherche pas à redémarrer.

Le temps s'écoule. Il ne le mesure pas. Il boit, parce que la bouteille est là. Rien ne brûle, rien ne s'engourdit. Lorsqu'il finit par se lever pour se diriger vers sa chambre, c'est juste parce que le béton, contre son dos, devient inconfortable.

En passant devant la porte de Sam, il voit que la lumière filtre sous le seuil. Il refuse de rejoindre son frère.

Détour par la salle de bain. Pisser. Boire. Il ne se regarde pas dans le miroir. Arrivé dans sa chambre, il balance ses chaussures, ne prend pas la peine de se déshabiller, se jette sur son lit, les yeux au plafond. Dans son champ de vision, sur sa gauche, appuyée contre la lampe de sa table de chevet, la photo de Mary et lui, prise dans le jardin de la maison à Lawrence, sous l'arbre. Été 1983. Il enregistre l'absence, inédite, de regret que cette image suscite en lui. Il ne sent rien. Son corps se détend, réclame le sommeil. Ok, dormir, pourquoi pas.

Trois pièces plus loin, Sam ne dort pas. Assis à son bureau, ses yeux balaient, rapidement, efficacement, le texte latin de l'un des dix ouvrages empilés sur la table, Sorts et bannissements dans l'Écosse préchrétienne, tome III. Il a toujours su le faire : scanner une page en cinq secondes, laisser les mots s'imprimer dans son cerveau sans même les lire, distinguer immédiatement l'accessoire du nécessaire. Dans le même temps, son corps reste imperceptiblement orienté vers la porte entrouverte, en alerte.

Il veille, et attend.

Les heures passent, lentes. Lorsque les lignes commencent à se chevaucher, les mots à perdre leur sens, il s'accoude à la table, pose son front sur ses mains jointes, ferme les yeux, et une voix familière, éteinte depuis longtemps, s'élève de ses souvenirs, ferme et calme : « Ne le force pas, Sam. »

Les yeux gris de Jim, emplis d'une inépuisable patience, d'une douceur un peu lointaine, ses mains fortes et apaisantes posées sur ses épaules d'enfant, le jour qui avait suivi cette nuit orageuse de Fort Douglas. Cette nuit où une ombre longue, à l'odeur d'humus et de poussière, avait pénétré la chambre de motel dans laquelle il dormait, s'était penchée sur lui, avait aspiré en longues volutes grises cette substance qui n'était autre que sa force vitale, l'attirant vers un sommeil noir, un oubli profond. Cette nuit marquée par le surgissement du chaos, le bruit d'une porte défoncée, le souffle du vent dans la pièce et le hurlement de John, la silhouette immense de John, et l'éclat de la détonation, l'odeur de la poudre, les bras de son père autour de lui, les mots de son père, durs, terrifiés, adressés à Dean, sa colère dirigée contre son frère de dix ans. Il se souvient encore aujourd'hui de la précipitation avec laquelle John avait empaqueté leurs affaires et les avait fourrés, eux, les enfants, pêle-mêle avec les sacs, sur le siège arrière de l'Impala. La vitesse effrénée de la voiture sous la pluie, direction Blue Earth, Minnesota. Et les jours qui avaient suivi. L'absence de John. Le silence de Dean. La voix de Jim : « Ne le force pas, Sam. »

Il se souvient du visage de son frère, petit visage pâle éclaboussé de soleil, dévoré par l'immensité de ses yeux. Il se souvient d'avoir pleuré, pas à cause de la forme noire qui s'était abattue sur lui (le voleur – avait dit son père; la Striga – lui dira son frère seize ans plus tard), pas à cause de leur fuite violente et précipitée au milieu de la nuit, mais à cause du regard de Dean, fixe, tellement perdu, à cause de ce regard noyé de silence.

« Jim, qu'est-ce qu'il a mon frère, pourquoi il me parle plus, j'ai fait quelque chose de mal ? »

« Non, Sammy, tu n'as rien fait de mal, et Dean non plus. Il a juste eu très peur. »

« À cause du voleur ? »

« Oui, c'est ça, à cause du voleur. »

« Et papa, il est où ? »

« Il est parti aider les policiers à attraper le voleur. »

Son insistance d'enfant : « Mais pourquoi mon frère veut pas me parler ? »

« Ce n'est pas qu'il ne veut pas. Il ne peut pas. Il a juste besoin d'un peu de temps. »

« Mais pourquoi ? »

Jim avait soupiré, lui avait caressé les cheveux.

« On ne peut pas toujours tout expliquer, bonhomme. Parfois il faut simplement attendre que les choses passent. »

« Combien de temps ? »

« Je ne sais pas… Mais tu sais quoi ? Tu peux aider ton frère. Vous jouez encore de temps en temps aux rois du silence ? »

« Oui, un peu, quand papa est fatigué et veut pas qu'on fasse de bruit. Ou… Quand on veut pas qu'il nous entende. »

Jim avait souri.

« Pourquoi tu n'irais pas proposer à Dean d'y jouer avec toi ? »

« Tu crois qu'il voudra ? »

« S'il ne veut pas, ne le force pas, mais ça vaut le coup d'essayer. »

Sam laisse échapper une longue expiration, appréhension et souvenirs mêlés. C'était si facile alors. Sa mémoire, dopée depuis la fusion, restitue ces jours enfuis avec une précision presque cinématographique.

L'enfant de six ans n'avait eu qu'à courir jusqu'à la chambre sentant le bois verni, la sauge et le tilleul, n'avait eu qu'à grimper dans le haut lit de chêne sombre et secouer son frère, emmitouflé sous les couvertures. « Dean, réveille-toi, allez, Deeean ! » Et quand le grand s'était redressé, cheveux blonds en pétard, yeux verts écarquillés, le petit, assis en tailleur face à lui avait pris sa voix sentencieuse d'enfant imitant de son mieux les adultes et annoncé, dans un débit de mitraillette, avec cette absence de filtre, cette honnêteté sans peur qui ne fait que s'étioler au gré des années : « Jim a dit que tu pouvais pas parler, qu'il fallait attendre, que j'avais pas fait de bêtise et toi non plus alors on pouvait jouer comme papa nous dit quand il veut pas qu'on le dérange. » Dean avait battu des cils, sourcils levés, encore embrumé de sommeil. Sam avait ri et ses mains avaient commencé à tracer dans l'air le début d'une histoire, petits doigts agiles dansant. :: On dirait qu'on est sous l'eau. Pas des poissons, c'est nul les poissons, mais des sirènes. Des sirènes garçons, pas des filles. Et on a réussi à entrer dans le palais du roi, et on doit trouver un trésor. ::

Les yeux de Dean avaient tant bien que mal suivi les signes frénétiques tracés par Sam et, au bout de longues secondes, il avait lui aussi, plus lentement, presque hésitant, incrédule, commencé à signer.:: Tu veux jouer avec moi ? ::

Sam avait ouvert puis refermé la bouche, se souvenant que sous l'eau, non, on ne pouvait pas parler. :: Bah oui ! Pourquoi ? ::

Dean avait secoué la tête, baissé les yeux, coupant la communication. Sam avait tiré la manche de son frère : « Dean, tu veux pas jouer ? »

Dean avait haussé une épaule, le regard toujours fixé sur les motifs rouges et blancs de la couverture de laine. Et Sam avait désobéi à Jim. Il avait insisté. Si Dean ne le regardait pas, il ne pouvait plus signer mais ça n'avait pas d'importance, le langage du silence se pratiquait aussi la nuit, dans l'obscurité des motels. Il prit la main de son frère et pianota sur sa paume, sur l'intérieur de ses doigts : :: Dean, viens chercher le trésor avec moi. ::

Dean était venu. Pendant deux jours ils avaient été sirènes dans un palais aquatique, agents secrets infiltrés dans une base ennemie, pirates dont on avait coupé la langue. Et au soir du troisième jour, dans la chambre sombre à peine éclairée par la lueur d'un mince croissant de lune, alors que les doigts de Sam couraient sur la main et le poignet de Dean : :: On sera quoi demain ? :: son frère, à voix basse, fragile encore, avait répondu : « On sera ce que tu veux. »

C'était tellement facile à cette époque.

Parce que John Winchester n'oubliait jamais d'être pragmatique, il avait su tirer profit de l'année de mutisme de son fils qui avait suivi la mort de Mary. Au langage des signes classique, il avait ajouté à son apprentissage le morse tactile des Marines – de brèves séquences rythmées tapées sur le poignet – et le langage pour sourds et aveugles consistant en un alphabet formé de signes et de pressions exécutés sur la paume et les doigts de la main. Avant même que l'entraînement de ses fils ne commence, ils savaient déjà communiquer en silence et dans l'obscurité la plus totale. Mais parce que John, à cette époque si proche du décès de Mary, si proche de la vie d'avant, savait encore se comporter en père, il avait su transformer cet enseignement complexe en jeu d'enfant, et pas un instant Dean, ni Sam, n'avaient associé ce mode de communication à la compensation d'une limite, à une adaptation au handicap. Et encore moins à l'acquisition d'une compétence qui leur sauverait la vie plus d'une fois dans cet univers de pourpre sombre dont ils ignoraient encore l'existence.

Dès que Sam avait commencé à parler, à peu près au moment où Dean retrouvait pleinement sa voix, les garçons s'étaient approprié toutes ces formes d'expression et les avaient joyeusement, anarchiquement mélangées, créant au fil des mois et des années un langage unique fait d'une fusion de mots, de signes, d'attouchements, que même John ne parvint plus à déchiffrer. L'origine première de cet apprentissage avait reculé dans les replis du passé, occultée par la course des années, par la résilience et l'inventivité des enfants. Lorsque les deux frères communiquaient avec leurs mains ce n'était plus parce qu'un jour lointain Dean avait perdu la faculté de parler, c'était juste parce que leur père, avec un sourire qui reflétait encore la légèreté d'un temps perdu, les avait sacrés rois du silence.

L'épisode de la Striga n'avait pas réussi à altérer l'innocence de ce jeu, le pouvoir de ce langage, mais les années passant, l'adolescence avait ravagé une bonne partie de la magie de l'enfance. Les rois du silence s'étaient tus, leur langage réduit peu à peu à la seule utilisation professionnelle qu'avait visée John : une sélection étroite de signes indiquant des directions, des mouvements tactiques, des stratégies de déplacement. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? Le temps des palais aquatiques, des secrets signés la nuit, était fini, et la voix de Dean, forte et sûre, n'avait plus de raison de s'éteindre.

Faites que notre enfance merdique vienne au secours de mon frère.


Si peu.

Des fragments de tableaux flous, incomplets : l'atmosphère d'une maison, des silhouettes familières mais sans substance, une chanson pop transformée en berceuse, le poids d'une main sur son front.

Quelques couleurs, quelques sensations.

Peut-être fausses. Peut-être collectées au hasard, en observant d'autres familles, des photos dans les magazines, réappropriées pour combler le vide.

Si peu.

Aucune scène entière, aucune journée type, une seule phrase claire : « Les anges veillent sur toi. »

Cette blague.

Dean ouvre les yeux, se précipite hors de son lit, titube jusqu'à la salle de bains, vise mal, heurte de l'épaule le chambranle de la porte, s'écroule à genoux devant la cuvette des toilettes, et vomit un flot acide de whisky suivi de ce qui ressemble à ses trois derniers repas.

Comment peut-on souffrir autant en se rappelant si peu ?

Comment peut-on aimer autant en connaissant si peu ?

Pathétique.

Alors que ses jambes repliées sous lui le soutiennent à peine, que ses bras en appui sur l'émail blanc tremblent, toute la force qui lui reste se focalise sur les muscles de son ventre qui s'acharnent, en spasmes violents, à purger son estomac de tout ce qu'il contient. Lorsqu'il n'a plus rien à rendre, son corps refuse de comprendre le message et continue à se tendre, à se tordre, à creuser le vide. La bile lui brûle la gorge, puis il ne reste plus que de l'air, et des sons : l'effort involontaire qui le soulève, qui semble vouloir expulser de lui ce qui ne le remplit pourtant plus, se traduit en gémissements, en râles.

Ses cordes vocales fonctionnent toujours.

Mais apparemment elles ne te servent plus qu'à éructer des sons à peine humains au fond d'une cuvette de chiottes.

Bravo, c'est utile.

Il tente de reprendre sa respiration, de se redresser, mais un nouveau spasme écrase ses côtes, lui coupe le souffle et ses articulations blanchissent sur l'émail froid tandis que ses entrailles continuent leur révolte absurde.

Pathétique.

Il laisse retomber son front contre son bras toujours accroché à la cuvette. Respire. S'il ne bouge plus, plus du tout, peut-être son estomac renoncera-t-il à ses frénétiques tentatives d'évasion. Au creux de l'immobilité, peut-être que tout se remettra en place, ses tripes, son cœur, sa tête. L'ordre des priorités.

Un minimum de dignité.

Pour elle aussi, si peu. Deux hommes adultes, rudes, fracassés, au regard beaucoup trop vieux pour leur âge (233 ans Sam, 77 ans moi – l'a-t-elle deviné ?) portant les prénoms de ses enfants. Prétendant être ses enfants. Elle ne s'est pas laissé berner. Pas par si peu.

Qu'aurions-nous pu te donner de plus ? De nous, tu veux le début, l'espoir et l'innocence. Tout ça, nous ne l'avons plus, nous ne le sommes plus. Nous ne faisons que danser autour de notre fin, ruser avec le désespoir, refouler le poids de nos fautes. Tout ce que nous aurions pu te donner de plus, c'est un peu de vérité, beaucoup de noirceur. Mais tu ne l'as pas demandé. Tu ne l'as pas voulu.

Tu serais partie encore plus tôt.

L'immobilité ne suffit pas. Ses muscles se soulèvent à nouveau. Il vomit, gémit, hurle presque dans l'odeur de javel et l'écho de la porcelaine. Quelque chose veut sortir de lui, s'échapper. Il ne sait pas ce que c'est. Il ne contient plus que de l'air et du silence.

Est-ce que j'ai inventé mes souvenirs de toi ?

Non.

Tu nous aimais avant. Tu ne nous aimes pas maintenant.

C'est tout. Pas la fin du monde.

Pas de quoi s'effondrer.

Cette brûlure des muscles et de la bile, il la connaît par cœur. Il avait neuf ans lorsqu'il apprit qu'une douleur purement physique (fracture ouverte de l'humérus, l'os pointait, en biseau irrégulier hors de sa peau) pouvait vous faire vomir vos tripes. John avait dit : « Réaction normale, fiston, ça va passer. » Plus tard, il découvrit que le cœur et l'esprit pouvaient aussi déverser leur souffrance de cette façon. Et cela, John ne l'excusait pas. Le regard de son père sur lui, assombri d'inquiétude et de reproche. Il avait réussi à lui interdire les larmes, mais le corps se venge toujours des restrictions qu'on lui impose.

Dean méprisait son cœur, la trahison de son corps.

Lève-toi Winchester.

Aie au moins la décence de te lever.

Il parvient à se remettre debout, courbé sur ses abdominaux en feu, s'appuie au lavabo, ouvre le robinet d'eau froide, plonge sa tête dessous, boit à longues gorgées, vomit à nouveau, se rince la bouche.

Il entrouvre les lèvres, essaie de donner voix aux mots que son esprit ne cesse de dérouler. Rien. Il pense à Sam. Veut son frère. Sans lever les yeux vers son reflet, il lance son poing contre le miroir. Le verre se fend, sa main saigne.

Non. Lèche tes blessures et reste au fond de ta tanière. Tu ne lui sers à rien.


Sam se réveille en sursaut, la tête appuyée sur son bras étendu sur son bureau. Un coup d'œil vers les chiffres rouges de son réveil lui apprend que dehors, au-delà des murs du bunker, le soleil est levé depuis plusieurs heures. La porte de sa chambre, qu'il avait laissée entrouverte, l'est toujours, l'espace la séparant du mur inchangé. Dean n'est pas venu.

Le miroir au-dessus de son lavabo, éclairé par la lumière violente du néon, lui renvoie de lui-même cette image qu'il ne connaît que trop bien mais qui lui semble pourtant toujours étrangère : joues creuses et pâles, barbe sombre, iris vert arctique. Un jour, il y a longtemps, le gamin bruni par le soleil de Californie a disparu pour laisser place à ce faux Christ d'ivoire triste. Il ferme les yeux, et pense au soleil.

Depuis combien de temps n'a-t-il pas vu le soleil ? Plissé les yeux sous son éclat, senti sa brûlure sur sa peau ? Les images se précipitent sous ses paupières closes. John semblait toujours accorder leurs destinations aux pires conditions climatiques possibles : l'hiver dans le Montana à moins 20 degrés et l'été en Arizona à plus 40. À l'intérieur des murs impénétrables du bunker, splendidement indifférents aux fluctuations des saisons et à la course des astres, Sam se souvient des innombrables étés en lisière du désert. Le noir luisant de l'Impala, mirage tremblant au loin dans les brumes de chaleur au gré des départs et des retours de John. Les couchers de soleil incendiaires dévorant le ciel dans une explosion de couleurs agressive, stupéfiante. La douceur opposée des aubes, à cette heure bleue du matin où tout semblait retenir son souffle, se gorger de fraîcheur avant que le soleil, impétueux et triomphant comme un jeune dieu ivre, lance une fois de plus son rire de feu à la face du monde. Sam se souvient de Dean dans la chaleur intenable de midi, et se demande si ce dieu dont la force de vie brûlait la terre n'était pas lui, son frère de quinze ans, de vingt ans, à la beauté dorée, éclatante, insolente, cheveux et cils blondis dès les premiers jours comme si son corps se nourrissait de lumière, le vert de ses yeux le seul rappel que quelque part, au-delà de cette étendue de roc, d'asphalte et de sable, l'humidité des forêts existait encore.

Sam prend une longue aspiration, essayant de dégager l'oppression qui pèse sur ses poumons. Il veut son frère sous le soleil.

Devant la porte de la chambre de Dean Sam repense à Jim et à son conseil de prudence : « Ne le force pas. »

Échec du plan A. Activation du plan B.

Il a laissé à son frère la possibilité du premier pas, la maîtrise de son temps et de ses actes, sachant depuis toujours que la préservation du contrôle compte pour Dean plus que tout, a fortiori lorsqu'il lui échappe. Mais Dean n'est pas venu.

Il frappe sur le bois sombre, n'attend évidemment pas de réponse, et ouvre la porte. Il n'entre pas, reste appuyé à l'encadrement. Dean est assis au bord de son lit, penché en avant, les coudes sur ses genoux. Il porte toujours ses vêtements de la veille. Son regard fixe le sol.

Sam claque des doigts. Dans le langage hybride des rois du silence ce geste et ce son signifient indifféremment Dean/Sam/Hey/Regarde-moi.

Dean lève les yeux. Bordés de rouge, cerclés de mauve, ils sont plus fatigués mais aussi plus alertes que la veille. Dean est sorti de l'inertie pour rejoindre un autre territoire, défensif et violent, barricadé de murs et de miradors, hérissé de barbelés derrière lesquels il se retranche, animal blessé prêt à mordre l'imprudent qui tentera de s'approcher. Manque de chance, se tient face à lui la seule personne qui n'a jamais eu peur de saisir des barbelés à main nue.

Sam, sans s'approcher, signe : :: ll est tard. Il faut que tu manges un truc. ::

Dean tourne brièvement la tête de droite à gauche, et détourne le regard.

Nouveau claquement de doigts. :: Je vais préparer quelque chose. Compte pas sur moi pour t'apporter le petit déj' au lit. ::

Dean laisse passer un temps, et mâchoires serrées, une colère froide au fond des yeux, signe à gestes secs, réticents : :: Je ne suis pas sourd. Pourquoi tu signes ? ::

La réponse de Sam est immédiate : :: Parce que j'ai l'air d'un crétin à parler tout seul. ::

Faux. Mais s'il n'est pas en son pouvoir de ramener Dean à la parole, il peut au moins le suivre dans le silence.

Et parce qu'il leur faut, autant que possible, rester ancrés dans les enjeux du présent, dans l'illusion salvatrice que Mary n'a pas balayé tous les fondements de leur vie en revenant, en les abandonnant, Sam enchaîne : :: Le sort de Rowena semble tenir la route. Pas besoin de paniquer tout de suite. ::

Dean hoche la tête, marque qu'il a entendu, mais ne bouge pas, ne répond pas. Il se tait de toutes les manières possibles, mais Sam connaît le langage du corps de son frère, de ses yeux. Dans l'impénétrabilité de son regard, dans la tension contenue de ses épaules, tout lui crie Tu n'as pas besoin de moi, tu n'as rien à faire là, va-t'en.

Parce que c'est de cela qu'il s'agit. Évidemment et constamment de cela. Dean, dans ses moments de fragilité, retombe toujours dans ses anciens travers, dans les angoisses qu'aucune discussion répétée mille fois, qu'aucune démonstration en acte aussi extrême soit-elle, ne parvient à exorciser une fois pour toutes. La mort de Mary, la transformation de John, cet abandon double, premier, s'est transféré sur Sam dès le début et, comme un galet jeté à l'eau et rebondissant éternellement, s'est rejoué à chacun de ses départs, redouté à chaque ornière du chemin défoncé de leur vie. Dean, qui n'a jamais cru au destin, à l'inéluctabilité des événements, a pourtant toujours pensé qu'il était condamné à l'abandon. Cette hantise n'a rien de rationnel, mais comment pourrait-il en être autrement ? Comment espérer qu'un traumatisme de cette envergure, vécu à l'âge de quatre ans, jamais pris en charge, jamais traité, ait pu devenir autre chose qu'une plaie chronique, perpétuellement infectée ? Enfant, désespérément accroché à la volonté de tout faire pour ne pas perdre ce qui lui restait de son père, pour ne pas risquer de perdre un jour son frère, il a réinterprété à sa manière le credo de John, « Sauver les gens, les aider, c'est notre devoir, notre seule raison d'être », et ce mantra s'est perverti en lui, déformé, jusqu'à devenir « Si tu ne peux pas aider, si tu ne peux pas te montrer utile, tu ne vaux rien. Seules tes actions comptent. Toi seul, toi-même, tu ne suffiras jamais. » Dean s'est interdit la possibilité même de la défaillance.

Et aujourd'hui, après le départ de Mary, après qu'elle lui ait si clairement démontré qu'il n'était pas assez, le galet rebondit une fois de plus, l'angoisse enkystée au cœur même de son enfance étend sa contamination au seul pilier qui lui reste. S'il ne peut être utile à Sam, s'il flanche à l'instant même où le bourreau de son frère risque à tout moment de revenir, alors Sam n'a plus aucune raison de rester. Et plutôt que de vivre sous la menace de cette réalité, autant la précipiter.

Sam baisse les yeux, Dean pense qu'il renonce. Son orgueil se paiera au prix de la solitude, c'est ce qu'il veut. Quand Sam relève la tête, Dean s'étonne une fois de plus de la rapidité avec laquelle le regard de son frère peut passer de la douceur à la glace. En d'autres circonstances, il saurait que cette froideur ne s'adresse pas à lui, mais à ce qui en lui fait obstacle à Sam, et qu'il assiège impitoyablement depuis toujours. À cet instant pourtant, égaré par la douleur et la honte de la douleur, il ne la décrypte pas et la reçoit en ayant la conviction de la mériter.

Alors, comme si souvent, Sam déjoue toutes ses attentes.

Sam bouge et vient s'accroupir face à lui pour ne pas lui laisser la possibilité de briser le contact visuel. Dean réprime un geste de recul mais Sam n'essaie pas de le toucher. :: Ok, je vais te laisser tranquille, mais je sais ce que tu es en train de faire. Et n'imagine pas une seconde que, quoique tu tentes, tu réussiras à me faire partir. ::

Sans un geste de plus, il se relève et quitte la chambre.


Trop de murs. Sam voudrait pouvoir les abattre tous. Ceux du bunker qui lui cachent le soleil. Ceux de Dean qui lui volent son frère. Il a la liberté de s'extraire des premiers, et le pouvoir de se faufiler à l'intérieur des seconds. Il ne compte plus le nombre de fois où il lui a fallu tenir ce siège, comme un envahisseur des époques barbares, multipliant les attaques, cherchant la brèche, la créant si besoin.

John a tellement bien œuvré.

Dean, capable de comprendre et d'excuser toute manifestation de vulnérabilité chez autrui, ne l'acceptait jamais pour lui-même. L'appel à l'aide, mais même en deçà, la simple réception de l'aide offerte, était pour lui synonyme d'impardonnable faiblesse, d'échec patent, de trahison envers tout ce que leur père leur avait enseigné. Parce que là était la source primaire de ce qui constituait son frère. Quelque soit le point d'arrivée, le point de départ restait toujours le même : John.

Sam avait mis très longtemps à comprendre et à accepter pourquoi John avait, dès le plus jeune âge, contrecarré la nature profonde de Dean, endurci l'enfant fondamentalement sensible, enjoué, lumineux qu'était son frère. Ce qu'il avait mis en œuvre n'était rien d'autre qu'une technique élémentaire de survie. Les défenses de Dean s'étaient effondrées la nuit de la mort de leur mère, et s'étaient effondrées de manière définitive : plus jamais il ne croirait en la permanence de la sécurité, en la possibilité du bonheur, en la capacité des adultes, de quiconque, à le protéger. En brûlant sa mère, sa maison, son univers, Azazel avait réduit en cendres tout ce qui faisait écran entre lui et la cruauté du réel, le laissant à nu, écorché, infiniment vulnérable. John n'avait pas eu d'autre choix que de reconstruire, artificiellement, une à une, les pierres de la forteresse dont son fils devait apprendre à s'entourer s'il voulait survivre au chaos de menaces et d'imprévisibilité qu'était leur vie. Et Dean s'était emparé avec passion, avec avidité, de ces armes que son père lui avait données, ces armes dont les plus précieuses n'étaient pas d'acier, d'argent ou de fer, mais de colère, de contrôle, d'oubli de soi, de refoulement et de dureté.

John avait essayé d'agir de même avec Sam, et avait échoué. Tout simplement parce que Sam n'avait jamais eu besoin d'un filtre supplémentaire entre lui et le monde, son frère remplissait ce rôle. Protégé par l'ombre infaillible de Dean, Sam avait pu grandir avec la vigueur et la solidité d'une jeune plante à l'abri des tempêtes. Il avait pu, préservé non pas de tout, loin de là, mais des angles les plus acérés, les plus meurtriers de leur vie, occuper une position différente de celle de son frère, légèrement décalée, en recul. Il avait pu observer, analyser, contester, et finalement rejeter. Dean, placé au cœur de l'œil du cyclone, lui avait offert la possibilité de sa rébellion.

Depuis la fin de son adolescence, depuis qu'il égalait son frère en force et en habileté, Sam avait lutté d'arrache-pied pour inverser la tendance, protéger Dean autant que Dean le protégeait. Ce combat, il savait qu'il devrait le mener jusqu'à la fin de sa vie, sans jamais être sûr de le gagner. Conscient aussi que parmi les innombrables batailles de cette guerre, il devait accepter, souvent, de perdre, parce que le danger ne s'annonçait pas toujours, ne consistait pas toujours en une créature dont il était possible d'anticiper les mouvements, en un cataclysme dont il pouvait déchiffrer les présages. Parfois, le danger prenait la forme insoupçonnable d'un don, la forme d'une personne aimée.

Comment aurait-il pu protéger Dean de leur propre mère ?

Une bataille perdue impliquait la reconstruction de ce qui avait été saccagé. C'est à cet endroit que Sam pouvait intervenir. Pour cela, il devait accéder au champ de ruines dissimulé derrière les remparts de Dean.

Il y parvenait toujours. Mais jamais du premier coup.


La journée s'étira dans une lenteur insupportable et une fois de plus, Sam maudit la vastitude labyrinthique du bunker qui permettait à Dean de faire une incursion dans la cuisine lorsqu'il n'y était pas, de circuler hors de sa chambre sans que Sam le sache. Pour autant que Sam ait détesté les chambres de motels rongées de moisissure dans lesquelles ils avaient passé leur jeunesse, il leur reconnaissait au moins le mérite de limiter les possibilités de fuite de son frère.

Réflexe paranoïaque, peut-être, mais il avait caché les clés de l'Impala.

Il savait que Dean n'était pas resté inactif. La salle des archives, quand il s'y rendit en fin d'après-midi, portait les traces de son passage : boîtes ouvertes, papiers éparpillés, dossiers mal rangés. Dean, comme lui, cherchait à savoir jusqu'où ils pouvaient se fier à l'art de Rowena, mais il le faisait à l'abri de son regard.

Comme un fait exprès, ce jour où Sam aurait voulu ne se focaliser sur rien d'autre que le moyen de ramener son frère à lui, son téléphone n'arrêta pas de sonner.

Cass : « Je suis encore avec Crowley. Il prépare des sorts de localisation pour traquer sa mère. Je ne peux toujours pas le tuer ? »

Garth : « Juste pour vous prévenir. Une meute de jeunes loups-garous a commencé à sévir dans l'est du Kansas. Pas la peine de vous en occuper. Nous réglons la question avec Bess. »

Bucky : « Hey, je viens de tomber sur un nid de goules d'un nouveau genre. Elles n'agissent que pendant le cycle lunaire. La décapitation suffit ou je dois les blinder d'argent ? Je te demande ça parce que j'en ai plus. Ton contact, Jefferson, est toujours dans le business ? »

Claire : « Je viens de sauver huit personnes en un mois en me fêlant à peine une côte, j'assure grave mais Jody ne veut toujours pas me lâcher sur la question de la fac. Tu peux lui parler ? »

Jody : « Claire se la joue Robocop, elle a l'impression d'être invincible alors que j'ai encore dû la recoudre trois fois ces dix derniers jours. Je ne sais plus comment la prendre, elle me rend dingue. Tu peux lui parler ? »

Bucky à nouveau : « Oh. Et sinon, c'est qui ces culs serrés d'anglais qui n'arrêtent pas de me tanner pour que je leur parle de mon 'travail' ? »

Au moins, il ne pensait pas à Mary.

Dean lui filait entre les doigts. Évanescent, silencieux, furtif. Le traquer ne servirait qu'à le faire fuir davantage. Sam devait attendre.


Le téléphone ne sonna plus.

Le cycle perpétuel des machines qui alimentaient le fonctionnement du bunker, aération, systèmes d'alerte, électricité, chauffage du sol, de l'eau, avait atteint la fin d'une boucle, et pour quelques minutes s'était tu.

Le silence était celui de la pierre. Parfait. Invincible et compact. Si dense qu'on pouvait l'imaginer se dilater sans interruption ni obstacle, conquérir paisiblement l'espace et le temps. Régner jusqu'à la fin. Assis à l'une des tables de la grande salle, dans la lumière dorée des appliques, Sam ferma les yeux.

C'était l'heure.

En lui, dans les milliers de veines qui charriaient son sang, une sensation courait. Une ouverture, un éveil. Il savait, il sentait, sans même prendre la peine de consulter sa montre, qu'au dehors, à cet instant de bascule, un royaume s'endormait pour laisser place à son jumeau d'ombre.

Les pétales immaculés des belles-de-nuit se déploient, libérant un parfum d'une douceur violente. Le premier croissant de la lune brille déjà haut dans le ciel de l'ouest, ambré, à quelques jours de son éclipse. À sa gauche, Mars la rouge. À sa droite, Jupiter la blanche. Plus loin, plus proche de l'horizon, le point d'or de Vénus. Il savait, il sentait qu'en cette heure s'inversait le cours des choses. Les hommes rejoignent leurs maisons, leurs familles, placent des murs entre eux et le noir, se nimbent de fausses lumières. Les animaux émergent de leurs terriers, descendent des arbres, suivent la loi de la lune et de la faim.

Dans quelques minutes, le sang allait couler.

À quelques kilomètres de là, dans une ville de verre et de béton, d'autres humains quittent le refuge de leurs maisons et se plongent dans l'ivresse d'une nuit qui n'en est plus une, balafrée de la fluorescence des néons, la subtilité naturelle de ses bruits noyée sous les hurlements de la musique. Innocents, amoureux des plaisirs et des délires qui ne fleurissent que dans le noir, ils ne sauront pas, ne sentiront pas qu'ils viennent de devenir proies.

Sam ferme les yeux et laisse l'éveil de la nuit courir dans son sang. John avait compris très tôt, bien avant d'en découvrir la raison, que la nuit parlait à son fils comme aux bêtes, mais il n'est plus là pour le rattraper comme il l'a fait mille fois, sur le parking d'un motel, le nez levé vers les étoiles, à trois ans, à sept ans – inconscient d'avoir bravé un interdit; à neuf ans, à douze ans – assoiffé de liberté et de désobéissance. Sam ferme les yeux et perd la notion exacte du temps, qui ne se décompte plus pour lui en heures et en minutes mais suit un rythme hybride, aussi lent que la course des astres, aussi frénétique que le pouls galopant sous la fourrure chaude des bêtes parties en chasse.

Toutes les bêtes. Toutes les chasses. Celles qu'il continuera à mener. Celles dont il a été et sera peut-être encore la cible, créature lui aussi.

Il garde les yeux fermés et Dean n'est pas là pour interrompre la transe, étouffer l'appel de la nuit sous l'éclat de ses bruits, de sa lumière, comme il le fait depuis toujours.


Au moment où, dehors, la course des carnassiers se lance, Sam ouvre les yeux. Sourit. Il sait quoi faire.