La table

Par RedSioda

Il y a seize ans, de petits poings martelaient quotidiennement la surface inégale de l'imposante table, déjà érodée par des centaines de repas.

"J'ai FAIM! J'ai FAIM!"

"Fred, George, ça suffit! Bill chéri, veux-tu aider Ronnie à grimper sur sa chaise? Ah ça non, Charlie, il n'en est pas question! Ce…cette chose n'entre pas dans la maison! Et lave tes mains tout de suite, jeune homme."

Le monde tournait autour de la table; une vie effrénée orbitait autour d'elle. Un fouillis d'enfants courait à en perdre haleine, évitant de peu la collision avec ses pattes solides. Parfois, une trace bleutée s'imprimait à grands cris sur un carré de peau douce lorsque son propriétaire aventurier fonçait à grande vitesse contre un de ses coins. Les larmes et le sang en ont imprégné son bois; les rires l'ont fait vibrer.

Elle a été entaillée très légèrement un soir de rébellion, quelques secondes avant que la coupable ne se fasse indiquer le chemin de sa chambre, où elle passa une soirée morne sans dessert.

Neuf paires de mains ont glissé sur la table pendant de nombreuses années. La nourriture y a parfois été renversée en grandes et chaudes éclaboussures. Plusieurs tasses de thé l'ont réchauffée durant de longues nuits d'insomnie à craindre le pire et à se réjouir du meilleur.

Des sorts ont été conjurés sur elle avec lassitude ou avec exaspération. La table était souvent longue et courte la même journée.

Une nuit très chaude, presque oubliée, elle a aussi supporté les courbes dénudées de la femme qui a donné naissance à cette énergie tourbillonnante autour d'elle.

L'amour y était gravé dans son grain et dans ses nœuds.

Les livres ont frappé la table durement. L'encre a couru sur sa surface comme la rivière fuyait son lit. Des cartes l'ont fouettée. La table a tout vu et tout entendu. Ceux qui s'y asseyaient pour la première fois ne pouvaient qu'être ébloui par son pouvoir rassembleur. S'y asseoir, c'est gagner une famille. La table rassemble et ne divise jamais.

Seize ans plus tard, les poings ne martèlent plus la table. Deux coudes reposent sur sa surface soyeuse adoucie par le temps.

Ce matin, la table est froide. Autour d'elle rôdent des fantômes d'instants devenus précieux.

Les doigts sur les lèvres, une tasse de thé fumante devant elle, une mère contemple la table vide, comme si elle était un miroir détenant le pouvoir de ramener à la vie tous ces moments fanés.