Titre : Samhain
Auteur : Meish Kaos
Rating : PG-13
Genre : Angst/Drama
Pairing : Albus/Gellert
Disclaimer : Les personnages et les situations appartiennent à JKR. Les citations utilisées appartiennent à leurs auteurs, cités en bas de texte. Matthäus Mendel est à moi.

Commentaires
: Je dédie ce texte à Devilpops, qui l'attend depuis plusieurs longs mois, ainsi qu'à Archea et Tara, qui ne l'attendaient plus.

Avertissements : Avant de lire ce dernier chapitre, je vous recommande fortement la relecture des trois précédents et celle de "Frères", qui se trouve un peu plus bas dans mon profil. Sans quoi vous comprendrez, mais vous perdrez une partie de l'intertextualité que je trouvais intéressante à présenter.
Autrement, si vous appréciez un peu de musique en lisant, je vous recommande fortement l'écoute de "In Noctem", de Nicholas Hooper, tiré de la trame sonore de Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé. Cela dit, ce n'est en rien une obligation :)


Samhain

Penses-tu à moi ?


Il est un endroit au bout du monde où stagnent les âmes. Un endroit d'où l'on ne peut revenir intact…

Il a choisi l'emplacement de Nurmengard pour cette raison : des terres désolées, à perte de vue, la neige et le froid… quatre mois de noirceur à peine troublée par les aurores boréales. Il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'il pût y être lui-même enfermé.

Cela le fait sourire… parfois.

Octobre est déjà bien avancé, et bientôt, ce soir peut-être, les passages de Samhain s'ouvriront aux âmes errantes.

C'est une courbe qui revient éternellement sur elle-même. C'est un fantastique spectacle où tout naît pour mourir, et meurt pour renaître. (1)

Il ferme les yeux, repousse ces pensées. Sous ses doigts, la pierre dure et sur sa langue, l'âcre goût du sang – deux familiers compagnons de la longue nuit d'hiver.

Les rayons de soleil disparaîssent lentement à l'horizon – pour une raison obscure, il pressent que ce sera le dernier crépuscule. Et lorsque l'obscurité recouvre les terres isolées, il renverse la tête, se laisser aller contre le mur.

Les souvenirs feront le reste.


Là où tu te trouves, penses-tu à moi parfois ?


Ses pieds nus foulent les hautes herbes, ses doigts griffent le ciel. Tête renversée, lui vient l'envie de crier, mais il ne peut pas, pas encore, pas encore… La maison est toujours en vue, il effraierait son frère, les villageois… il ne peut pas !

L'incapacité de se laisser aller est trop lourde – il gagne la montée, celle qu'il connait si bien, celle qui mène à la butte où ils…

Ne pense pas à ça ! Ne pense pas à lui !

Il n'a jamais été de nature athlétique – pourtant il court, dans l'espoir que l'épuisement, la souffrance aient enfin raison de lui, qu'il trouve la paix malgré la blessure vive qu'il porte au cœur, comme d'autres portent au même endroit des souvenirs d'amour.

Dans quelques heures, ils enterreront Ariana.

Il monte sans s'arrêter, sans hésiter, le souffle court brûlant l'air frais de l'aube. Il grimpe comme si sa vie en dépendait, comme s'il savait trouver la mort au bout du chemin, comme s'il désirait l'embrasser de son âme meurtrie. Il court dans le but évident de s'envoler, aussi dur puisse être ensuite l'impact de la chute.

S'il n'y avait pas eu cette silhouette familière, sur la colline, il ne se serait pas arrêté.

La silhouette ne se retourne pas.

- Gellert…? demande-t-il dans une expiration sifflante.

- Albus, répond Gellert d'un ton circonspect.

Dos raidi, nuque cambrée, la ligne de tension de ses épaules est clairement perceptible. Il s'approche lentement – résiste à l'envie de faire sienne cette nuque offerte, de mordre sauvagement, pour évacuer la rage… d'embrasser la peau lisse, soyeuse sous ses lèvres sèches, et renouveler ainsi ce qui fait tumulte en lui.

Mais Gellert ne se retourne pas, et cela même l'arrête, cela même lui interdit le moindre mouvement, la moindre parole.

Il est là, en attente, les yeux fixés sur cet amant étrange, inconnu, insaisissable comme le feu follet, qui prêche le libre arbitre aussi passionnément qu'ils s'unissent – avec quelques failles, malgré tout, quelques échos perturbants qui s'évanouissent à peine nés.

- Je te demande pardon, dit la voix concise, mesurée – prudente. Je pars dans quelques minutes.

À sa main, l'une des horribles porcelaines de Mrs. Bagshot.

- Tu… tu pars ?! balbutie-t-il, pathétique.

La colère brille dans les yeux verts, comme lorsqu'il s'échauffait contre le décret du secret, moins de vingt-quatre heures plus tôt.

- Je ne vais tout de même pas rester ici ! J'ai un casier judiciaire en Allemagne, Albus !

L'emploi de son prénom, plus que tout le reste, le blesse irrémédiablement.

- Reste au moins pour… pour les funérailles… s'il te plait !

- C'est hors de question.

La réponse sèche, sans appel, éveille à nouveau la colère, celle qui lui donne envie de le blesser, de frapper jusqu'à effacer le sarcasme au coin de sa bouche, puis…

puis de l'embrasser jusqu'à oublier le monde, se fondre en lui jusqu'à ce que…

- Tu as… tué…

Ses lèvres sont soudain sur les siennes, exigeantes, font taire ses protestations incrédules. Les mains en coupe sur son visage le retiennent, il ne peut que répondre au baiser par l'élan désespéré qui le pousse encore vers lui, malgré l'incertitude, malgré le doute, malgré la souffrance.

- Viens avec moi, murmure Gellert, pressant, passionné, tentateur. Viens avec moi, Kedvesem, je t'en prie, nous ne sommes pas faits pour être séparés, viens, que t'importe le monde, que t'importent les gens de ce village, viens avec moi, v…

- Nein !

Il le repousse, contre sa propre volonté, alors même que son esprit se tend vers lui et murmure le oui fatidique – il le repousse car soudain s'est présentée à lui l'image de son petit frère, orphelin frustre mais si jeune, si jeune, et –

- Non, Lieb… Gellert. Pars si tu le désires vraiment… je reste. J'ai des resp… je dois…

Face à face, le vert chaud devenu airain, le pli séduisant de la bouche à présent repoussant, Gellert lève la main dans laquelle le morceau de faïence – est-ce un lièvre ? – brille d'un éclat bleuté, précurseur du départ.

- Eh bien, au revoir, Albus. Puisses-tu te débarrasser de ces responsabilités qui t'encombrent et me rejoindre un jour. Je t'attendrai.

Le portoloin s'active.

Seul, il demeure sur la colline.

J'y suis allé pour me guérir, et j'ai trouvé que le feu de l'amour échauffe l'eau, et que l'eau ne refroidit pas l'amour. (2)

Le vent qui souffle soulève ses cheveux et agite les feuilles des arbres mourants, longtemps, longtemps, et malgré tout il ne chasse pas la tristesse, et malgré tout il n'assèche pas les larmes.


Nous nous sommes si peu connus. Deux jours, deux semaines, deux mois, cela passe si vite, si vite dans des vies telles que les nôtres. La brève caresse d'une brise d'été, la bise glacée d'un hiver mourant, rien n'a été plus rapide que ces moments écoulés à tes côtés alors que nous étions toujours innocents, toujours insouciants.


Il est déjà loin lorsque la porte s'ouvre. La branche de l'arbre dans lequel il s'est réfugié frémit au moment où la lumière jaunâtre teinte l'herbe, teinte Albus d'une lueur maladive qui lui met la rage au cœur, plus encore que la voix familière qui retentit à ce moment.

- Albus ? Albus ! T'es passé où, nondidjû !

Et le silence, avant que le crissement vocal ne reprenne…

- T'es complètement fou ! Dehors, pas d'chemise, la nuit de Lammas ! Tu veux te faire enlever par un feu follet ou quoi ? Rentre tout d'suite !

La peste soit de cet ignorant qui l'entraîne, à présent, qui le ramène vers l'ambiance fiévreuse, tiédasse du bar. La peste soit de cet ignorant qui, par deux fois, s'est interposé entre eux !

De son arbre, il observe la porte se refermer sur eux, dents serrées. La lune éclaire la chambre à la fenêtre de laquelle il avait lancé des cailloux – ses yeux s'y posent, l'espace d'un moment, alors que grandit en lui l'envie d'y grimper, comme autrefois. Hésitant, une main s'éloigne du tronc – il se penche, paraît sur le point de s'envoler, comme l'oiseau de proie auquel le compare encore parfois Matthäus.

L'aigle d'Allemagne.

Puis il s'arrête, car en son esprit résonne les strophes inimitables, celles qu'Albus a prononcées et leur suite, celles qui planaient entre eux il y a quelques secondes encore.

- Je t'aime, ta belle forme me ravit ;

Ne consens-tu pas, j'userai de violence !

- Mon père, mon père, le voilà qui me prend !

Le roi des Aulnes, comme il m'a fait mal !

Le père frémit d'horreur, il chevauche plus vite,

Il retient dans ses bras son enfant qui gémit,

Il atteint sa demeure avec peine et détresse…

- … Dans ses bras, l'enfant était mort (3), murmure-t-il à voix haute, les yeux rivés à la fenêtre que la lueur d'une lampe éclaire enfin.

Albus, au loin, ouvre la fenêtre. À cette distance, il ne peut discerner son expression, mais ses gestes brusques, désespérés, lui offrent la réponse qu'il attendait. D'un geste souple, il se laisse glisser au bas de l'arbre – nul besoin de rester ici plus longtemps. Peut-être seront-ils réunis un jour, mais sur l'heure, ce n'est pas souhaitable.

Un instant avant d'activer le portoloin, il se demande si la lune, qui fait luire ses cheveux d'un éclat d'argent, n'a pas incité Albus à le confondre avec l'Erlkönig de la légende.

La réponse qu'il devine sans peine lui noue la gorge.


Je me rappelle l'écho de ton rire, il résonne encore à mes oreilles. Tu avais une odeur d'agrumes, ce jour-là. Je te l'avais fait remarquer, t'en souviens-tu ? Tu avais souri.


Le vent souffle si fort que, l'espace d'un instant, il croit être revenu sur le champ de bataille. Mais non, bien sûr – sous ses doigts, les grilles familières de Poudlard, auxquelles il s'agrippe comme sa vie en dépendait.

Pour peu, il en pleurerait de soulagement.

Et de fait, les larmes roulent sur ses joues lorsque les premiers cris d'alarme retentissent. Ce n'est pas une honte que de s'abandonner à leurs mains empressées – le pire est passé, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ?

À peine murmure-t-il quelques instructions – mes vêtements, s'il vous plait, ne les laissez pas… – qu'ils le confient, qu'ils le confinent à l'infirmerie – mais à l'instant, tout lui est égal.

Sauf…

- Abe…

mais il lui en veut toujours, il ne viendra pas, il…

Des murmures empressés, dont il a vaguement conscience, et la voix stridente de l'infirmière – allez chercher son frère, vite ! – mais rien, rien n'a plus d'importance, rien que la pensée de ce qu'il vient de faire, de ce qu'il n'a pas eu le choix de faire, de ce que la vie l'a forcé à faire, et…

et la lettre, bien sûr, échappée dans la bibliothèque.

- La lettre… rendez-la moi…

Laissez-moi un souvenir de sa liberté, des choix qu'il a pu faire avant que je lui enlève toute possibilité d'en faire de nouveaux.

L'ont-ils entendu ? Les bruits se calment – quelqu'un a fermé la porte.

- Abe, murmure-t-il.

Dans son champs de vision, le visage renfrogné de son frère, déjà marqué par le souci. Il garde silence.

- Abe, répète-t-il, incapable d'en dire davantage.

Parler est douloureux – non à la gorge, mais au cœur.

- Ouais, vient enfin la réponse.

- Abe, tu…

Les mots lui manquent.

- … tu es là, chuchote-t-il enfin.

Et de le dire brise une digue en lui, laisse échapper les sanglots qui lui étouffent la gorge, qui lui serrent le cœur, ceux qui naissent du souvenir et de l'amour trahi, du sable sec emporté par le vent et de la rage à peine contenue par un regard vert.

La violence du sentiment le laisse sans souffle, sans voix, tressaillant sous l'âpreté des pleurs qui naissent de ses entrailles. Le voudrait-il qu'il ne pourrait arrêter les flots – cascades furieuses dont les pleurs sont faits de sang, ce sang qui s'engouffre dans ses veines et fait battre son cœur au rythme où se mouille l'oreiller.

Brisé.

Il est brisé, mais cela lui semble justice pour l'homme à qui il a tout pris… à qui il a tout pris, sauf la vie.

Une inspiration, et reflue la souffrance, suffisamment pour qu'il perçoive la chaleur de la main de son frère, tout près de la sienne – sans le toucher, mais il est là. Il est là.

- Tu l'as vaincu, dit Abe, et son ton est distant, distant.

Yeux fermés, il hoche la tête.

- Mort ?

- Non.

Non, pas mort, il ne peut pas mourir, lui dont les boucles sont aussi blondes qu'autrefois, lui dont le corps n'a jamais réellement changé, même lorsque l'ombre de la défaite est tombé sur son visage.

- Alors ?

- Nurmengard, murmure Albus, et c'est presque suffisant pour déchaîner les sanglots à nouveau.

Car en mémoire lui revient soudain ce dialogue qui avait fait écho en lui d'une curieuse façon, à dix-neuf ans, lorsqu'il avait pour la première fois découvert Wilde…

J'ai alors l'impression d'avoir donné mon âme toute entière à quelqu'un pour qui elle n'est qu'une fleur à fixer à sa boutonnière, une décoration faite pour flatter sa vanité, un ornement pour une journée d'été. (4)

… et il sait aujourd'hui que la journée d'été n'a pris fin, irrémédiablement fin, qu'au moment de lui arracher la liberté, faute de récupérer son âme.

Il ferme les yeux et son frère prend sa main dans la sienne, la serre. Il est là, mais trop tard, trop tard.

- Tu as fait ce qu'il fallait, dit sa voix bourrue.

- Pour… pour le plus grand bien, souffle-t-il en réponse, le poids de nouveau présent sur sa poitrine, poids de chagrin dont il espère qu'il lui procurera l'apaisement… l'oubli, peut-être.

Mais non, non, il ne veut pas oublier

Lentement, lentement, ses inspirations s'apaisent – les images du duel, les mots qu'ils ont eu l'un contre l'autre, l'un pour l'autre, résonnent toujours en son esprit, mais l'épuisement se fait plus fort que la souffrance – pour l'instant.

Quelqu'un lui relève la tête, lui fait boire quelques gorgées de Potion sans Rêves. Son frère se lève. De très loin, il entend des paroles…

- Il le connaissait... Il… l'aimait ?

- Allez, viens. Il est tard. Tu es à Gryffondor, je crois ? Je te ramène à ta salle commune.

… dont il ne comprend pas réellement le sens, que le vent emporte, sitôt prononcées. Et alors qu'il sombre dans le sommeil, que l'écho d'un rire juvénile lui revient en mémoire, il ne peut que fermer les paupières, malgré lui, pour retenir les pleurs.


Les plaisanteries avaient leur place entre nous, car elles témoignaient de l'innocence qui faisait notre humanité. Cette humanité que nous avons lentement perdue, chacun de notre côté.


Étrange comme les fleurs peuvent se multiplier malgré le froid, songe-t-il.

J'étais au printemps de la vie, quand je me mis en route ; je laissai les jeux charmants de la jeunesse dans la maison paternelle ;

Ses yeux sont fixés sur la plaine devant sa fenêtre, sur les plantes qui croissent inexplicablement sur le glacier. Ce sont les sortilèges, bien sûr – ceux qui forment une bulle protectrice autour de Nurmengard, ceux qui empêchent les gardes et les visiteurs de s'enfoncer dans la dépression qui attend inévitablement les prisonniers.

Car, j'étais entraîné par un espoir puissant, par un sentiment de croyance, par une voix qui me disait : « Marche ! le chemin est ouvert. Va-t'en jusqu'au but ;

Il ne peut s'empêcher de sourire – ces myosotis, qui poussent librement sur une île que les moldus croient recouverte de glace, cela lui parait toujours d'un surréalisme consommé.

Mais des myosotis sur Kvitøya, l'Ile Blanche, ne peuvent qu'être à leur place.

Le soir vient ; l'aurore succède à la nuit ; je marche sans m'arrêter, et ce que je cherche, et ce que je veux me reste caché !

Lent est le temps qui passe, à peine entrecoupé de cris et de heurts – tentative d'évasion échouée, punition commandée par des hommes soumis à la pression du temps, eux aussi. Parfois retentit le hurlement d'un esprit qui s'égare – ce n'est jamais le sien, cependant, y compris lorsqu'il appelle à lui la folie.

Peut-être colorerait-elle cette morne captivité. Mais elle ne vient pas – jamais.

Il ne le regrette pas.

Hélas ! nul chemin ne m'y conduira ; le ciel pour moi ne se rejoindra pas à la terre, et le lieu où je suis n'est jamais celui où je voudrais être. (5)

Le bleu des myosotis sur le blanc de la neige, à lui seul, repousse les ombres.


Jouer aux dieux ne mène à rien. Nous avons vu où cela s'est terminé… Il aurait fallu nous astreindre à la réalité plutôt que de nous réfugier dans les songes.


Blanc sur bleu.

Il frissonne.

Les flocons tombent sous le ciel assombri, tourbillonnent inlassablement dans l'air glacial. Ce qu'il voit, de la fenêtre, lui serre le cœur – il ne peut s'empêcher d'imaginer que la neige tombe aussi à Nurmengard, que le froid saisit sa cellule et le laisse, lui, tremblant et nu, sans protection contre l'hiver.

Cette vision est ridicule, bien sûr.

Mais elle est là, devant lui, et elle danse au rythme de la saison qui passe, au rythme des mots qui résonnent en son esprit, qui serpentent sur le parchemin qu'il tient encore à la main.

D'un côté, le dernier rapport de Nurmengard. Sobre, impersonnel – comme tous les autres.

Et à l'endos…

Deux heures depuis le départ du faucon. Les phrases, intimes, il les connait par cœur.

Albus,

Ils t'empêcheront de poser les mains sur cette lettre s'ils le peuvent, tueront ce faucon s'il revient vers moi – mais c'est mon désir que tu lises ces mots, quels que soient les risques. Appelle cela de l'égoïsme, si c'est le mot qui te convient.

Je t'avais écrit, il y a quelques mois, pour te demander une faveur. Je n'en ai pas eu d'échos – me l'as-tu refusée, Kedvesem ? M'interdis-tu donc de prendre contact avec le monde ?

Ce serait ton droit, bien sûr. Après tout, tu m'as vaincu – tu disposes de moi comme tu le souhaites.

Je ne te ferai pas l'affront de te remettre en mémoire ce que j'ai pu faire, ce jour-là, qui t'a permis de me vaincre. Tous deux sommes au-delà du chantage affectif, à présent, et je n'estime pas que tu puisses avoir une dette envers moi – ni envers mon hésitation au moment crucial.

Cependant… Vingt-cinq ans depuis notre dernière rencontre, Albus. Vingt-cinq ans depuis ce jour de Walpurgisnacht où tu es venu à moi pour la dernière fois.

Je suis las, Kedvesem, las de ne voir que des murs de pierre, que la crasse des draps de la couchette que l'on m'octroie. Je suis las de n'avoir comme seule distraction que les myosotis qui poussent sur la neige et dont chaque pétale me rappelle l'acier accusateur de ton regard. Las que la partie que je joue sans cesse contre moi-même, sur l'échiquier, me renvoie à la solitude de ces lieux.

Je t'en prie, au nom de l'humanité. Permets-moi le parchemin, permets-moi la plume. Je ne demande rien de plus.

Gellert

Et si les mots dansent dans son esprit, devant ses yeux les flocons dansent aussi et lui rappellent à quel point Nurmengard est froide et dure pour ses prisonniers, à quel point la chaleur humaine en est absente – qui est-il, réellement, pour lui dénier le droit à la vie ?

Il a tué tant de gens, il est la cause de tant de malheurs…

Albus appuie son front contre la vitre, l'espace d'un instant.

Mais ses mots ont perdu l'arrogance d'autrefois, il…

- Albus ?

Il sursaute.

Ah… Minerva, bien sûr.

Minerva, qui lui avait demandé rendez-vous à vingt heures.

Est-ce déjà le moment ?

Il ne bouge pas.

- Albus ? Vous êtes là ?

Silence.

Tout meurt, la beauté, la vision, minuit :
Que les vents de l'aube qui demeurent
Soufflent sur ta tête rêveuse

Elle pousse la porte, bien entendu. Gryffondor. Et s'il n'avait pas toujours ce parchemin en main, et si les mots ne dansaient pas toujours en son esprit, il pourrait presque sourire de cette intrusion qu'il attendait.

Que les midis de sècheresse te voient nourri
Par les puissances irréfléchies

- Je me demandais si vous auriez l'audace d'entrer, ma chère…

Que les nuits d'insulte te laissent vivre
Sous la garde de tout amour humain.
(6)

À la fenêtre, il neige encore.


Ce songe, il m'arrive parfois de le faire à nouveau. Celui où tu es près de moi.


Le soleil ne se lèvera pas avant plusieurs semaines – il a depuis longtemps perdu le compte des jours et des nuits.

Il avait misé sur ce fait, plus de cinquante ans auparavant, lorsqu'il avait construit Nurmengard… la désorientation naturelle en guise de torture, couplée à la solitude. Une cruauté supplémentaire – parfaite. Il y songe souvent, sans en être réellement perturbé. Après tout, cinquante ans se sont presque écoulés depuis que…

Oh.

Tiré de ses réflexions, il ouvre les yeux.

Quelque chose a changé.

Il est là.

La protection autour de sa cellule l'empêche de voir réellement – qu'importe. Ce frémissement particulier de l'espace, cette énergie vive, il la reconnaîtrait à l'autre bout du monde.

Albus.

Il se lève, s'approche de la fenêtre. Sur ses lèvres, un discret sourire – il est là, il regarde… L'indifférence feinte n'est qu'une façade. Le corps tendu, attentif à la moindre variation dans l'air, son regard qui se porte vers l'horizon n'en contemple réellement pas la moindre ligne.

Rêve-t-il ?

Au bout de l'allée s'élevait la terrasse sous laquelle, là-bas, tout au fond, les vagues de la Mer Baltique, à l'heure du flux, viennent se briser avec fracas.

Le poème de Heine qui lui revient inopinément en tête le fait sourire davantage. La Mer Baltique… Elle lui était chère, autrefois, mais c'est désormais la Mer de Norvège qu'ils ont en commun, Albus et lui, celle qu'il aperçoit au loin, celle dont les vagues furieuses se fracassent contre les rochers mis à nus de son île comme sur ceux de l'île d'Écosse.

De là, la vue s'étend au loin sur la mer. J'y restais souvent plongé dans de sauvages rêveries. La tempête était aussi dans mon cœur. Quels grondements ! quelles colères ! quelles écumes de rage !

D'un geste machinal, il tend la main vers l'échiquier, déplace une pièce noire.

Noire comme le ciel, noire comme les intentions que lui prêtaient Albus – noire comme les ombres qui ont menacé son âme si longtemps, l'ombre du silence, l'ombre de la solitude, de la violence réprimée, de la folie. Une pièce si noire qu'il ne peut supporter de l'observer plus longuement, qu'il relève la tête et qu'il sait.

Il sait où se trouve Albus.

Peut-être rêve-t-il. Après tout, il n'est doté d'aucune magie supérieure aux autres hommes. Dénué de baguette, il n'est rien – rien qu'un vieillard enfermé, impuissant, gardé du monde par des barreaux de fer.

Et pourtant.

Là, devant lui, il peut presque discerner le bleu de son regard las, désespéré, affaibli par les années innombrables de guerre – un regard magnifique.

Lentement, il s'approche, à la limite de presser son visage contre le fer. Ses lèvres parcheminées s'écartent, murmurent sans son les mots qu'il ne peut, qu'il ne veut garder pour lui –

Kedvesem, Kedvesem, c'est toi, je sais que c'est toi…

– jusqu'au moment où cette pression sur la nuque, cette impression d'être observé, le sentiment de sa présence s'estompe brusquement.

Il est seul, de nouveau.

Oui, c'étaient des grondements, c'étaient des colères, c'étaient des écumes de rage au fond de mon cœur ; mais tout cela était impuissant comme les vagues elles-mêmes, qui venaient, malgré leurs fières allures, se briser en gémissant sur le dur rocher.

Il ignore le temps qui passe – peut-être est-ce une heure qui s'est écoulée depuis son départ ? Peut-être est-ce quelques secondes à peine ?

Les barreaux s'écartent.

On lui tend une chandelle.

Blanche.

- C'est Imbolc, grommelle le garde.

Gellert ne l'écoute pas – ses gestes sont urgents, désespérés. Il avait raison – Albus était présent. Où est le parchemin ? Où est la plume ? Il prend la chandelle entre ses mains nues – la flamme, si elle le brûle, sait raviver une émotion qu'il n'a ressentie qu'en 1971, lors de sa dernière tentative d'évasion.

Peut-être n'est-il pas trop tard…

D'une main leste, le parchemin est déchiré – les quatre mots qui y figurent sont enroulés sur eux-mêmes.

Il faut un poids…

Son regard se pose sur l'échiquier.

Il sourit.

Le roi noir, seul, convient à exprimer ce qu'il n'a jamais pu lui dire.

La douleur qui broie sa main lorsqu'il la projette au-delà des barreaux est fulgurante. Mais il s'en moque – seul compte le parchemin, scellé de cire blanche, lesté d'ébène noir, qui tournoie vers cette figure pâle qu'il aperçoit à peine, mais dont il connait les traits par cœur.

L'homme, en bas, se penche sur la neige. Il ne peut voir ce qu'il fait – la distance et la douleur brouillent son regard. Mais il ne s'y méprend pas – Albus a relevé la tête. L'espace d'un moment, il a vu l'éclair d'un regard bleu.

Je voyais avec envie passer les navires voguant vers les contrées heureuses ; mais le château ténébreux me tenait enchaîné dans ses liens maudits. (7)

Dos droit, ignorant la main noircie, ensanglantée qui pend à son côté, il sourit.

Le regard d'Albus, il le sait, exprime enfin la paix.


Et lorsque je m'éveille, je ne peux m'empêcher de me demander, encore et toujours.


Plus qu'une fraction de seconde avant que le sortilège ne le frappe.

L'esprit humain, il le sait, donne l'impression de jouer avec le temps lorsque l'adrénaline décuple les sens.

Il va mourir.

Dans quel lieu pourrais-je reposer un instant ma tête à l'abri du mécompte et de la douleur ? (8)

Il croyait que les craintes le surprendraient au dernier moment. Que les questionnements, les doutes l'attaqueraient la garde baissée, alors qu'il n'est plus possible de reculer.

Il attend l'angoisse, la chute – mais il ne ressent rien, que la détermination.

Le choix, la voie est la bonne.

Une seule question se présente à lui, la seule à laquelle il ne s'attendait pas en ce moment précis.

La seule qu'il aurait dû prévoir.

Il n'en connaîtra jamais la réponse.

Mais peut-être est-il encore possible de l'imaginer…

Et alors que le sortilège frappe finalement sa poitrine, que la mort s'invite à ses côtés, alors que ses yeux se ferment, que son corps s'envole par-dessus les remparts, son esprit serein s'enfonce dans le souvenir d'un été où le ciel était clair, où l'amour n'avait pas encore la saveur de l'amertume, afin de trouver réponse à l'unique question qui compte encore.


Penses-tu à moi ?


La lune s'est levée – curieux spectacle de lumière dans cette nuit éternelle.

Depuis combien de temps garde-t-il les yeux fermés ?

La nuit demeure, mais son âme ne le fait plus souffrir – les portes du souvenir, les portes de Samhain se sont refermées. Le passage sera scellé jusqu'à ce que la magie ancestrale se remette à l'œuvre, dans un an.

Dans un an, il n'y sera plus.

Épuisé, il ne songe pas à se lever. Le contact des pierres froides est un ancrage solide, un réconfort que la couchette, si dure soit-elle, ne lui offre pas.

C'est vers l'autosacrifice que le temps le pousse. Bientôt, bientôt, ce mage noir qui fait entendre parler de lui en Angleterre – quel est son nom, déjà ? – se présentera à lui, demandera des informations sur la baguette de sureau.

Alors il mourra, car jamais il n'enverra cet homme profaner la tombe d'Albus.

Pose ta tête endormie, mon amour
Humaine sur mon bras infidèle…
(9)

La mort ne l'effraie plus.

Et l'oubli ?

Certes... Le désir d'être reconnu bouille encore dans ses veines, mais il a appris à tempérer cette envie. Car en quoi un prisonnier pourrait-il se permettre la reconnaissance ?

Lorsqu'il se redresse, son dos craque, lui arrache une grimace.

La lueur blafarde de la lune tombe sur lui. Songeur, il la contemple un instant.

Serein.

Il ne sourit pas – ces manifestations de joie, il les conserve soigneusement afin d'être en mesure de les lancer au visage de celui qui viendra le tuer. Mais Samhain a laissé sa trace en lui – il le sent. L'envie de vivre n'est plus. Lui qui désirait plus que tout l'immortalité, sa mort, il l'appelle à présent.

Demeurer encore, lorsque l'on est le dernier, est la réelle cruauté de cet endroit.

Il ne sourit donc pas, mais il regarde la lune, dont la blancheur lui rappelle inexorablement la peau d'albâtre d'un jeune homme autrefois si vivant, un jeune homme dont les cendres, aujourd'hui, ne brûlent plus que dans sa mémoire.

Il est un endroit au bout du monde où stagnent les âmes. Un endroit d'où l'on ne peut revenir intact…


Là où tu te trouves, penses-tu à moi parfois ?


Fin.

(1) Johann Gottlieb Fichte, « Il existe un autre monde ».
(2) William Shakespeare, « Sonnets ».
(3) Johann Wolfgang von Goethe, « Le roi des Aulnes ».
(4) Oscar Wilde, « Le Portrait de Dorian Gray » (partiellement cité).
(5) Friedrich von Schiller, « Le Pèlerin » (partiellement cité).
(6) Wystan Hugh Auden, « Berceuse » (partiellement cité).
(7) Heinrich Heine, VII - Affrontenbourg dans « Le Livre de Lazare ».
(8) Johann Gottlieb Fichte, « Il existe un autre monde ».
(9) Wystan Hugh Auden, « Berceuse ».