Auteur : Ariani Lee

Bêta-lecture : Shangreela


Sept Jours Pour Une Eternité

Le Septième Jour


Le matin du septième jour suivait une longue nuit d'insomnie pour le roi de Shinmakoku. Encore une, mais qui n'avait rien en commun avec les précédentes. Car il n'avait pas essayé de dormir, cette fois. Il ne s'était même pas couché, en fait. Il avait jeté sa veste sur un dossier de chaise, et était resté en chemise à faire les cent pas pendant toute la nuit. Il avait réfléchi.

La réalisation qui lui était tombée dessus la veille au soir n'avait fait que s'enraciner de plus en plus profondément en lui au fil des heures. Il était, certes, encore tôt pour affirmer qu'il était amoureux de Wolfram – ça, c'était un pas qu'il ne voulait pas franchir si vite. Mais il était certain de ne pas vouloir se passer de lui, parce que quelques jours seulement s'étaient écoulés et il lui manquait horriblement, à chaque instant un peu plus.

Il était encore plus certain qu'il ne voulait pas le faire souffrir. Bien qu'il eût parfaitement conscience que cela ne devait en aucun cas le pousser à prendre la décision la plus facile vis-à-vis de lui, sur le moment, il n'avait pas une seconde l'impression que c'était ce qu'il ferait en maintenant leur engagement. Il ne voyait pas du tout ça comme une solution de facilité. C'était ce que lui disait son cœur quand il l'écoutait : que c'était ce qu'il voulait. Quand il s'arrêtait de marcher, fermait les yeux et se concentrait sur ses sentiments, il y avait cette petite voix qui disait clairement : Je veux être avec lui.

Je veux être avec lui. Je veux réparer tout le mal que j'ai fait, rattraper tout le temps perdu, je veux qu'il ne souffre plus jamais, ne plus lui donner que des raisons de sourire. Je veux qu'il soit heureux. Et qu'il soit avec moi.

À cela s'ajoutait la toute récente mais indéniable attirance physique qu'il s'était mis à ressentir pour Wolfram. Il l'avait embrassé parce qu'il en avait eu envie, et au fond, il ne regrettait pas de l'avoir fait. Il en avait encore envie. Une part de son esprit se posait la même question depuis la veille, avec insistance, sans qu'il parvienne à l'ignorer. Si le plan qu'il venait de finir d'échafauder se déroulait comme prévu, que les choses s'arrangeaient et que tout se passait pour le mieux dans le meilleur des mondes, combien de temps faudrait-il laisser s'écouler avant de pouvoir recommencer ? Cette interrogation se baladait dans sa tête en virevoltant un peu partout, venant parfois parasiter ce à quoi il réfléchissait, lui faisant perdre le fil de ses pensées. C'était horriblement agaçant, mais il supposait que ça ne s'en irait pas tant que l' « affaire » ne serait pas réglée. Il y avait aussi les frissons troublants et si agréables que provoquait son parfum quand il s'allongeait de son côté du lit et se blottissait dans l'oreiller et les couvertures qui embaumaient, les vagues de chaleur, et son visage, ses cheveux, sa beauté contradictoire, délicate et incendiaire. Comme il regrettait de n'avoir jamais pris le temps, tous ces matins où ils s'étaient réveillés côte à côte, de le regarder dormir. Comme il voulait tout tenter pour faire en sorte que ce soit possible à nouveau…

Le soleil était complètement levé, remarqua-t-il en s'arrêtant à la fenêtre. Sans avoir dormi de la nuit, il était en pleine forme, motivé, impatient même de s'attaquer à cette journée qui promettait d'être longue et chargée. Mais ça y était : c'était le septième jour, et il savait enfin ce qu'il allait faire. Et il n'était plus trop tôt maintenant, il savait qu'il trouverait Gwendal dans son bureau.

Yuuri reprit sa veste et l'enfila avant d'aller jusqu'au miroir accroché au-dessus d'une des commodes. Il arrangea rapidement ses cheveux, dans lesquels il avait si souvent passé les mains durant la nuit qu'ils étaient pratiquement dressés sur sa tête. Quand il eut triomphé de la masse hirsute et qu'il s'estima suffisamment présentable, il carra les épaules, se détourna et sortit de sa chambre d'un pas décidé.

Il lui était déjà arrivé à plusieurs reprises de se rendre chez Gwendal avec une idée dans la tête, fermement décidé à imposer son point de vue ou tout simplement à ne pas se laisser démonter, mais ce jour là, pour la première fois, il ne sentit pas sa résolution fléchir une fois sur le pas de la porte. Il frappa dès qu'il fut arrivé devant le bureau, et y entra sans une seconde d'hésitation une fois que la voix de l'officier l'y eût invité.

Comme il s'y attendait, Gwendal sembla étonné de le voir débarquer si tôt, et sans traîner les pieds de surcroît. En fait, il fut même tellement pris de court qu'il en eut le sifflet coupé pendant deux secondes, que le roi mit à profit pour s'installer en face de lui.

Ce n'était que la première visite de la journée, et il n'avait pas de temps à perdre.

Pendant toute la matinée, il alla d'entrevue en entrevue, suivant à la lettre et sans faillir le plan qu'il avait soigneusement mis au point. Il en vint même à se dire, alors qu'il sortait du dernier entretien qu'il avait planifié (avec Dame Céli), qu'il ne se souvenait pas de la dernière fois qu'il s'était investi dans quelque chose avec tant de détermination et de méthode. Il avançait, étape par étape, et tandis qu'il marchait vers la suivante en triturant dans sa poche de pantalon un petit objet que Céli lui avait donné, il se sentait le cœur léger. Il déployait des trésors d'énergie et d'autocensure pour arriver à ignorer cette petite voix qui murmurait sans cesse que oui, tout ce qu'il faisait, c'était super, qu'il le faisait de son mieux et aussi bien que possible, mais que même s'il arrivait à ce que tout se mette en place comme il l'avait prévu, ça ne suffirait peut-être pas. Que Wolfram pouvait ne plus vouloir de lui, que peut-être tout ça était allé trop loin. Mais ce n'était qu'un chuchotement, et Yuuri l'étouffait derrière mille idées et réflexions plus bruyantes – plus utiles, aussi, pour l'heure.

Trouver sa fille, par exemple.

Ceci, en soi, n'avait rien de compliqué : il n'y avait pas trente-six endroits où Greta pouvait se trouver. Mais après être passé par les cuisines, la chambre de la petite, la bibliothèque, avoir croisé Gisella (seule) et revu Céli (seule itou), il fut obligé de se rendre à l'évidence et à la pire des hypothèses, qui se trouvait malheureusement être aussi la plus probable à la base : la princesse était encore fourrée dans l'Antre du Démon. Ou le laboratoire d'Anissina, pour ceux qui avaient la chance de ne pas être trop intimes avec.

Le souvenir de sa dernière rencontre avec Anissina et une de ses créations méphistophéliques était encore trop frais pour qu'il accepte le pied léger d'aller chez elle. Il ne voyait pas d'un très bon œil non plus les efforts de la scientifique pour faire de son petit ange une féministe acharnée de son acabit, mais il avait trop peur d'elle pour s'y opposer. Il n'y avait pas de honte à l'avouer : tout le monde en avait peur, y compris Gunther et Gwendal. C'était suffisant pour la classer dans la catégorie « Peurs Standard », avec les grands requins blancs, le cancer et Chuck Norris.

- Yuuri ! Entendit-il soudain.

La voix venait de derrière lui, dans le couloir, comme un petit miracle karmique. Il se retourna à temps pour attraper Greta qui se jetait dans ses bras.

- Bonjour toi, lui dit-il, non sans vérifier par-dessus l'épaule de la petite fille que la dragonne n'était pas dans les parages, mais il n'y avait que l'enfant.

Il était à la fois très reconnaissant de ne pas avoir à aller tirer sa fille des griffes la folle et curieux de la trouver là.

- Pourquoi tu es là toute seule ? Demanda-t-il.

- Gisella a dit à Anissina que tu me cherchais.

- Elle avait raison, dit-il en s'efforçant de ne pas avoir l'air trop soulagé (c'était sa fille, quand même...). Il faut qu'on parle, tous les deux.

Il se releva et lui tendit une main qu'elle prit en silence, son expression changeant soudain. Yuuri la regarda, étonné : elle avait l'air résigné.

- Ça ne va pas ? Demanda-t-il.

Elle garda les yeux baissés un instant avant de le regarder, sans cesser de marcher.

- Yuuri, demanda-t-elle. Toi et Wolfram, vous êtes fâchés ?

- Oh.

Comment savait-elle ? Soit elle s'en était aperçue toute seule, soit elle l'avait entendu dire par quelqu'un, mais il était inutile de lui poser la question. C'était elle qui avait besoin d'une réponse, comme le disaient ses grands yeux inquiets. Yuuri sentit son cœur se serrer à cette vue – dire qu'il s'était privé de la voir pour la préserver, que cela n'arrive pas jusqu'à elle...

- Je ne sais pas vraiment, avoua-t-il. C'est de ça dont je voulais parler avec toi. Il a été très fâché après moi, plus que d'habitude, et il avait raison. C'était ma faute. J'essaye de réparer mes bêtises et pour le moment, je ne sais pas s'il est toujours en colère. J'espère que non.

La petite fille acquiesça. Ils étaient arrivés dans les jardins et Greta lâcha sa main pour courir vers les fleurs et s'assit devant un parterre de Celi's Red Sigh et de Beautiful Wolfram.

- Tu veux faire une couronne ? Demanda le roi en la voyant cueillir quelques fleurs et les poser à côté d'elle.

- Oui, répondit-elle en souriant, et il s'assit pour l'aider.

Un instant de silence s'écoula, pendant lequel et se contenta de préparer les fleurs, coupant les tiges à la bonne longueur et enlevant les feuilles, pendant que la princesse les tressait patiemment.

- Je peux faire quelque chose pour t'aider à te réconcilier avec Wolfram ? Demanda-t-elle sans quitter son ouvrage des yeux.

Yuuri sourit en lui tendant une des fleurs rouges.

- J'ai justement une mission à te confier. À cette heure-ci, il doit être avec Gwendal, alors quand on aura fini ça, tu iras le chercher, d'accord ?

Elle hocha la tête avec vigueur, un grand sourire aux lèvres, mesura la longueur du bandeau de fleurs et, apparemment satisfaite, entreprit d'achever la couronne en nouant les deux bouts. C'était Céli qui lui avait appris à faire ça, et elle était vraiment douée.

La gorge soudain serrée, il lui prit la couronne des mains pour la poser sur sa tête, la disposant avec soin parmi les mèches brunes et les ondulations. Il avait été si occupé, toute la matinée, il avait tellement pensé et réfléchi et couru qu'il n'avait pas eu le temps de s'inquiéter ou de douter, mais il semblait que le moment était venu. Il regarda Greta s'éloigner en courant, sa chevelure somptueusement couronnée de rouge et d'or. Comment le vivrait-elle, si les choses ne s'arrangeaient pas entre lui et Wolfram ? Il aurait dû lui dire que ça ne changerait rien, qu'ils s'occuperaient toujours d'elle et qu'ils l'aimeraient toujours, qu'elle n'avait pas à s'inquiéter...

Il se releva et se rendit compte qu'il tenait encore une fleur à la main, que Greta n'avait pas mise dans sa couronne. Il fit tourner la tige entre ses doigts en observant la corolle jaune doré. C'étaient de belles fleurs, vraiment, elles faisaient honneur à leur nom, songea-t-il en essayant de calmer les battements de son cœur. L'appréhension lui comprimait les poumons et son ventre faisait des nœuds durs et compacts. Il aurait voulu faire une avance rapide et que l'attente se termine.

Elle ne fut pas bien longue, cependant, et il se prit à la regretter un peu lorsqu'il vit Wolfram sortir du château. D'où il était, il ne pouvait déchiffrer son expression, mais il était seul et il avait son maintien des mauvais jours : les épaules durement carrées vers l'arrière et la nuque raide. Yuuri resta planté où il était à le regarder approcher, songeant que ça ne partait pas du bon pied mais sans céder à la panique. Finalement, le blond s'arrêta à un mètre de lui, croisa les bras et attendit.

Pour la première fois depuis la veille, Yuuri sentit sa résolution flancher. Il avait peur, il ne trouvait plus ses mots, et il avait beau regarder son vis-à-vis droit dans les yeux, il n'y voyait que les habituelles lueurs de défi et d'agressivité. Il avait tout à coup l'impression qu'il n'y aurait rien qu'il puisse dire pour les éteindre, et il se sentit brusquement vidé, découragé. Que pouvait-il faire ? Wolfram semblait fidèle à lui-même, hautain et méprisant, comme si ça ne l'atteignait pas. Comme il l'avait toujours été.

Yuuri se gifla mentalement. Imbécile ! Qu'avait-il appris, ces derniers jours, si ce n'était à quel point il avait fait souffrir son fiancé, bien qu'involontairement, et avec quelle efficacité ce dernier avait dissimulé sa douleur, sa frustration et son humiliation?

S'il y avait une chose que Yuuri avait comprise, pendant cette semaine, c'était bien celle-là : les mécanismes de défense psychologique que Wolf utilisait. Colère, dédain et hargne, c'étaient ses réactions instinctives face à ce qui lui faisait mal. Et c'était ce même bouclier qu'il dressait maintenant entre eux, que ce soit par habitude ou par crainte de ce qu'il avait à lui dire. Le roi fut submergé par une puissante envie de le serrer dans ses bras, mais il se retint : il aurait pu mal le prendre. Il devait mettre les choses au clair, d'abord et avant tout, même si ce serait difficile de dire ce qu'il avait à dire en soutenant ce regard brûlant.

- Ecoute..., commença-t-il d'une voix hésitante. Je... Comme je te l'ai déjà dit, je suis... sincèrement désolé pour tout ce que je t'ai fait vivre... Jamais je pourrai m'excuser assez, alors je vais pas perdre de temps à essayer.

A partir de ce moment-là, il retrouva le fil de la petite tirade qu'il avait cent fois répétée dans sa tête. Les mots sortirent plus facilement, même s'il avait toujours l'impression que son cœur allait éclater tant il était conscient d'être sur le fil du rasoir.

- Je voudrais juste que tu me donnes une chance de me rattraper, en actes plutôt qu'en paroles, parce que tout ce que je veux, c'est... arranger les choses. Je regrette tellement de n'avoir pas compris plus tôt, Wolf, j'ai été tellement aveugle, je sais pas si je pourrai un jour me pardonner...

Le visage du prince n'avait pas bougé d'un iota, pas la moindre once de changement ne se décelait dans son expression, mais il lui sembla voir le masque vaciller lorsqu'il s'avança et lui prit la main.

- Le jour où j'ai demandé ta main, dit-il alors, en attaquant l'étape la plus délicate, tu sais que j'avais pas la moindre idée de ce que je faisais. Par la suite, j'ai pas arrêté de protester contre ça. Mais j'ai jamais demandé à ce que notre engagement soit annulé, et je m'étais jamais demandé pourquoi je l'ai pas fait avant cette semaine. Maintenant, je sais que j'en avais juste pas envie, malgré toutes nos prises de bec. Je regrette pas de t'avoir demandé en mariage. Je regrette juste la façon dont je l'ai fait, et tout ce qui s'est passé depuis, mais aujourd'hui je sais ce que je fais.

Sans lâcher la main du blond, le cœur battant à un rythme effréné, il mit un genou en terre. Pour la première fois, le voyant faire, Wolfram eut l'air surpris. Il ouvrit même la bouche comme pour dire quelque chose ou protester, mais ne pipa mot.

- C'est comme ça qu'on fait, là d'où je viens. J'ai aucune envie de te frapper, c'est toi qui devrais me casser la figure pour tout ce que je t'ai fait. J'ai respecté les traditions terriennes dans le moindre détail, je suis allé voir ta mère et tes frères pour demander leur consentement, et roi ou pas, je suis à genoux devant toi maintenant, alors...

Wolfram avait l'air tellement sonné qu'il ne pouvait qu'espérer qu'il entendait ce qu'il lui disait, mais il prit une profonde inspiration, ferma les yeux deux secondes puis expira avant de finalement parler.

- Wolfram Von Bielefeld, dit-il d'une voix qui ne tremblait presque pas. Veux-tu m'épouser ?

Le silence et l'attente qui s'ensuivirent semblèrent interminables à Yuuri. Il était toujours agenouillé, il tenait toujours la main inerte du blond dans la sienne, le regardant en espérant deviner quelque chose dans ses yeux stupéfiés, la tête lui tournant légèrement – ça y était, il l'avait dit. Mais tout ça n'aurait de sens qu'une fois que Wolfram lui aurait répondu, et il n'avait pas l'air de vouloir le faire.

- Wolf, s'il te plaît ? Dit-il sur un ton un peu trop suppliant à son goût. Dis quelque chose, c'est vraiment très... gênant, là...

Le regard du prince sembla soudain se focaliser, et comme s'il venait de se réveiller, il regarda Yuuri. Il ouvrit la bouche, et le roi sentit malgré lui tous ses muscles se contracter, comme s'il se préparait à recevoir un coup, priant de toutes ses forces pour ne pas avoir à répéter ce qu'il venait de dire, car ça avait vraiment été difficile.

Ce ne fut pas le cas, mais les mots que Wolfram prononça n'étaient pas la réponse qu'il attendait, ni même celle qu'il espérait ne pas entendre. C'était une question, à laquelle le roi ne s'était pas préparé à devoir répondre.

- Est-ce que tu m'aimes ? Demanda le blond.

Il avait l'air las, maintenant. Yuuri s'empourpra violemment et sentit son cœur remonter brutalement jusqu'à s'arrêter au fond de sa gorge. Que répondre ? Il ne savait pas ! Enfin, il n'en était pas sûr. Il y avait des choses qu'il savait et qui le poussaient à croire que oui, mais il ne voulait pas l'affirmer comme ça tant qu'il n'en aurait pas la certitude. Des choses vraiment embarrassantes et qu'il n'avait pas envie de dire à voix haute...

- Yuuri. S'il te plaît, réponds-moi.

Le roi fut frappé soudain par son air fatigué. Il avait l'air exténué, à bout de nerfs et de résistance, et Yuuri réalisa que ça y était. Pour la toute première fois, Wolfram abandonnait son masque face à lui, et ce qu'il voyait lui donnait envie de le serrer dans ses bras et de le protéger contre tout ce qui pouvait lui faire du mal. Même si, il le savait, ce qui lui faisait du mal, c'était lui. Il repensa au jour où il l'avait vu pleurer dans la salle d'armes et se demanda comment il avait pu ne pas aller lui parler à ce moment-là, sécher ses larmes et lui demander pardon. Il abandonna sur l'herbe la fleur qu'il tenait encore avant de se relever et de prendre son autre main dans la sienne.

- Je crois, répondit-il aussi honnêtement que possible. Je te l'ai dit, je n'avais jamais envisagé les choses sous cet angle. J'ai vécu la majeure partie de ma vie dans un monde où être attiré par un garçon n'aurait sans doute jamais pu m'arriver mais voilà, c'est le cas. C'est vraiment très déstabilisant pour moi.

Il serra ses mains doucement.

- Aujourd'hui, ce que je peux te dire avec certitude, c'est que je veux te garder à mes côtés, te rendre heureux et te voir sourire, prendre soin de notre fille avec toi et...

Les mots restèrent bloqués, il ne parvenait pas à les faire sortir, mais il sentit les mains du blond serrer enfin les siennes en retour, et lut l'attente dans ses yeux.

- Et puis... j'ai envie de t'embrasser. Même en ce moment j'arrive pas à ne pas y penser, avoua-t-il finalement, le visage brûlant. Je veux nous donner une chance, Wolf, je crois que ça va marcher, alors s'il te plaît, laisse-moi essayer. Je sais que c'est égoïste de te demander ça.

Le blond secoua la tête.

- Non, dit-il. Merci d'être honnête, au moins tu ne me fais pas de promesses que tu n'es pas sûr de pouvoir tenir. Comment ça se passe, sur Terre, dis-moi ? Qu'est-ce que je dois faire ?

- Juste me répondre, dit Yuuri en sentant le stress reprendre le pas sur l'embarras.

- D'accord.

D'accord ? Le roi le regarda d'un air angoissé. D'accord, comme dans « d'accord, je vais te répondre » ou comme dans « oui, je le veux » ?

- Donc, tu euh... tu acceptes ? Demanda-t-il d'une voix hésitante.

Wolf ébaucha une ombre de son sourire narquois en lui faisant un regard appuyé. Ça devait vouloir dire oui, alors Yuuri lâcha la main droite de Wolfram et sortit de sa poche l'objet que Céli lui avait confié.

- C'est à ta mère, dit-il en montrant à Wolfram le simple anneau d'or qu'il tenait. Sur Terre, on offre un anneau pour symboliser l'engagement et je n'ai pas eu le temps de m'en procurer un fait sur mesure, alors voilà...

Par chance, comme l'avait dit Céli, Wolfram avait hérité de la finesse de ses mains autant que de celle de ses traits, et il n'eut aucun mal à passer l'anneau à son annulaire. Il reprit ses deux mains entre les siennes et fit un petit pas vers lui, n'osant pas un rapprochement plus franc mais ce fut Wolfram qui en prit l'initiative, franchissant l'espace qui les séparait encore, leurs mains nouées entre eux. Yuuri appuya son front contre le sien, les yeux baissés. Il savait qu'il n'arriverait pas à se retenir de l'embrasser s'il le regardait.

- Cette demande n'a pas de valeur officielle ici, dit-il doucement, presque dans un murmure. Mais aux yeux de la Loi, nous sommes déjà fiancés, c'est pas ça l'important. Si j'ai tenu à faire ça, c'est pour te prouver que je veux vraiment faire en sorte que ça marche, et que je m'engage à tout faire pour ça. Si je fais quelque chose de travers, n'importe quoi, s'il te plaît, dis-le-moi.

Wolfram releva la tête et Yuuri pensa qu'il acquiesçait. Quand il sentit ses lèvres se poser sur les siennes, hésitantes, son cœur manqua un battement puis retrouva peu à peu un rythme normal. C'était apaisant, après tout ça.

Il lâcha les mains de Wolfram pour le prendre par la taille et le blond l'imita. Ils étaient de la même taille, et le peu d'espace qui les séparait encore ayant à présent disparu, Yuuri savoura le contact de son corps contre le sien autant que celui de ses lèvres. C'était aussi agréable que le baiser, et même si l'étreinte était timide, elle lui rappelait le soir du bal où, seul dans leur lit, il avait été médusé de découvrir son émoi en sentant son odeur sur l'oreiller et les draps.

Il glissa une main sur sa nuque puis dans ses cheveux, doucement, en respirant son parfum. La sensation revint, semblable à ce qu'il avait éprouvé ce soir-là, mais d'une manière plus tranquille. Aucune trace du sentiment de mortification qu'il avait ressenti alors, cependant. C'était comme si, la surprise passée, il avait simplement admis l'attirance qu'il éprouvait.

Avec un soupir, il s'écarta un peu, rompant le baiser. Wolfram le regarda avec un sourire en coin.

- Je peux réintégrer notre chambre ? Demanda-t-il, et Yuuri sourit.

Il savait très bien que sa question portait plus sur le lit que sur la pièce elle-même.

- Oui, mais j'ai quand même un truc à préciser à ce sujet.

- Et qu'est-ce que c'est ?

- On va retourner sur Terre, toi et moi. Pour aller voir mes parents, leur dire pour... enfin, je dois quand même leur dire que je t'ai demandé ta main en bonne et due forme, surtout que ma mère me tuera si je la laisse en dehors de ça. Mais surtout, surtout...

- Hé bien quoi ?

- On va faire les boutiques. On t'achètera des pyjamas.

On entendit les vociférations coléreuses de Wolfram jusqu'au château, et certains des habitants le virent même poursuivre le roi armé de son épée restée au fourreau. Le roi qui courait à toutes jambes, se protégeant la tête de ses bras. Riant aux éclats.

La dispute se poursuivit jusqu'au soir et continuait encore lorsque les nouveaux (re) fiancés regagnèrent leur chambre commune. Yuuri avait du mal à cacher à quel point cette prise de bec futile lui était agréable - il souriait sans cesse, incapable de s'en empêcher. Ce qui ne faisait qu'ajouter à l'énervement déjà important de Wolfram.

- Je peux savoir ce qu'il y a de drôle, boulet?! Finit-il par demander, et Yuuri se laissa tomber sur le lit.

- Il y avait longtemps que tu m'avais pas engueulé pour une bêtise. Ça m'a manqué en fait, et puis tu as l'air d'aller mieux, tout simplement.

Le jeune prince émit un bruit à mi-chemin entre un ricanement et un grognement, mais le roi n'en distingua pas moins la gêne dans son regard.

- Ça n'a rien d'une bêtise ! Je ne veux pas dormir dans une de ces choses que tu portes et je ne comprends pas pourquoi tu veux que je change de vêtements de nuit !

Yuuri se passa les mains dans les cheveux. C'était la dixième fois que Wolfram posait la question, et jusqu'ici, il l'avait éludée avait soin, mais il semblait qu'il allait bien falloir lui répondre, finalement... même si la réponse entrait dans la catégorie des trucs qu'il aurait préféré éviter de dire à voix haute.

- Bon, je vais te le dire en étant le plus simple et franc possible alors s'il te plaît, ne t'énerves pas, d'accord ?

Wolfram croisa les bras en le regardant, l'air encore plus buté qu'avant, mais il hocha la tête.
- Je n'ai pas grandi à Shinmakoku, tu le sais. Là d'où je viens, les... couples de même sexe sont beaucoup moins courants. Ici c'est tellement ancré dans les mœurs que ça coule de source, mais moi, j'ai pas été éduqué comme ça. C'est en majeure partie pour ça que nos fiançailles ont été un tel problème pour moi : je n'arrivais même pas à le concevoir.

Le blond hocha brièvement la tête, et Yuuri réprima une envie de se mordiller la lèvre inférieure. Il arrivait à la partie où il risquait fort de se faire incendier (dans les deux sens du terme, il avait sentit la boule de feu lui pendre au nez, tout à l'heure…) et il ne voyait pas comment formuler ça d'une manière que son fiancé ne prendrait pas comme une insulte.
- Quand tu portes ces chemises de nuit... Tu sais que tu ressembles beaucoup à ta mère, tu as vraiment hérité de sa beauté et ça c'est... C'est pastel, avec de la dentelle, des fanfreluches et c'est vraiment des habits de fille ! Ce que je veux dire, c'est que quand tu dors, avec ça, tu...

Il soupira encore une fois.

- Le prends pas mal, j'essaye vraiment pas de porter atteinte à ta virilité ni rien, mais habillé comme ça et endormi tu ressembles tellement à une fille que par instants j'ai l'impression que t'en es une. Et comme c'est précisément le fait que tu sois un garçon qui a été perturbant pour moi – qui l'est encore un peu, je dois bien l'avouer – c'est le genre d'illusions que je préfèrerais éviter. Je veux dire, souviens-toi, la fois où on s'est tous les deux déguisés en filles, au bal où j'ai rencontré Saralegui pour la première fois…. Tu n'avais même pas de perruque !

Wolfram avait conservé son air pincé et réticent pendant toute sa petite tirade, et quand Yuuri eut fini, il décroisa les bras en soupirant.

- D'accord, dit-il. Je comprends, vraiment.

Yuuri le regarda sans piper mot, n'en croyant pas sa chance – il s'était attendu à essuyer une tempête de cris et d'éclairs oculaires.

- Ce qu'il y a, poursuivit le blond, c'est que je suis à longueur de journée harnaché dans cet uniforme et crois-moi, il est loin d'être aussi confortable que tes habits. Quand à mes tenues d'entraînement, on ne peut pas dire que ce soient les vêtements les plus agréables à porter, même s'ils sont plus pratiques.

Le roi nota que c'était vrai, il avait toujours trouvé que son habit bleu avait l'air vraiment raide, comme du velours neuf ou amidonné, alors que depuis le temps qu'il le portait il aurait dû s'être assoupli.

- Il n'y a que la nuit que je peux porter quelque chose qui ne soit pas soit raide comme du bois, soit un corselet d'exercices et les protections qui vont avec. C'est un confort auquel j'aimerais autant ne pas avoir à renoncer.

- C'est plutôt le pantalon de pyjama qui te gêne, non ? Demanda Yuuri.

Wolfram approuva d'un mouvement de tête.

- Pourquoi pas des T-shirts, alors ? Proposa Yuuri. Genre longs, et deux tailles trop grands…

Le prince fronça les sourcils.

- C'est quoi, des « ticheurtes » ?

- Des tee-shirts, répéta Yuuri en détachant bien les syllabes. L'équivalent humain des chemises, tu sais bien, tu en as déjà mis, c'est en une pièce, fait dans du tissu souple et ça existe avec des manches plus ou moins longues ou pas de manches du tout.

- Je me souviens, répondit Wolfram. Oui, pourquoi pas ? Ça vaut la peine d'essayer.

Abandonnant son inconfortable veston sur un dossier de chaise, il vint s'assoir à côté de son fiancé et s'accouda à ses genoux, sans le regarder.

- Tout va bien ? Demanda ce dernier, inquiet de son air abattu.

Mais Wolfram hocha la tête d'un air las.

- La semaine a été longue, et cette journée tout particulièrement. Je suis fatigué, c'est tout.

Yuuri acquiesça. Ils avaient passé l'après-midi à refaire la même tournée de visites qu'il avait effectuée au matin, mais cette fois avec la réponse de Wolfram. Yuuri aurait préféré ne pas en parler – surtout avec Céli, qui serait sans doute incapable de garder le secret bien longtemps – mais étant donné qu'il avait demandé son consentement, ainsi que ceux de Gwendal et de Conrad, ils n'avaient pas vraiment eu le choix. Mais bon, les gens avaient toujours jasé et ils ne s'arrêteraient pas de sitôt, alors ça n'avait pas grande importance surtout que pour une fois, les rumeurs tourneraient autour de quelque chose de positif. Ça ne serait gênant que si Yuuri se rétractait, mais il était convaincu de ne pas le faire. Il avait juste besoin de temps.

Par réflexe, il ébaucha un geste pour poser une main sur l'épaule de son fiancé mais en chemin, il se rendit compte que maintenant, ça avait une signification différente, comme tous les contacts qu'il y aurait entre eux dorénavant, et il s'arrêta, embarrassé. Wolfram, qui l'avait vu du coin de l'œil, se tourna vers lui, le regard interrogateur, et comprit aussitôt ce à quoi il pensait. Ils se regardèrent un instant sans se parler, plutôt mal à l'aise, puis Yuuri pensa qu'après tout, il n'avait aucune raison de ne pas le toucher, au contraire. Alors il se pencha lentement vers lui pour l'embrasser, et Wolfram en fit autant…

…et soudain, on frappa à la porte.

Ils firent un bond et se retrouvèrent tout à coup assis à un mètre l'un de l'autre, les joues brulantes, incapables de se regarder. La porte s'ouvrit et Greta entra sans attendre de réponse. Le roi songea que comme les choses étaient parties, il allait falloir qu'elle apprenne à le faire, parce qu'il allait potentiellement se passer des choses dans cette chambre, maintenant, même s'il était encore très loin de penser à sauter le pas. Oh mon Dieu, comment allait-il faire pour dormir à côté de Wolf sans penser à ça, maintenant ?!

Greta sauta sur le lit entre eux sans s'apercevoir de l'ambiance horriblement lourde qui régnait maintenant – ils n'osaient toujours pas se regarder - avant de se jucher dans le giron de Wolfram.

- Vous allez vous marier ?! Demanda-t-elle, excitée comme une puce.

Le blond resta interdit. Elle était la seule à ne pas connaître les « détails » de l'affaire, mais apparemment, il y avait déjà suffisamment de rumeurs qui couraient pour que certaines lui soient revenues aux oreilles, et il ne savait pas quoi lui répondre. Yuuri décida de le faire et se rapprocha d'eux.

- Oui, sans doute, mais pas tout de suite, dit-il en souriant.

La princesse poussa un cri de joie et sans quitter les genoux de Wolfram, elle se pendit au cou du roi.

- Je pourrai être demoiselle d'honneur ?!

Wolfram sourit et lui ébouriffa les cheveux.

- Evidemment.

Les deux garçons osèrent enfin se regarder et se sourirent timidement.

- Je peux dormir avec vous ? Demanda-t-elle d'une voix pleine d'espoir.

Yuuri interrogea Wolfram du regard. De son point de vue, ce n'était pas une mauvaise idée, même si en général il trouvait que les enfants n'avaient pas à dormir avec les adultes. Mais pour le coup, qu'il y ait quelqu'un entre lui et Wolf lui semblait une bonne chose. Les premières nuits allaient être vraiment très bizarres, et après cette semaine, une bonne nuit de sommeil – une pendant laquelle ils n'allaient pas rester allongés à se demander s'il ne fallait pas faire quelque chose ou à se retenir de faire quelque chose – leur ferait le plus grand bien.

Le blond acquiesça discrètement par-dessus la tête de Greta.

- D'accord, dit le Maoh. Mais c'est juste pour cette fois !

- Super !

Elle se débarrassa de ses chaussons et de sa robe de chambre – elle portait quelque chose d'assez semblable aux chemises de nuit de Wolfram – et se fourra sous les couvertures. Yuuri ferma les rideaux du baldaquin et éteignit la lumière pour se mettre en pyjama et, comme d'habitude, il se détourna pour que Wolfram puisse se changer. Il entra dans le lit par son côté et laissa retomber les rideaux pendant que son fiancé en faisant autant. Du coin de l'œil – et bien qu'il se soit efforcé de ne pas regarder – il remarqua qu'il portait la chemise de nuit jaune.

Il fallait relativiser, songea-t-il en s'allongeant près de Greta qui babillait allègrement, déjà très emballée à l'idée de marier ses parents. Ils allaient trouver un compromis pour arranger ça. Et puis au moins, ce n'était pas rose…


- FIN -


Et voilà, c'est la fin de cette histoire, qui sera restée chaste jusqu'au bout - j'espère que vous n'êtes pas trop déçus. Ce n'est pas à l'ordre du jour pour l'instant mais il est possible que j'écrive un jour une séquelle à cette fanfic, plus courte, sur les préparatifs du mariage, le mariage lui-même et peut-être la nuit de noces - il est trop tôt pour le dire. Je vous invite donc à garder un œil sur mon profil, à m'ajouter à votre "author alert" si ce n'est déjà fait et éventuellement à me suivre sur tumbr ou Facebook (les liens sont sur mon profil).

Je tiens à remercier ma bêtalectrice et amie Utopia Shangreela (anciennement Lyly u) à qui cette histoire était dédicacée, pour m'avoir fait découvrir la série et pour avoir lu, corrigé et aimé cette fanfic. Je veux également vous remercier, vous, chers lecteurs, et plus particulièrement, pour leurs reviews régulières, leur enthousiasme et leurs encouragements: Sortilège, Miyabie-chan, Flamme Dansante, Kana Onoa, Ada-Diana et Demonangel59. Je vous dis à très bientôt pour de nouvelles aventures, prenez soin de vous, mangez des pommes et souvenez-vous: La cuillère n'existe pas.