Merci à Blues-moon et Tite-odey pour leurs encouragements. Les réponses aux nouveaux commentaires se trouveront sur mon profil. Merci.


La vie rêvée de Mickael Morgan

Deuxième et dernière partie


Vêtu d'un pantalon et d'un pull noir dont les manches sont retroussées au-dessus des coudes, Mickael se tient devant le miroir de la salle de bain. Il n'a qu'un moment d'hésitation avant de se coiffer d'une casquette de la même couleur et sur laquelle est brodé l'écusson d'une quelconque équipe de softball. Il l'a trouvée par hasard au lycée, quelques jours auparavant. Son col, en V, laisse apparaître le haut d'un t-shirt blanc. Son couvre-chef enfoncé sur la tête, le visage baissé, il dessine sur ses lèvres un sourire. C'est un sourire sans joie ni tristesse, un brin inquiétant. En vérité, il se trouve un peu ridicule mais, s'il ferme les yeux, il le trouve à sa place. La visière masque ses yeux bleu violacé plus efficacement que sa frange, seuls sont visibles la courbe du nez, l'angle de la mâchoire. D'une chiquenaude, il repousse la casquette pour dégager son visage, appuie les poings sur ses hanches et essaie un autre sourire, rieur celui-ci, comme s'il pouvait trouver une trace d'humour dans toutes les situations. Puis, avec toute la rapidité dont il est capable, il s'empare du sèche-cheveux posé sur le rebord du lavabo et le braque sur son reflet, une expression à présent mortellement sérieuse sur la figure.

« Je suis le Dieu de la Mort ! » teste-t-il. Ça ne sonne pas si absurde.

Il fait mine de viser, « quelque soit le point de vue duquel on se place, il est évident que tu es le méchant, ici ! », et presse le bouton qui ne ressemble en rien à une gâchette, une fois, deux fois, il manque et touche à la fois sa cible.

« Mais qu'est-ce que tu fais ? » le surprend sa mère, une note d'hystérie dans la voix. « Qu'est-ce que c'est que cet accoutrement, va te changer immédiatement !

- C'est rien, maman, c'est juste...

- On dirait un croque-mort ! Et depuis quand porte-t-on un couvre chef à l'intérieur de la maison ? Va te changer, tu vas être en retard pour l'école ! »

Tête basse, Mickael retourne à petit trot dans sa chambre. Il n'avait pas eu l'intention d'être surpris dans cette tenue (éloignée de celle d'origine, du reste, mais il n'avait pas pu arranger mieux que ça). Il se mord la lèvre en enfilant des vêtements moins sujets à controverse. Il n'a jamais clairement décrit le style vestimentaire de Duo Maxwell à ses parents sa mère avait-elle malgré tout deviné ? Furieux contre lui-même d'inquiéter sa mère encore davantage et pour des bêtises, il la rejoint dans la cuisine, prenant garde de jouer au garçon bien sage.

.

« Bonjour, Mickael.

— Bonjour, Docteur.

— Alors, qu'est-ce que vous me racontez aujourd'hui ? »

Mickael hausse les épaules avec détachement.

« Pas grand-chose, je suis fatigué.

— Vous avez à nouveau rêvé ?

— Non, c'est juste… je me sens complètement à plat, ça va pas très fort depuis quelques jours.

— Vous prenez bien vos cachets ?

— Oui, oui, je fais gaffe et maman vérifie aussi au moment de me dire bonne nuit. C'est plutôt comme si je dormais mais que je n'arrivais pas à me reposer, comme si mon esprit continuait de tourner en permanence et c'est fatiguant. J'ai un peu de mal à rester éveillé en cours aussi, je… » Mickael détourne le regard. « Je crois que je m'ennuie en classe, j'ai envie de bouger.

— Où aimeriez-vous aller ?

— Eh bien… j'aimerais bien voyager un peu, je crois, sortir d'ici, je… C'est un peu comme si je me sentais enfermé, vous voyez ?

— C'est tout à fait compréhensible à votre âge. »

Mickael oscille la tête, incertain.

« Non, c'est pas tout à fait ça, c'est autre chose, c'est plus… c'est comme si je me sentais opprimé au niveau de la poitrine ou… je sais pas… Je crois que j'aimerais bien m'aérer la tête, oublier tout le quotidien. Et puis, je n'ai jamais bougé alors… Je sais que c'est pas possible, on n'a pas les moyens et encore moins depuis… heu… enfin, je vous suis reconnaissant, hein, et je veux surtout pas vous vexer mais je sais aussi que nos séances représentent beaucoup d'argent, cumulées. Alors je me disais, peut-être, trouver un petit boulot et mettre de l'argent de côté pour pouvoir partir plus tard. Je me doute que ce ne sera pas avant un moment mais il faut bien commencer quelque part, je… »

Il la jauge du regard, tente de savoir s'il peut confier ce qui le ronge.

« J'aimerais bien aller sur Terre, un jour. »

Mais elle le cille pas, se contente d'hocher imperceptiblement la tête pour l'encourager.

« Pour pouvoir confronter avec la réalité… les souvenirs que j'en invente. Je voudrais savoir si je reconnais la position des étoiles et à quoi ressemble la Lune vue de la Terre… si la mer et le sable ont bien cette odeur-là… parce que je me souviens de tout ça, même au réveil, le goût, les odeurs… ils me semblent aussi vrais que ceux de la nourriture que je mange ici. Les images, passe encore, j'aurais pu les voir ailleurs, mais le reste ? Comment c'est possible, comment ça peut être aussi réel alors que je n'ai jamais bougé d'ici ?

— De la même façon dont vos rêves sont pour vous la réalité au moment même où vous les incarnez mais redeviennent de simples songes au moment où vous vous réveillez. »

Yeux fixés sur ses genoux, Mickael secoue doucement la tête.

« Vous ne comprenez pas… » … Je crois devenir fou…

« Qu'est-ce que vous me racontez d'autre ? »

.

Mickael rêvasse sur son lit quand William pénètre dans sa chambre. Mickael aime ces moments de solitude où son esprit se met à dériver sans que lui-même ne parte à la dérive. Mais il aime son frère plus encore et ne lui en veut pas de cette intrusion.

« Salut, Will. Qu'est-ce que tu fais là ?

— Holà ! T'as pas la forme, toi ! Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien, je suis un peu fatigué, c'est tout.

— Tu dors mal ? demande Will en s'asseyant sur le rebord du lit.

— Pas plus, pas moins que d'habitude. »

Il ferme les yeux quand la main de Will vient lui caresser les cheveux.

« Mince… j'avais eu une idée qui pourrait peut-être t'aider mais du coup je sais pas trop si c'est le moment. Je devrais peut-être repasser plus tard…

— Non, reste ! » Avec un effort qui lui paraît surhumain, Mickael s'assoit à son tour, dos au mur. « C'est quoi, ton idée ?

— J'ai apporté mon matos à dessin. » William étudie l'Architecture et les Arts Plastiques Appliqués. Il est très doué. « Je m'étais dit qu'on pourrait peut-être essayer de dessiner tes rêves. Tu décris, je crayonne.

— Je ne suis pas sûr de comprendre », confie Mickael, sourcils froncés sur un début de mal de tête.

« C'est juste une approche différente. À vrai dire, je ne sais pas si ça nous apprendra quelque chose mais ça ne coûte rien de tenter le coup, pas vrai ?

— Je suppose… concède-t-il sans grand enthousiasme.

— Je t'avoue aussi que je suis très excité à l'idée de dessiner les Gundams. J'ai un peu étudié le design des armures mobiles et ce que tu as en tête m'a l'air d'être un sacré défi à relever ! Je me disais aussi que les coucher sur papier nous permettrait peut-être de voir si tout ça est si cohérent que tu en as l'impression, tu vois ce que je veux dire ?

— Pas vraiment ?

— Eh bien, la structure d'une armure mobile, et d'après ce que tu en dis, d'un Gundam, est tout de même basée sur la morphologie humaine. Tu ne peux pas le construire n'importe comment et encore moins y ajouter des armes et transformations sans que ça risque de coincer quelque part. Surtout pour celui qui se change en oiseau, ça doit être une question de millimètres, un degré de précision fabuleux. Toi, t'as une image en tête et ça te paraît fonctionner mais si ça se trouve, si on le dessine en vrai, ça ne tient pas debout ! Je te parle même pas de le construire pour de vrai mais rien que le croquis pourrait nous le confirmer. »

Mickael se redresse, soudain intéressé par l'idée.

« Mais, poursuivit William, une armure mobile c'est aussi très complexe et je vais avoir besoin d'étudier davantage celles qui existent avant de pouvoir me lancer là-dedans parce que sinon, si le schéma ne tient pas la route, ça viendra plus de mon incapacité à dessiner ce que tu me décris qu'autre chose. Du coup, je me suis dit que, si le principe te plaît, on pourrait déjà commencer par les pilotes. Qu'est-ce que t'en penses ?

— Ouais, d'accord !

— Génial. »

William tire un calepin à esquisses de la pochette posée à ses pieds ainsi qu'une trousse contenant son matériel.

« On commence par lequel ? »

Mickael hausse les épaules.

« Comme tu veux.

— Zéro Quatre ? C'est l'un de ceux que tu visualises le mieux, non ? On s'attaquera aux autres après. Vas-y, raconte-moi tout ce qui te passe par l'esprit à son sujet. »

Une éternité plus tard, Mickael a retrouvé une position allongée, le bras en travers des yeux pour lutter contre la migraine qu'il sent monter. Ce n'est pas l'une de celles qui le tirent parfois du sommeil et le laisse plus vulnérable qu'un enfant mais elle promet néanmoins d'être douloureuse. Il est épuisé. Durant des heures il a patiemment et aussi précisément que possible décrit à William les pilotes numéros un et quatre, aussi bien physiquement qu'émotionnellement. Will a insisté sur les deux aspects, disant que ça l'aiderait à saisir la personnalité et donc l'expression des personnages. Au début, Mickael avait regardé les lignes se former sur le papier, se transformer petit à petit en visages qui hantaient ses nuits mais, rapidement, il s'était laissé aller à fixer le mur et à parler, un peu mécaniquement, à les voir danser devant ses yeux comme des fantômes qui vacillent. Sa voix est rauque, à présent, sa gorge comprimée. Il éprouve une étrange sensation de flottement, comme s'il ne savait plus très bien où il était ni comment il en était arrivé là. Sous ses paupières closes, ses yeux sont aussi brouillés que ses souvenirs, seuls les pulsations de son cœur au niveau des tempes indiquent qu'il est bien toujours là.

« Est-ce qu'on peut s'arrêter là, Solo ?

— Ouais, j'ai presque fini et t'as vraiment l'air crevé. On fera les autres une prochaine fois… Tiens, tu veux voir ce que ça donne, est-ce que c'est ressemblant ? »

Le corps lourd comme après un combat dont il ne sait qu'il est ou non sorti vainqueur, Mickael se redresse. Son frère lui tend deux feuilles de papier et vient s'asseoir à côté de lui.

« Qu'est-ce que t'en dis ? »

Les esquisses lui coupent le souffle. Ce sont eux, exactement eux. Différents quelque part mais ressemblant au point qu'il les reconnaît sans hésiter. William est, en effet, parfaitement parvenu à saisir l'expression de leur regard il peut presque entendre leur voix, s'attend à voir leurs lèvres s'animer. Heero lancerait une menace de mort, prononcée sur un ton froid que dément la passion dans ses yeux et Quatre affirmerait être prêt à se battre sans concessions. L'émotion qui le submerge menace de le noyer. Il étouffe. C'était une mauvaise idée. Comment admettre une bonne fois pour toute qu'ils sont le fruit de son imagination quand tout et tous ne font que les rendre plus réels ?

« Est-ce que… est-ce que je peux les garder ? murmure Mickael bien malgré lui.

— Laisse-moi les fignoler encore un peu et les fixer. J'ai oublié d'apporter de la laque, la mine va baver. Je te les rapporte la prochaine fois, d'accord ? »

C'est avec une réluctance irrationnelle que Mickael rend ses œuvres à son frère aîné. Ce dernier les range avec soin pour ne pas les froisser puis tourne un visage soucieux vers lui. Avec douceur, il caresse des doigts le front de Mickael et l'arrête de son nez.

« Tu as une ride, là, tu as mal ? Pourquoi tu ne me l'as pas dit, on aurait fait une pause.

— Ça va, t'en fais pas.

— Tu veux prendre un truc ?

— Non, ça ira comme ça, merci. J'ai l'impression de ne me nourrir que de pilules.

— Tu exagères.

— À peine.

— Ça n'a pas de sens de souffrir quand on peut te soulager.

— J'en sais rien… Je n'aime pas souffrir mais au moins c'est quelque chose que je ressens et qui est réel, pour une fois.

— Micky… »

Mickael ne lutte pas quand William le serre contre lui.

« Tu vas guérir, Mickael, chuchote-t-il contre ses cheveux. Bientôt… tout ça ne sera plus qu'un mauvais rêve. »

Mickael ferme les yeux. Quelque part, il aimerait être capable de pleurer.

.

Mickael affecte d'ignorer sa mère quand celle-ci vient prendre place à côté de lui sur le rebord du lit.

« S'il te plaît, n'en veux pas à ton père...

— J'en veux pas à Papa », répond-il mais le ton est bougon.

Rosemary renifle, avec tendresse.

« À qui veux-tu faire croire ça ? Je te connais comme si je t'avais fait, jeune homme ! » plaisante-t-elle, arrachant à son fils un sourire contre sa volonté. D'une main, elle lui caresse les cheveux puis la joue. « Tu sais que ton père et moi ne souhaitons que ton bonheur.

— Je sais… je sais, Maman, mais vous aussi, essayez de comprendre ! Vous ne me laissez jamais rien faire ! »

Rosemary a un mouvement de recul.

« Ce n'est pas vrai…

— Mais si ! » L'adolescent prend les mains de sa mère dans les siennes. « Maman, j'ai eu un accident mais ce n'était rien d'autre que ça ! Un accident ! Ça aurait pu arriver à n'importe qui ! Je ne risque rien de plus que n'importe qui d'autre à chaque fois que je quitte la maison ! Je sais que je vous ai fait peur mais ça fait des mois maintenant et je vais bien ! Physiquement, je suis parfaitement rétabli, tu vois bien, et émotionnellement… je m'en occupe, non ? Mais je me sens confiné, tu comprends ? Votre inquiétude, elle ne m'aide pas ! Vous ne pouvez pas me garder indéfiniment dans un cocon protecteur en espérant qu'il ne m'arrivera plus jamais rien. J'ai besoin… de faire à nouveau quelque chose et je… je voudrais me sentir à nouveau fort, tu comprends ? J'ai besoin d'aller au-delà de tout ça. Je ne peux pas laisser cet accident me bouffer la vie, il faut que je m'en sorte ! Je pensais… » Il baisse le visage, entre la tête dans ses épaules. « Je pensais que vous seriez fiers de moi.

— Mais nous sommes fiers de toi, mon chéri ! se réécrit Rosemary. Et tu sais que si tu as besoin de quoique ce soit…

— J'ai besoin de ça. J'ai besoin de me sentir responsable de quelque chose, de gagner de l'argent par moi-même, de devenir un peu indépendant. De me sentir un peu adulte, tu comprends ? D'être fier de moi. Je vais avoir seize ans, je ne suis plus un enfant ! S'il vous plaît… laissez-moi grandir. Et ce ne serait que quelques heures par semaine, le week-end uniquement, et je te promets que ça n'affectera pas mes notes ! »

À son tour, Rosemary détourne le regard et soupire.

« J'essaierai d'en reparler à ton père mais tu sais comment il est… »

Soudain, elle a son fils contre elle, ses bras autour de son cou.

« Merci, Maman !

— Doucement ! doucement ! tu vas me faire mal ! Tu as plus de force que tu n'en as l'air, tu sais ? Et je ne te promets rien !

— Je sais… mais merci. Je vous jure, vous serez fiers de moi… »

.

William sort avec lassitude son trousseau de clés de sa poche. Ces deux derniers mois l'ont bien plus épuisé, physiquement et psychologiquement, qu'il ne s'y était attendu. Il doit se rendre à l'évidence : il ne sait pas gérer un tel niveau de stress. Naturellement, il sait qu'à l'heure actuelle toute rêverie est une inutile perte de temps, peut-être même d'énergie. Néanmoins, il ne peut s'empêcher de s'imaginer prendre de la distance avec ce qui se passe, d'avoir un peu de temps pour lui, pour être lui. Puisqu'il ne peut prendre la fuite, y songer au moins l'aide à tenir le coup.

Il fait passer son badge devant le détecteur de la grille qui protège l'accès à son immeuble et laisse la porte se fermer toute seule tandis qu'il vérifie le contenu de sa boîte aux lettres.

« Victor Breslin ? demande une voix derrière lui.

— Oui ? »

Un adolescent émerge de l'ombre, peut-être attend-il là depuis longtemps, peut-être s'est-il glissé à sa suite sans qu'il s'en soit rendu compte. Ça n'a guère d'importance, songe-t-il alors que son sang se glace dans ses veines. Il reconnaît sans peine l'expression farouche des yeux couleur d'obsidienne qu'il a dessinés plus de deux semaines auparavant. Le garçon pointe sur lui une arme à feu avec un calme qui est peut-être ce qu'il y a de plus terrifiant chez lui.

« Oh merde… »

.

Fou, Mickael croit l'être devenu pour de bon quand le proviseur adjoint pénètre dans sa salle de classe suivi d'un nouvel élève. Il entend à peine leur professeur le présenter (a-t-il bien entendu son prénom ?) tant la pièce se met à tourner autour de lui. Cette fois, ça y est : le rêve et la réalité ont trouvé leur point de rencontre et il ne peut plus faire la distinction entre les deux. C'est la première fois qu'il reste Mickael, dans la vie de Mickael, alors que le rêve fait une incursion dans son existence. La tête entre les mains, il ferme les yeux avec force, sans savoir s'il doit prier ou non pour se réveiller. La main qui se pose sur son épaule ne parvient même pas à le faire sursauter.

« Est-ce que ça va ? » demande son voisin anonyme, ce qui surprend Mickael. Dans cet établissement élitiste où il fait office de mouton noir, il est rare que ses prétendus camarades lui adressent la parole.

« Ça va, j'ai juste… très mal au crâne. »

L'élève arbore une mine compatissante qui achève de l'étonner.

« T'es souvent malade, hein ? J'ai remarqué que tu manquais souvent les cours depuis ton arrivée ici.

— Quoi ?

— T'as vraiment pas l'air bien », poursuit-il, se mordillant la lèvre en une inquiétude sincère. « Tu veux aller à l'infirmerie ?

— Je… non, je… »

Mais brusquement, il suffoque, il a besoin de sortir de cet univers artificiel et d'être seul pour penser. Ici, les regards le scrutent. Il ne peut pas réfléchir quand il se sent observé de la sorte, surveillé. La poitrine compressée par un étau invisible, il acquiesce.

« Je veux bien, oui… merci. »

Aussitôt, son voisin se lève, bras tendu haut pour être vu.

« Monsieur ! Mike se sent mal ! Il faudrait le conduire à l'infirmerie ! »

La classe se retourne, Mickael se tasse sur lui-même. Il voudrait disparaître.

Conformément au règlement, l'enseignant désigne pour l'accompagner leur déléguée Isobel, une grande fille sèche qui ferait une fois adulte une excellente directrice de quelque chose. L'infirmerie est vide quand ils l'atteignent.

« Est-ce que tu penses revenir en classe ? Je peux t'apporter tes affaires après le cours si tu veux », lui propose l'adolescente.

Le ventre de Mickael se noue. Pourquoi ce soudain excès de gentillesse à son égard, eux qui l'ont ignoré depuis le premier jour de la rentrée ?

Devant son silence, elle poursuit : « Écoute, va t'allonger, t'es vraiment tout pâle. Je repasse tout à l'heure avec tes affaires si tu n'es pas remonté d'ici là, ok ? »

Il ne peut qu'hocher la tête. Il se retrouve seul dans la chambre de repos, où il s'endort malgré lui. Il ne rêve pas.

Plus tard, quand il rouvre les yeux, il lui faut plusieurs secondes pour se rappeler où il se trouve et pourquoi le souvenir des yeux verts le frappe avec la force d'une massue. Pourtant, il n'a pas vu le nouvel élève d'assez près pour distinguer la couleur de son regard. Sur la chaise à sa droite, là où quelqu'un aurait pu se tenir à son chevet, se trouve son sac de cours. Isobel a dû tenir parole durant son sommeil. Un rapide coup d'œil à sa montre lui apprend qu'il a dormi près de deux heures. Il ne se sent pas plus reposé. Bien au contraire, le mal de tête n'a fait qu'empirer. Tout s'embrouille, la brusque apparition de Trowa dans sa réalité, ce qu'il craint que cela puisse signifier, l'envie d'en parler à quelqu'un, le réflexe de s'enfuir loin, l'envie que ce quelqu'un soit Trowa lui-même. C'est fou, dingue, insensé, ce garçon ne peut pas être Trowa, pas plus que lui ne sait piloter un Gundam, il a dû rêver, enfin… halluciner. Ce garçon ne ressemble probablement pas tant que ça à Zéro Trois mais une hardiesse étrange s'empare de lui, repousse la migraine dans un recoin de son esprit, là où les mots tournent en boucle sans pour autant acquérir le moindre sens, depuis ton arrivée ici… ton arrivée ici… ton arrivée… Il se lève, ses camarades vont bientôt sortir de cours pour aller déjeuner.

Il échange quelques mots avec l'infirmière, une femme antipathique qui a l'habitude de le voir ici, lui assure qu'il se sent mieux et est prêt à retourner en classe, qu'il est inutile d'avertir sa famille. Il décampe aussi vite qu'il le peut.

Il ne se souvient pas avoir été aussi nerveux. Quelques élèves s'arrêtent un instant lui demander comment il va mais il y prête à peine attention : cette inexpliquée sollicitude leur passera bien assez tôt. Il reste concentré sur sa cible, s'efforce de ne pas se laisser flancher. Son cœur bat à tout rompre, il a la bouche sèche comme la fois il y a erré dans le désert. Il s'apprête à commettre une monumentale erreur mais une part de lui refuse de considérer qu'il pourrait ne pas parler au nouveau… même s'il n'a pas la moindre idée de ce qu'il va lui dire. Il regrette de ne pas y avoir davantage réfléchi alors que ce dernier s'arrête juste à temps pour ne pas lui rentrer dedans.

« Heu… salut… » lance Mickael d'une voix faible tandis que la seule chose qu'il soit capable de remarquer est que son interlocuteur a bel et bien les yeux verts. Une partie de lui avait espéré que ce ne serait pas le cas.

« Bonjour. Tu te sens mieux ? répond le nouvel élève avec le sourire discret mais amical qui correspond à ses souvenirs.

— Heu… oui… Merci.

— Tant mieux. Je m'étais demandé si tu me fuyais, plaisante-t-il.

— Non, je… je suis sujet à des migraines, c'est pour ça…

— Oui, c'est ce que les autres m'ont dit.

— Comment ç a ? s'alarme soudain Mickael, sans bien savoir pourquoi.

— Eh bien, ils m'ont dit que tu manquais souvent les cours pour raisons de santé.

— Oh… heu… Qu'est-ce qu'ils ont dit d'autre ?

— Pas grand chose. Pourquoi, ils auraient dû ?

— Non, non ! C'est juste… Peu importe. Je voulais juste te souhaiter la bienvenue… comme je n'avais pas encore eu l'occasion de le faire…

— Merci, c'est gentil.

— Tu… t'appelles comment déjà ? ose-t-il questionner.

— Toma Flemmings.

— Toma, oui… Moi, c'est Mickael. Mickael Morgan.

— Enchanté de faire ta connaissance, Mickael. »

Toma lui tend la main, Mickael la lui serre après un brève hésitation. Toma possède une poigne ferme et des cals sur la paume et aux doigts, comme quelqu'un pourrait en gagner à force de piloter une armure mobile, peut-être.

« Tu comptes me rendre ma main ? » s'amuse Toma.

Mickael le lâche comme s'il s'était brûlé.

« Pardon ! Je suis désolé ! Bon sang, tu dois me prendre pour un taré ! »

Toma rit franchement.

« Ne t'inquiète pas, j'ai rencontré bien pire ! J'ai l'habitude de côtoyer des gens très différents, je change souvent d'école.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— À cause du travail de mon père.

— Qu'est-ce qu'il fait ?

— C'est un interrogatoire ? rigole Toma. Que font les tiens ?

— Mon père bosse dans un labo de prélèvements et d'analyses médicaux. Il s'occupe de la sécurité là-bas alors il est parfois appelé au beau milieu de la nuit. Ma mère s'occupe de la maison.

— Mon père est dans l'import-export.

— Tu as dû beaucoup voyager, alors ! » Toma hausse les épaules. « Tu… as déjà été sur Terre ? »

Là encore, Toma se met à rire.

« Aucun Colon ne peut aller sur Terre, tu sais bien !

— Quoi ? Comment ça ? »

Toma l'observe avec attention. Il a un geste vague de la main.

« Tu sais… »

Mickael veut répondre que non, justement, il ne sait pas, toute cette journée est surréaliste et il s'attend (espère) à moitié se réveiller en sursaut dans son lit, bientôt. Mais une douleur lui vrille soudain les tempes avec violence et quand elle reflue, deux ou trois longues secondes plus tard, il est adossé au mur et Toma le soutient par le coude pour l'empêcher de tomber.

« Hey ! Ça va ?

— Que… qu'est-ce qui s'est passé ?

— À toi de me le dire ! J'ai cru que tu allais perdre connaissance ! Tu devrais peut-être t'asseoir, non ? Ça t'arrive souvent ? L'une de tes fameuses crises de migraine ? »

Trop de questions à la fois auxquelles il ne sait comment répondre. Mickael secoue la tête et se laisse glisser contre le mur. Toma s'installe à ses côtés. Au bout d'une longue minute de silence que Mickael a passé la tête dans les mains, ses coudes posés sur ses genoux repliés, il dit sans oser croiser le regard de Toma : « Te sens pas obligé de rester, ça va aller, j'ai l'habitude.

— D'avoir des flashes douloureux ou que les personnes qui t'entourent t'abandonnent ? »

La question le prend de court, comme s'il ne savait pas très bien à qui elle s'adressait.

« Ça va passer dans une minute ou deux.

— Pas de problème, alors. Et moi, j'ai l'habitude de prendre soin de mes amis.

— Amis ? Tu veux dire… moi ?

— Pourquoi pas ?

— On se connaît depuis cinq minutes à peine !

— Et alors, il y a un délai prédéfini quelque part ? J'ai mes propres critères de sélection. »

Mickael secoue la tête avec précaution.

« Tu ne devrais pas trop traîner avec moi si tu veux espérer t'en faire d'autres. J'ai pas tellement la cote par ici.

— Vraiment ? s'étonne Toma. C'est drôle, ce n'est pas du tout l'impression que j'ai eue de la classe, ils s'inquiétaient pour toi. » Comme la mâchoire de Mickael s'affaisse, il ajoute : « Au contraire, ils me disaient que tu n'étais pas quelqu'un de facile à aborder, même après plusieurs tentatives. Tu es plus apprécié que te ne le crois.

— Non… » répond Mickael, mais il a conscience de manquer de conviction. Pourtant, le comportement de son voisin de table, de la délégué de classe… mais il ne parvient pas à se souvenir d'un autre moment où quiconque aurait fait preuve d'amabilité à son égard… depuis ton arrivée ici… « Je ne sais pas trop… Dis… je peux te poser une question ? Une de plus, je veux dire.

— Vas-y.

— Est-ce qu'il y aurait la moindre petite chance… qu'on se soit déjà rencontrés quelque part ? Au collège, peut-être ? Ou… est-ce que tu serais déjà passé à la télé ? N'importe où ?

— Pourquoi tu me demandes ça ? »

Mickael détourne les yeux.

« Tu vas vraiment me prendre pour un fou.

— Dis toujours, je te promets de ne pas te juger.

— Je… » Il se mordille la lèvre. « Je fais des rêves bizarres où je suis quelqu'un de… d'assez différent mais où physiquement c'est toujours moi et… ce sont des trucs assez récurrents, avec comme une sorte de continuité entre eux, et… dedans, de temps en temps, y'a un gars qui te ressemble vachement. Alors, je me disais… que je t'avais forcément vu quelque part avant… pour que tu apparaisses dans mes rêves… »

Toma ne dit rien, si bien que Mickael finit par risquer un coup d'œil sur le côté. Son nouvel ami fixe le mur en silence, l'air pensif. Quand finalement il tourne la tête vers lui, il lui sourit.

« J'ai une idée. C'est pas tellement le genre de conversation que je me sens à l'aise d'avoir dans le couloir d'un lycée. J'habite à quelques stations mais mes parents sont au travail, ça te dirait de déjeuner à la maison ?

— Maintenant ? On risquerait d'arriver en retard en cours, non ? Ils reprennent dans à peine une demi-heure !

— Au pire, on sèchera ceux de l'après-midi… Ça pose problème ?

— N… non ! Bien sûr que non ! se récrie-t-il, bravache. Aucun problème. »

Avec un peu de chance, l'infirmière le croira en cours et ses camarades, retourné chez lui ou à l'infirmerie et ses parents n'en sauraient rien…

« Génial. Alors on y va ? »

L'appartement de Toma se trouve dans un quartier calme et assez reculé du centre-ville. L'immeuble ferme par une grille que Toma ouvre à l'aide d'un badge magnétique avant de s'effacer pour laisser Mickael entrer le premier. L'ascenseur les conduit au cinquième étage, porte 57. Avant de glisser la clé dans la serrure, Toma jette à Mickael un regard indéchiffrable qui le laisse interdit. Il a la sensation étrange de voir se dérouler un film au scénario répété et sur lequel il n'a aucune prise. Sans savoir pourquoi, soudain, il a peur. Toma ouvre la porte.

Le couloir est dépouillé de toute décoration, rien n'indique qu'une famille vit ici mais les Flemings viennent à peine d'emménager, ce n'est sans doute pas si surprenant. Toma ne fait pas mine d'ôter ses chaussures aussi Mickael décide-t-il de l'imiter. Par réflexe, il tend l'oreille. Le malaise qui l'a saisi dans le hall de l'immeuble s'intensifie. Il cherche du regard celui de Toma mais l'expression sérieuse de celui-ci, l'intensité avec laquelle il le fixe, ne fait rien pour le rassurer. Mickael a la gorge trop nouée pour protester quand le garçon aux yeux verts l'incite à aller de l'avant d'une main posée dans le creux de son dos. Mickael voit à peine le salon dans lequel ils entrent tant la surprise de se retrouver face à Zéro Cinq est totale. L'arme que ce dernier pointe sur eux fait tellement partie du personnage qu'il ne s'y arrête même pas. Alors qu'il tourne la tête vers Toma pour demander des explications, ses yeux tombent sur William, ligoté à une chaise et bâillonné.

« Will ! »

Le regard de son frère n'exprime que la défaite. Mickael se précipite. Toma le saisit, sa poigne, toujours aussi ferme, implacable, l'empêche de rejoindre son frère pour le libérer.

« Lâche-moi ! Enfoiré, lâche-moi ! William ! Qu'est-ce qui se passe ? C'est quoi ce cirque ? Laisse-moi tranquille ! »

Toma l'oblige à reculer alors que, par précaution, Zéro Cinq (mais comment est-ce seulement possible ?) se rapproche de son frère impuissant. Mickael craint le pire. Soudain, il sait avec une certitude inébranlable : ses rêves ont traversé la réalité et l'histoire va se répéter, son frère va mourir sous ses yeux et il ne pourra rien faire pour l'aider. Il a beau se contorsionner dans tous les sens et crier comme un sauvage, la prise que Toma exerce sur lui ne faiblit pas.

« Calme-moi, 02, et laisse-nous t'expliquer ce qui se passe ! La réalité n'est pas ce que tu crois ! »

Brusquement, ses forces l'abandonnent. Tel un pantin désarticulé, il demeure un poids mort que seule la force de Toma empêche de s'effondrer. D'une voix d'outre-tombe, il murmure : « Comment m'as-tu appelé ?

— Je crois que des présentations s'imposent, si tu acceptes de rester calme et de nous écouter… »

La prise de Toma se relâche à peine, prête à l'immobiliser de nouveau à la première alerte. C'est Zéro Cinq qui reprend le fil de la conversation. Sur la table du salon autour de laquelle ils se tiennent tous, il pose une feuille où apparaît la photographie de William. Le reste des informations qui y figurent n'a aucun sens.

« Victor Breslin, alias William Morgan, récite le garçon aux traits asiatiques de ses rêves. Vingt ans, né sur la colonie A496 du cluster L2. Est actuellement engagé dans l'armée de l'Alliance sur les Colonies. Sa couverture est celle d'un étudiant en Architecture et Arts Plastiques Appliqués. » Mickael a à peine le temps de cligner des yeux qu'une seconde feuille vient recouvrir la première. « Carlson Moore, alias Steven Morgan, 44 ans. Né sur Terre, il s'engage à 23 ans dans l'armée d'OZ où il fait carrière depuis. Depuis deux mois environ, il joue le rôle d'un agent de la sécurité dans un laboratoire de prélèvements et analyses médicaux et celui d'un père de famille. »

Mickael secoue la tête avec incompréhension. Toma le soutient plus qu'il ne le retient à présent.

Zéro Cinq enchaîne :

« Melinda Karen Spiesberg, alias Rosemary Morgan, 42 ans, actrice. Fille et épouse de militaires, elle est née sur la colonie F27 du cluster L1 et épouse à 18 ans un cousin éloigné, aujourd'hui lieutenant dans l'armée d'OZ. »

Le regard que Mickael pose sur lui est dépourvu de vie. Zéro Cinq l'achève, une nouvelle fiche martelant son énumération : « Dr Fergusson, Margaret de son véritable prénom, 43 ans, psychiatre spécialisée dans le suivi et l'aide psychologique de l'armée de l'Alliance. Miranda Bentley, 39 ans, major et infirmière dans l'armée d'OZ, actuellement en poste dans le lycée où a été placé il y a deux mois de cela, Mickael Morgan, 15 ans, alias 02, pilote de Gundam. »

Mickael serait incapable de dire quand Toma l'a lâché pour simplement, vigilant, se tenir à ses côtés. L'adolescent secoue la tête, incapable de prononcer un mot. Son regard saute de l'une à l'autre des personnes présentes dans la pièce avant de retomber sur les profils que le pilote asiatique a déposés devant lui. D'une main tremblante, il les effleure comme pour s'assurer de leur tangibilité. Il ne comprend pas ce qu'ils essayent de lui dire. Enfin, ses yeux se posent sur son frère aîné. Son nom, qui franchit avec peine ses lèvres, paraît pourtant résonner dans la pièce.

« William… ? »

Ce dernier soutient un instant son regard, puis il détourne les yeux. Zéro Cinq défait alors le bâillon qui l'empêchait d'appeler à l'aide. La tête basse, le jeune homme chuchote : « Je suis désolé… » La vue de Mickael se brouille.

« Non… pourquoi… tu n'as pas à être… Will ? Dis-moi ce qui se passe ? Je… je suis encore en train de rêver, c'est ça ? Dis-moi… c'est un cauchemar de plus ?

— Je suis désolé, vraiment… Duo… je suis désolé.

— Non… Non… Non ! » Il se prend la tête entre les mains, cherche dans la pièce une explication, un détail, la moindre petite chose qui ait un sens parce que tout ça n'en a pas, n'en a jamais eu, ne peut pas être vrai !

« Raconte-nous exactement ce que vous lui avez fait. »

William n'affronte pas longtemps le regard de Zéro Cinq, pas plus qu'il ne cherche à se dérober au revolver que celui-ci appose contre sa poitrine pour l'inciter à parler.

« Je n'ai pas tous les détails, je ne suis rentré dans le projet qu'après… Qu'après qu'il ait été mis en place, je ne sais pas tout ce qui s'est passé. Je voulais juste… Mickael, Duo, je te jure… ça n'a rien de personnel, je voulais juste… Je ne me suis engagé dans l'armée qu'afin d'obtenir une bourse pour mes études d'architecte, je ne voulais pas… Je n'avais pas prévu tout ce qui est arrivé.

— La ferme. Tes remords ne nous intéresse pas. Raconte-lui ce que vous lui avez fait.

— Pour ce que j'en sais… tu as été capturé il y a environ trois mois. Ils t'ont interrogé mais, visiblement, sans les résultats escomptés alors ils ont essayé une autre méthode, encore au stade expérimental. J'ignore en quoi elle consiste exactement, ils appellent ça la HIRP, Reprogrammation de l'Intelligence Humaine. Je crois que c'est quelque chose qui dérive du principe de l'intelligence artificielle des Mobil Dolls. Ça… greffe une nouvelle personnalité sur celle d'origine qui est plus ou moins enfouie sous les nouvelles données, ou formatée, comme le disque dur d'un ordinateur. Je sais qu'ils en ont testées plusieurs mais que tu les as toutes rejetées avant qu'ils puissent en tirer profit alors ils ont dû… définir un scénario beaucoup plus élaboré. Ils m'ont dit que j'obtiendrais ma bourse d'étude et un raccourcissement de ma durée d'engagement si j'acceptais de jouer ton frère aîné. Ils pensaient que ta personnalité d'origine y trouverait un référentiel de confiance, j'ignore les détails, et que ça les aiderait à te garder sous contrôle. L'équilibre… était délicat à maintenir entre la personnalité greffée et celle d'origine qui devait suffisamment subsister pour leur permettre d'obtenir les informations qu'ils désiraient. Parfois, quand tu déviais trop du chemin, ils te recalibraient. »

William adresse à Mickael un regard navré.

« Ces fortes migraines que tu avais au réveil et qui t'empêchaient d'aller en cours… une réaction secondaire au traitement. »

Par réflexe, Mickael porte la main à sa tempe. Il sent une veine y pulser avec force au rythme de son cœur. Il secoue la tête, lourde comme du plomb.

« J'ignore exactement combien de personnes ont été impliquées dans leur scénario, je ne savais pas qu'ils avaient aussi placé un agent à l'infirmerie de ton lycée, je sais juste que c'est une opération de grande envergure. Il faut croire qu'ils estimaient le jeu en valoir la chandelle…

— Tu leur as fourni beaucoup d'informations, poursuit Trowa. Entre autres nos identités et portraits robot. Ils ont rapidement réussi à identifier 04 mais, paradoxalement, ce qui les a mené à lui nous a aussi mené à toi. 01 est parvenu à remonter la piste jusqu'à la provenance puis l'auteur des portraits et de là, à ton entourage, et enfin à toi. »

Le silence qui retombe lui évoque ses pires souvenirs, la mort de Solo, du Père Maxwell et de Sœur Helen, tous ceux à qui il a tenu et qu'il n'a pas pu sauver… ceux qui avaient réellement existé et qu'ils ont tenté d'effacer, quand sa mémoire est la seule trace des personnes qu'ils avaient été. Il dévisage William sans vraiment le voir, il n'est plus tout à fait là. Il tremble, se sent trembler comme si son esprit s'était détaché de son corps, faute de savoir lequel il devait regagner mais il n'y a toujours eu qu'un seul corps… pour deux personnalités. Il a l'impression que le monde s'est mis en pause, plus rien ne bouge. Prostré, il ignore combien de temps s'écoule. Sans qu'il les commande, ses pas le conduisent dans la pièce d'à côté.

Un éternité passe, bien trop courte. Il ne pense à rien. Il n'est pas sûr de ressentir. Peut-être que tout cela n'est qu'un rêve et que lui-même est une invention de quelqu'un d'autre. Peut-être qu'il n'existe pas. Auquel cas, rien de tout cela n'a de réelle importance…

Zéro Cinq le rejoint dans la cuisine. Mickael réalise alors s'être assis contre le mur comme une poupée de chiffon sans âme. Le garçon asiatique s'agenouille à sa hauteur. Sa voix est d'une surprenante douceur quand il lui pose une main sur l'épaule et prononce à voix basse son nom.

« Duo… »

Comme s'il ignorait quoi ajouter, il prend un moment avant de continuer.

« Je suis désolé de te brusquer, je sais que ça fait beaucoup de choses à digérer mais nous ne pouvons pas nous attarder plus longtemps. Nous ne pouvons prendre le risque que quelqu'un s'aperçoive d'un changement dans leur mécanique bien huilée avant que nous n'ayons quitté la colonie. »

Mickael tourne sur lui un regard de cadavre.

« 03 va partir rejoindre 01 sur la piste de 04, nous espérons pouvoir l'extraire avant… (Il pince ses lèvres fines.) Nous avons convenu que tu viendrais avec moi jusqu'à ce que les choses se soient tassées.

— Je… » Les yeux perdus dans le vague, les pensées s'entrechoquant comme des atomes, Mickael murmure : « Il y a une guerre, dehors…

— Oui. Pour libérer les Colonies.

— Nous nous battons…

— Oui. »

Mickael hoche la tête sans paraître avoir compris ces confirmations.

« Je… suis Mickael. Je me souviens parfaitement de toute sa vie, ça ne peut pas faire deux mois, je ne peux pas… n'avoir que deux mois, je me souviens… avoir grandi, avoir vu William grandir, je me souviens de choses… ils n'ont pas pu inventer tout ça, m'inventer, moi. Mais… je me souviens aussi de Duo, de toutes les horreurs qu'ils a vécues comme si elles avaient été les miennes, comment… Je ne peux pas être deux personnes à la fois, n'est-ce pas ? Qu'est-ce qui va se passer à présent ? Est-ce que Duo va continuer de resurgir uniquement pendant mon sommeil, est-ce que Mickael va mourir, disparaître, pour… Qu'est-ce qu'il va rester, qu'est-ce qu'il reste de moi exactement ?

— Je ne sais pas. Je ferai de mon mieux pour t'aider. »

Vidé de ses forces, Mickael secoue la tête.

« Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

— Nous devons partir au plus vite. Le reste… devra être géré au fur et à mesure, chaque chose en son temps, en espérant que nous l'ayons.

— Je… Oh… je… je leur ai raconté beaucoup de choses, n'est-ce pas ? Beaucoup de choses, sur… moi, et vous, et… les Gundams, nos armes, comment ils fonctionnent, je… mon Dieu, Quatre… qu'est-ce que j'ai fait ?

— Tu n'es pas responsable de ce qui est arrivé. Tu les as poussés très loin, plus que quiconque a jamais dû aller, pour parvenir à arracher à ton subconscient ces informations.

— Je croyais que je devenais fou… Je croyais qu'ils essayaient de m'aider, ils… J'avais une famille… J'avais…

— Je suis désolé. »

Mais Mickael ne l'entend pas. Sa voix n'est qu'un faible murmure.

« J'avais une famille… »

Conscient que Mickael n'est pas encore prêt à le suivre, Zéro Cinq conserve sa posture à ses côtés. Après un temps, le jeune homme tourne à nouveau le visage vers lui. Le regard violacé demeure perdu mais Zéro Cinq croit y déceler une lueur, une bribe d'espoir qui cherche à se raccrocher à quelque chose, ou à quelqu'un. Dans une certaine mesure, il comprend ce sentiment.

« Est-ce qu'on pourrait… juste… le laisser partir ? Sans lui faire de mal ? » plaide-t-il.

Zéro Cinq ne lui demande pas de qui il veut parler.

« Nous avons récupéré ce qui était important. Si nous ne tardons pas, nous devrions pouvoir nous enfuir avant que quiconque ne soit alerté. »

Mickael acquiesce, le cœur éteint. Le corps lourd comme un cheval mort, il réussit à se lever. Il ignore comment ses jambes parviennent à le porter.

« Est-ce que… Je sais que c'est beaucoup demander, et après ce qui s'est passé, ce que j'ai fait… divulgué… je comprendrais que tu refuses, mais… est-ce que, une fois que nous serons en sécurité, est-ce que tu accepteras de me donner ton nom ?

— Oui, mon ami. Si c'est en mon pouvoir, je te dirai tout ce que tu voudras savoir. »

La main serrée de Zéro Cinq sur son bras est une ancre sur la réalité. Ensemble, ils s'apprêtent à affronter le monde extérieur.