Arima s'excusa poliment auprès de son interlocuteur et se dirigea vers le buffet où il se fit servir une coupe de champagne. Le hall du musée bruissait de conversations et l'avocat se demanda une fois de plus ce qu'il faisait là. L'ami qui l'avait traîné à ce vernissage était depuis longtemps en pleine discussion avec d'autres et Arima avait déjà fait deux fois le tour de l'exposition sans parvenir à vraiment s'intéresser à ces esquisses de mangas soi-disant rarissimes, mais qui le laissaient totalement froid. Il avait néanmoins profité de sa soirée pour saluer quelques personnes, discuter affaire, décourager poliment les œillades insistantes de deux jeunes actrices magnifiques et insipides. Il soupira : il avait réussi, après quelques mois, à tirer un trait définitif sur Haruhi Fujioka. Ils s'étaient même revus, professionnellement tout d'abord, puis avaient pris quelques cafés à l'occasion. Et Kyoya Ootori avait eu raison : elle était heureuse, sincèrement et magnifiquement heureuse. Elle ne s'en était pas vantée mais c'était une total évidence et, bien loin de désespérer Arima, cet état de fait l'avait en fait plutôt rassuré sur son choix : ils n'étaient pas faits pour se marier. Haruhi lui avait épargné les remarques pathétiques qu'on lui servait trop souvent, comme quoi il devait sortir, regarder autour de lui, qu'il trouverait celle qui lui était destinée, et tout ce baratin qui l'insupportait. Il savait que son ancienne fiancée souffrait de le savoir toujours seul, mais que jamais elle ne se permettrait la moindre remarque. Elle l'avait appelé récemment, pour lui annoncer son prochain mariage avec Tamaki Suoh, pour qu'il l'apprenne par elle, et pas par la presse ou par quelqu'un de mal intentionné. Arima l'avait sincèrement félicitée mais leur gêne à tous deux avait été évidente lorsqu'ils avaient raccroché.

- Pardon, pouvez-vous me tenir ça un instant ?

Sans réaliser ce qui se passait, Arima se retrouva avec dans les mains sa coupe de champagne et celle d'une jeune femme qui fouillait fébrilement dans son sac à main. A en juger par la ridicule ritournelle suraiguë qui s'échappait du dit sac, elle devait chercher un portable.

- Ah, je l'ai !

Sous les yeux effarés de l'avocat jaillit du sac à main un portable rose fuchsia au bout duquel pendouillait une petite figurine de manga qu'il reconnut malgré lui comme étant la trop célèbre Hello Kitty. Si ce genre de gadget le laissait de marbre sur le cartable d'une enfant de dix ans, sur le portable d'une jeune femme cela le sidéra. Sans reprendre sa coupe de champagne, la dite demoiselle entama au téléphone une conversation qui manifestement l'agaçait au plus au point :

- Oui... Encore ? Quoi ? Mais comment voulez-vous que je me souvienne de ce qu'il y a dans cet alinéa ? Mais je ne sais pas moi, faites comme bon vous semble, c'est votre métier après tout ! D'accord, je ne signerai pas avant... Non, je n'ai pas compris pourquoi, mais je m'en moque. Oui, c'est cela, voyez avec mon assistante lundi. Au revoir.

Arima suivit malgré lui cette discussion, les yeux écarquillés. La jeune femme parlait avec de larges et gracieux gestes de la main, faisait voleter autour de son visage la figurine d'Hello Kitty. Elle devait avoir un peu plus de vingt cinq ans, était assez grande, svelte, vêtue d'une magnifique robe longue parme. Un ruban assorti était noué dans sa chevelure, retenant les mèches châtain clair qui ondulaient sur ses épaules au rythme de sa conversation. Son visage fin, aux traits délicats, était illuminés par de grands yeux bruns très clairs pétillant de vie et d'énergie. Elle parlait fort, d'un ton autoritaire, mais sa voix restait cependant enjouée et mélodieuse. Elle referma son portable d'un coup sec, soupira, puis sembla se souvenir soudain de la présence d'Arima et lui reprit des doigts sa coupe de champagne en s'exclamant à son adresse :

- Ah ! Je vous jure, ces avocats ! Quelles sangsues !

Soufflé, Maître Kusagi ne trouva rien à répondre. Il n'en aurait de toutes façons pas eu le temps car la jeune femme continua aussi sec :

- Enfin, je suppose que c'est un mal nécessaire ! Mais au moindre contrat, ils sont tous là avec leurs hésitations, leurs corrections, leurs révisions à n'en plus finir... Qu'est-ce que j'y connais, moi, je suis productrice de cinéma, c'est à eux de se charger de cela, moi je signe, qu'ils se débrouillent !

Amusé, Arima se contenta finalement d'acquiescer en souriant. Son interlocutrice répondit à son sourire et ses traits s'illuminèrent d'une grâce juvénile pleine d'une sincérité déconcertante. Elle lui tendit alors la main et dit :

- Mais je ne me suis pas présentée : Renge Houshakuji, productrice de cinéma.

Il saisit entre ses doigts ceux de la jeune femme et s'inclina poliment, répondant avec malice :

- Absolument enchanté, je suis Arima Kusagi, sangsue d'avocat.

Renge, stupéfaite, ne songea même pas à retirer sa main de celle d'Arima et cligna des yeux, écarlate. Puis, contre toute attente, elle éclata d'un rire sonore et cristallin.

Et Arima se mit à rire lui aussi.


Haruhi leva la main devant son visage pour atténuer légèrement la luminosité qui lui faisait plisser les yeux. L'été avait beau tirer doucement sur sa fin, le reflet du soleil sur la Méditerranée restait aveuglant, même en fin d'après-midi, et chauffait à blanc le sol en pierre de la terrasse.

La baie s'étendait, somptueuse, en contrebas de la villa des Suoh, et on devinait à peine le village de la Croix Valmer au travers de la végétation luxuriante du jardin. Haruhi laissa son regard glisser une fois de plus sur la côte française, sur la mer d'un bleu profond qui scintillait paisiblement, à peine striée du sillage des bateaux. Derrière la jeune femme s'élevait la haute bâtisse de pierre où tous avaient pris leurs quartiers depuis quelques jours, à l'occasion du mariage. De son mariage. Machinalement sa main glissa sur le tissu vaporeux de la petite robe de mariée blanche, courte, simple, à fines bretelles, merveille de haute couture ciselée par les jumeaux qu'elle entendait rire un peu plus loin sur la terrasse. Haruhi avait gardé les cheveux courts et, une fois passé le premier choc de la découverte de sa promise, Tamaki l'avait judicieusement comparée à une jeune danseuse de charleston.

Une danseuse de charleston qui avait soif, hélas.

A cet instant, un cocktail aux couleurs chatoyantes apparut dans le champ de vision d'Haruhi qui se retint de pousser un soupir de déception et répondit automatiquement :

- Non, merci, je n'ai pas s...

- Il est sans alcool.

Haruhi tourna la tête pour découvrir le fin sourire supérieur de Kyoya qui l'avait rejointe au bord du parapet et lui tendait le verre. Les deux jeunes gens se jaugèrent un instant du regard ; l'avocate renonça à nier et accepta la boisson avec un sourire :

- Merci. Je mourais de soif.

- Je t'en prie.

Haruhi s'efforça de ne pas boire d'une traite le délicieux breuvage fuité et le sirota doucement, en silence, appréciant ces rares instants de calme et la présence apaisante de Kyoya qui finissait sa coupe de champagne. Un serveur surgit comme par enchantement, les délesta de leurs verres vides, et disparut en s'inclinant. Haruhi se décida alors à demander :

- Comment le sais-tu ?

- Tu as à peine porté ta coupe de champagne à tes lèvres pour le toast, alors que c'est une boisson que tu apprécies beaucoup. Sinon, je ne t'ai rien vue boire, malgré la chaleur, si ce n'est un petit jus d'orange, en douce, au moment de l'apéritif.

- Évidemment, soupira Haruhi.

Comment cacher quoique ce soit à un Ootori. Qui plus est à Kyoya Ootori. Celui-ci remonta ses lunettes et demanda :

- Je suppose que Tamaki n'est pas au courant, il aurait été incapable de garder le secret.

- Non, tu es la deuxième personne à savoir après moi. Si on exclut mon médecin, bien sûr. Il me l'a confirmé très récemment et... je voulais attendre pour le dire à Tamaki. Ce soir je pense.

- Après la réception ?

- Oui, je veux vous épargner la scène, j'ignore comment il va réagir mais... je suis certaine que cela va être du grand n'importe quoi.

Kyoya sourit plus largement et acquiesça :

- C'est à prévoir, en effet.

Il baissa alors les yeux et croisa le regard lumineux de la jeune mariée :

- Alors, Haruhi, pour la seconde fois en ce jour, toutes mes plus sincères félicitations.

- Merci, Kyoya. Et reçois à ton tour les miennes.

Il haussa un sourcil et le sourire d'Haruhi s'élargit.

- Éclair aussi a à peine touché à sa coupe de champagne.

Le brun acquiesça à nouveau avec un sourire doux :

- J'ai tendance à oublier combien tu peux être perspicace, toi aussi.

- Oui, et c'est le genre de détail auquel je fais attention depuis peu de temps. Pour quand est-ce prévu ?

- Avril. Et toi ?

- Mai, normalement.

Kyoya soupira :

- Il va falloir que je surveille de très près les fréquentations de mes enfants.

- Eh, objecta une Haruhi faussement vexée, je te rappelle que cet enfant sera aussi le mien, cela compensera peut-être les gènes de son père.

- Peut-être...

- Et puis, pour ce qui déjà est de surveiller les fréquentations de Kenji, tu n'es pour le moment pas très efficace.

Ils se retournèrent tous deux, s'accoudant au parapet pour regarder en souriant la scène devant eux. Sur la droite, près du buffet, non loin du petit orchestre de chambre dont la musique se mêlait délicieusement au bruissement des cigales, Yuzuru et Ranka semblaient en pleine conversation. Un serveur s'était totalement dévolu à remplir régulièrement leurs coupes de champagne et les pères des mariés riaient désormais à gorge déployée ; Haruhi ne voulait surtout pas savoir à quel sujet. Maia, Alayna, Kayla et Hikaru étaient assis avec Eclair sous un dais de tissu blanc, à l'abri du soleil ; dans les bras de l'aîné des jumeaux dormait son fils de quatre mois. Kaoru, lui, tenait du bout des doigts son propre fils, âgé de dix mois. Celui-ci tentait en effet de marcher, suivant en cela l'exemple de Sosuke, le fils de Mori, que son père, main dans la main avec Miku, suivait calmement dans sa progression sur la terrasse. Honey et Odile encourageaient de loin tout ce petit monde, sans s'éloigner cependant du buffet sur lequel ils veillaient jalousement, un rubis brillant à l'annulaire de la jeune cuisinière.

Kenji Ootori, du haut de ses juste deux ans, essayait quand à lui, comme à son habitude, de se défaire de son adorable et collant parrain qui, présentement, le poursuivait le long de la magnifique piscine à débordement de la villa.

- Un câlin ! Kenji ! Viens embrasser tonton Tamaki ! Kenji !

Le tout petit garçon, son front barré d'une mèche sombre, lança un coup d'œil amusé au grand dadais blond qui avait une fois de plus l'intention de l'étouffer de baisers. Le regard bleu acier qu'il avait hérité d'Eclair brilla d'une lueur déjà inquiétante et, faisant volte-face, il s'immobilisa juste au bord de la piscine. Haruhi murmura :

- Kyoya... Tu n'as pas peur qu'il tombe ?

- Kenji, non.

Tamaki rejoignit l'enfant en quelques rapides enjambées, tendant les bras vers lui, ses immenses yeux violacés pétillants de joie :

- Ah, Kenji, viens là que je...

L'enfant se décala in extremis vers la droite, en un mouvement à la fois souple et gracieux, laissant Tamaki entraîné par son élan face à la piscine.

Le bruit de sa chute dans l'eau fit taire toutes les conversations et c'est dans un silence consterné que le marié réapparut à la surface dans son sublime costume beige clair, ses cheveux blonds collés au visage. Tamaki croisa le regard du petit garçon qui, depuis le bord, le regardait avec ce sourire supérieur qu'il avait hérité de son père.

Alors un son rare et magnifique rappela toute la petite assemblée à la vie : l'éclat de rire de Kyoya Ootori.