Le bruit. Assourdissant que j'aurais voulu faire taire d'un claquement de doigt !

La lumière. Aveuglante, agressive et ce, malgré mes paupières closes !

Le goût. Infect et amer. Une bouche pâteuse et une langue parcheminée ! A boire !

L'odeur. Âcre et envahissante. De provenance inconnue. RIEN ne m'est inconnu, je ne sais pourquoi mais je le sais. Je me concentre. Produits... indéfinissables... à moins que... -palais mental- chimiques ? Organiques ? Un horrible mélange des deux. Mais pharmaceutiques sans doute aucun !

Le toucher. Désagréable. Tissu rêche et empesé sur ma peau laiteuse délicate !

Un à un les sens me reviennent.

C'est désagréable. C'est détestable. Tout est soudainement trop présent. C'est sans nuance : brut et brutal. C'est comme si l'on avait arraché ma conscience à un cocon de paix et de silence pour la livrer en pâture à un monde d'insectes médiocres incroyablement bruyant. Tout ce fourmillement de vie est insoutenable et la nausée surgit des tréfonds de mes entrailles. La bile crée des remous dans mon estomac et vient chatouiller mon pylore.

Respire profondément et fais le vide. Je pense !

Depuis combien de temps ne l'ai-je pas fait ? J'ai beau me fermer à tous les parasites qui m'entourent, je ne trouve aucune réponse. Je me dit que je suis encore trop... Encore trop quoi ? Que suis-je donc ? Un corps au vu des sensations éprouvées, un esprit puisque je me questionne mentalement. L'association des deux tendrait à me faire déduire que je suis un être humain... sans certitude aucune. Cette incertitude m'est intolérable, ce sentiment d'impuissance est insupportable. J'exècre l'absence de contrôle, je vomis l'à-peu-près.

Je pense donc je vis.

C'est donc cela la naissance ! Il n'est guère étonnant que la conscience ne veuille en conserver la moindre parcelle de souvenir ! Alors pourquoi donc suis-je en mesure d'analyser aussi finement ce qui l'entoure ? Par quelle magie ou quel acte de sorcellerie ai-je cette faculté de raisonnement ? Si je suis en train de naître, comment puis-je même envisager de penser à ces choses ? Est-ce que tout nouveau-né dispose des mêmes aptitudes que moi et qu'il les perde en devenant nourrisson ! Quelle perte de temps que de devoir refaire l'apprentissage de ce qui est intrinsèquement maîtrisé ! Comme si une vie suffisait à appréhender, à disséquer puis à restituer ! Enfin pour le commun des mortels...

Les dés sont pipés, quelque chose cloche. QUI suis-je ? Ou la vraie question n'est-elle pas plutôt : QUE suis-je ?

Je me décide à plonger au plus profond de moi et à me fermer à toutes ces interférences qui gangrènent mon intellect. J'essaie de ressentir mon... CORPS. Pourquoi n'y parviens-je pas ? Ne suis-je alors qu'esprit pur ? Un fantôme peut-il éprouver les sensations « physiques » qui viennent de s'imposer à moi avec autant de véhémence ? Un être sans substance serait-il doué d'ouïe ou encore d'odorat ? Peut-être ! Mais du sens du toucher, certes pas !

Et comme pour étayer ma thèse, je ressens une légère pression sur ma main, si tant que c'en soit une ! La caresse d'une brise d'été, le velours d'une autre main -moite-, la chaleur d'un humain sur ma peau froide, le poids d'un message -en apparence banal- qui en dit beaucoup. Qui ose me toucher alors qu'il n'y a pas été autorisé ! Qui donc a l'outrecuidance de pénétrer ma sphère intime ? QUI ? D'aussi loin que je puisse me le remémorer, je n'ai jamais aimé que l'on me touche. Mon corps est à moi et je ne saurais l'offrir ainsi en pâture au tout venant. JE ne supporte pas le contact avec mes congénères que je méprise. Ce besoin de réassurance au travers d'un transfert de chaleur comme si la survie même de la race humaine en dépendait ne cesse de m'exaspérer. Cette pulsion vulgaire et avilissante de mêler corps et fluides à la recherche d'un plaisir lubrique confinant à l'orgie m'écœure encore plus que la stupidité généralisée ! Et prendre sans y avoir été invité me met dans une rage folle ! Selon mon échelle de valeurs, c'est la plus ignoble de toutes les bassesses si tant que l'on puisse considérer que ces dernières puissent avoir un tenant et un aboutissant ! Hélas !

L'effronté(e) devra en découdre, tôt ou tard.

Cela eut tout de même le mérite de me renseigner quant à ma condition d'être vivant : je dispose bien d'un corps capable de sentir et de ressentir ! J'essaie de bouger. RIEN. J'essaie de parler. Juste un souffle, rien de plus mais qui suffit à déclencher une réaction en chaîne dont je me serais bien passé. Tout d'abord, ce n'est qu'un léger frémissement à peine perceptible. Un tressaillement pour être plus précis. Je sens une présence, CETTE présence qui s'est invitée dans mon intimité sans préavis, qui s'émeut. Je perçois -plus que je n'entends- un long, un très long soupir et la pression sur ma main s'affermit tout en tremblant.

Un raffut digne des trompettes de l'Apocalypse précède l'arrivée des cavaliers du même nom. Ils semblent avoir fait irruption dans l'endroit où je me trouve. Un vacarme assourdissant emplit douloureusement mes oreilles, des paroles dont je ne saisis pas le sens. Tout est confus, tout est lointain. On s'évertue à vouloir m'extirper de ma douce torpeur ! Je ne le souhaite pas ! Je suis bien, je suis au calme -jusqu'à présent- je peux me promener à loisir au sein de mon esprit compartimenté. Si ce n'est pas le bonheur, cela y ressemble beaucoup. J'ai juste besoin d'avoir confirmation de la déduction à laquelle je viens d'arriver.

Je suis allongé sur un lit d'hôpital. Blessé, sans nul doute, vu que j'y suis, Je ne ressens pourtant aucune douleur. Je ne ressens rien. Puissants analgésiques ou paralysie transitoire. Hémiplégie ou paraplégie mais pas tétraplégie ! J'ai senti cette main sur la mienne tout n'est donc pas... mort. Je conclus que je sors d'un profond coma.

Je ne nais pas. Je renais !

J'ai beau fouiller rapidement tous les tiroirs de mon prodigieux cerveau, aucun souvenir d'un quelconque accident ! Comment me suis-je retrouvé ici ? Cela ne me dérange pas plus que cela, on finira bien par m'expliquer !

On m'appelle -je me souviens tout de même de ce prénom écossais dont ma mère m'a affublé et qui m'a valu maintes railleries-, on me touche -JE NE SUIS PAS VOTRE CHOSE, voudrais-je hurler mais ma gorge est aussi sèche que le désert du Gobi-, on soulève l'une de mes paupières pour y enfoncer un faisceau de lumière aussi vif que le soleil d'été et aussi atrocement douloureux qu'un tisonnier chauffé à blanc. Je réussis à émettre un grognement de douleur et je tente de repousser mollement le bras du tortionnaire, sans succès

- Bon retour parmi nous, Sherlock Holmes ! La voix est criarde, gonflée d'orgueil et essoufflée : un médecin quinquagénaire ventripotent abusant de la bonne chair dont le seul talent est de s'octroyer le mérite des soins de jeunes internes doués et trop préoccupés par leur carrière pour oser le discréditer.

La main qui n'a jamais quitté la mienne et qui n'a cessé d'être secouée de spasmes incontrôlés me serre à nouveau. Une voix légèrement nasillarde emplie de sanglots retenus chuchote à mon oreille :

- ENFIN ! Tu me reviens !

Une sensation de bien-être et de chaleur m'enveloppe sans préavis.