Ruby sur Cendres
— Préambule: Carmin, Zephan. Partie II. —
Mycroft Holmes regardait le vampire endormi à ses côtés. Il effleura lentement la peau basanée du bel être immortel qu'il savait discret dans ses apparitions.
Mallory était un specimen extraordinaire aux attributs physiques aussi magnifiques que son esprit. Rares pourtant, étaient ceux capables de rivaliser en intelligence avec les frères Holmes. Molly possédait des connaissances poussées sur l'anatomie des humains. Anthea savourait les méandres de l'esprit et de la psychologie humaine. Quant à Helyung, elle catégorisait tout dans sa mémoire vivace. Ai, en véritable génie des sciences, répertoriait, inventait, analysait, créait une multitude de choses en tous genres. Enfin, Mallory aimait les humains d'un amour presque aussi fort que celui porté par Sherlock. Tandis que le cadet Holmes préférait les cas individuels, Mallory vouait une fascination aux groupes et peuples. C'était cette passion qui le poussait à se jeter au coeur des conflits humains: la guerre de Secession, la Grande Guerre, la Révolution bolchévique et maintenant la crise de la toute nouvelle république en Allemagne.
— Tu dois arrêter de m'analyser dans mon sommeil, grommela le vampire en ouvrant ses yeux bruns.
— Tu vas repartir.
— Oui, il le faut bien et Han He m'accompagne cette fois-ci. Et toi, tu dois arrêter de suivre ton frère partout. Sherlock est un adulte. Il sait ce qu'il fait.
Mycroft esquissa une moue boudeuse.
— Bien sûr qu'il est adulte. Mais pour un vampire, ce n'est qu'un jeune premier.
— Toi aussi. Et moi encore plus.
— Je veille également sur les agissements des gangs à New York.
— Tu veilles sur beaucoup trop de choses. Tu ne peux pas empêcher les autres vampires d'exister.
— Ce n'est pas leur existence qui m'embête. C'est... Leur envie insatiable de se nourrir à mort d'humains. Notre espèce et celle des humains est vouée à co-exister. Sans eux, nous ne serions rien. Ces autres vampires, ils tuent pour manger sans se rendre compte de leur erreur.
Mallory s'était tourné vers lui et lui caressait la joue.
— Un jour, toi et moi trouverons nos moitiés humaines, murmura le métisse. Mais cela ne m'empêche pas de t'admirer et de t'aimer.
— Ce n'est que temporaire.
— Peut-être bien. Mais je t'aime et sache que c'est une vérité présente qui risque encore de durer quelques temps, ajouta Mallory avant de l'embrasser.
*xXx*
Ai, travestie en homme, s'était penchée sur le cadavre de quelques gangsters en l'absence de la police souvent retardataire.
— Règlement de compte. Rien de bien intéressant, Sherlock.
Sherlock Holmes leva les yeux au ciel.
— Tu regardes mais tu n'observes pas...
— Et voilà que ça recommence! Je connais l'adage, cher compatriote. J'aimerais juste savoir pourquoi tu m'as faite venir ici à cette heure. Il est deux heures du matin. J'ai besoin de mon sommeil. Et je ne dors pas dans un cercueil comme le racontent ces romans à la noix qu'on trouve dans les gares, grommela la vampire les mains dans les poches.
— Tu es presque humaine.
— Je m'efforce de m'adapter au monde dans lequel nous vivons. Et ce n'est pas en demeurant éveillée en plein milieu de la nuit pour te porter assistance pour l'une de tes... passions que je me ferais passer pour humaine.
— Tu te qualifies d'humaine. Pas normale, rétorqua Sherlock en la fixant, immobile.
— Je n'ai jamais été ce qu'on appelle de normale. Toute ma vie a été une succession de choses étranges. A ma naissance, je devais mourrir de faim. Puis, je devais rester servante. Et me voilà ici, avec toi, à jouer les scientifiques et la personne que je servais me considère comme sa soeur. Pourquoi n'as-tu pas demandé à Molly de t'aider?
— Elle est trop détachée des habitudes humaines, dit-il, évasif.
Ai soupira et se frotta les tempes.
— Voilà! C'est cela! Tu agis même comme une humaine! Tu te mors les lèvres, tu fais du bruit. C'est cela qui m'intéresse. D'entre nous, tu es la seule qui réagis encore comme une humaine. C'est pour cela que je te fais venir ici, s'écria Sherlock.
Soudain, elle se pencha sur les corps à terre, un regard nouveau sur la disposition des membres. Sherlock avait raison sur un point. Ai adorait se fondre dans la masse, bien plus qu'Anthea ou même encore Mallory.
— Tu m'as fait venir ici parce que tu penses que ces meurtres sont l'oeuvre de vampires, dit-elle en écarquillant les yeux.
Sherlock souriait à pleines dents. Ses canines allongées par l'excitation brillaient dans la nuit.
*xXx*
Tony s'impatientait. On lui avait demandé d'attendre dans la coin de la 5ème Avenue, quartier trop riche pour lui. Avec son pardessus élimé, sa carnation foncée peu bienvenue et son étrange immobilité, le jeune homme détonait dans les rues nocturnes de New York.
Il attendait depuis plusieurs heures les ordres pour la semaine à venir. Ce n'étaient que des petits boulots, mais bien meilleurs que de se risquer à dérober des échoppes une nouvelle fois. Aussi, il ne voulait plus avoir affaire à ce mystérieux homme sans âge qui avait la fâcheuse tendance de le retrouver au pire moment.
Il avait hâte de rentrer et de retrouver sa soeur qui préparait les concours d'entrée à l'université.
*xXx*
Molly parcourait les couloirs de l'établissement dans lequel elle enseignait avec empressement. Il fallait dire que dans son cartable étaient fourrés les dernières copies qu'elle se devait de rendre à ses élèves. Non pas qu'ils étaient bons. Loin de là même. Ce n'était pas à Harlem qu'on dénichait le prochain Dickens. Certains éléments faisaient tout de même la différence. D'entre ceux-là, une certaine Dalia Long écrivait de jolies choses bien appétissantes.
Miss. Hooper comme les élèves l'appelaient ici, s'engouffra dans un autre couloir plus calme. En quelques pas trop rapides pour une femme de son calibre, elle rejoignit la salle réservée aux professeurs. Souvent vide, cette salle située trop loin des locaux les plus fréquentés était prisée de la vampire. C'était ici qu'elle prenait le temps de déjeuner et de corriger les copies.
Elle rajusta sa jupe longueur cheville et sa chemise en cotton blanc à dentelles discrètes. Son style moderne lui donnait un peu de prestance avec le sérieux et l'uniformité des couleurs. Du noir, du blanc, du beige. Son maquillage se résumait à des lèvres peintes dans un rouge foncé. Elle ne se fardait pas, laissait ses cheveux bouclés au naturel. On la disait jeune et compétente. Celui lui suffisait.
— Tu es bien à l'heure, dit une voix.
Si elle avait été humaine, Molly aurait poussé un cri de terreur. Son interlocutrice avait comme jailli de nulle part. Normal pour un vampire, surréel pour un humain. Or ici, Molly se devait de paraître humaine. Une tâche qui s'avérait être d'une difficulté sans pareil. Seule Ai pouvait atteindre ce degré de conformité. Or, c'était Ai qui venait de la surprendre. Molly fronça les sourcils. Cela ne ressemblait pas à son amie d'agir de la sorte.
— Et tu es bien venue ici. Je pensais que tu ne viendrais jamais, dit-elle.
— C'est que Sherlock m'a fait une remarque très étrange dans la nuit, dit Ai.
— Ne me dis pas qu'il te pousse aussi à l'aider dans ses entreprises nocturnes?
— Il semble que je sois particulièrement humaine à l'inverse de vous tous. Cela me taraude... Est-ce que tu penses vraiment que je sois...
— Ne l'écoute pas. Sherlock est très direct dans ses propos. Il ne ferait pas de mal à une mouche pourtant... Par contre, tu te comportes plus comme de notre espèce qu'humaine aujourd'hui, balaya Molly en levant les yeux au ciel.
Ai était assise sur une table, vêtue d'un costume d'homme. Elle avait croisé les jambes et les balançait dans le vide. Ses longs cheveux étaient noués en un chignon strict. Comme à son habitude, elle ne portait pas de maquillage, juste un chapeau cloche qui lui conférait un air de jeune premier égaré. En certains points, elle semblait se confondre entre deux sexes. Aujourd'hui, elle était garçon. Hier encore, Molly avait cru voir en Ai une jeune fille virginale.
— Oui. Je sens quelque chose d'étrange en venant ici. Mes sens... Ils sont exacerbés. J'ai l'impression de voir tout en couleur, enfin. C'est bizarre. Et j'ai horriblement faim...
Molly lui tendit sa gourde. Ai fit une moue de dégoût.
— Non, je ne peux pas. Cette odeur m'écoeure, dit-elle en se couvrant le nez.
Molly renifla le contenu de sa gourde mais n'en trouva rien à redire. C'était bien frais, du matin même. Elle but une gorgée et s'en trouva satisfaite du goût. Alors une autre idée lui vint.
— Tu n'aurais pas croisé ton âme soeur ici? n'hésita-t-elle pas à dire dans une franchise qu'on lui connaissait bien.
Le bon usage dictait de rester discret au sujet des allusions aux âmes soeur. Rien n'était pire que de donner de faux espoirs à un compatriote. Molly ne voyait aucun problème à parler de ces choses-là avec ses amis proches. Officiellement, Ai et elle étaient cousines. Etant de la même famille, il était même conseillé d'aider ses semblables sur les questions vampiriques.
— Je me disais la même chose. Mais je n'ai pas encore d'envie pressante. Normalement, je devrais être délirante. Mais ici, je n'éprouve qu'un sentiment de palpitation. Rien de plus...
— C'est parce que ton âme soeur n'est pas encore prête... Oh mon dieu! Elle est encore enfant donc!
— Tu penses qu'il s'agit d'un élève? s'enquit Ai en se figeant.
— Tu n'es pas bien âgée si on considère ton âge humain... Tu étais à peine majeure à ta seconde naissance... Mais si tu dis vrai, alors vous avez encore quelques années avant que le besoin ne devienne vital. Par contre, vous devez vous rencontrer au plus vite. Même si vous choisissez de ne pas vous lier tout de suite en raison du manque de maturité de son côté, tu dois quand même t'alimenter de son sang. Tu vas mourrir sinon...
Molly sourit tristement.
— C'est une chance quand même. Peu d'humains disposent de temps lorsque leur vampire attitré les rencontre. Se lier pour l'éternité si vite peut choquer, ajouta Molly à voix basse.
Ai s'était vautrée sur elle-même, les joues en feu. Ses jambes continuaient de se balancer dans le vide.
*xXx*
Mallory et Sherlock se penchèrent en même temps sur le cadavre. Le cadet Holmes fronça le nez.
— Je sens l'odeur de graisse de mon frère sur toi, remarqua Sherlock en affichant son dégoût.
— Et tu es toujours aussi élégant dans tes propos... C'est le cinquième cadavre humain qu'on retrouve dans cet état. Et tu ne m'as fait venir que maintenant!
Sherlock le défia du regard. Les deux vampires se figèrent avant que Mallory ne baissa les yeux.
— Tu aurais dû m'en informer avant. Je vais devoir repousser mon départ. Si des déviants attaquent les humains en masse ici, nous allons devoir contre-attaquer, dit-il tout en s'accroupissant devant le cadavre imité de Sherlock.
— Le déviant est jeune. Juste transformé.
— Nous devons en informer les autres au plus vite et le...
— Pas le Nouveau Conseil, le coupa Sherlock dans un calme troublant.
Mallory se tut.
— Ils nous provoquent, ajouta une troisième voix.
Le duo se tourna vers l'origine de la remarque, nullement surpris. L'aîné Holmes, en costume trois-pièces d'une allure discrète fidèle à ses goût se dirigeait vers eux en quelques enjambées régulières.
— Cet homme est membre d'un gang, remarqua Mallory en s'attardant sur la silhouette de Mycroft.
— Plait-il? Mallory? Maintenant? Nous avons d'autres choses plus pressantes devant nous, grommela Sherlock en balayant son regard entre les deux amants.
— Sherlock, pour un passionné des gangs, tu ne remarques rien de bien intéressant sur ce cadavre? rétorqua Mycroft en levant un sourcil. Il pointa le visage saccagé de l'homme à terre.
Le vampire se pencha une nouvelle fois et d'un coup, se releva. Il dévoila ses canines aiguisés.
— C'est un gosse, remarqua Mallory.
— Oui, et tu connais beaucoup de ces gosses, cher frère.
— Ils n'ont rien à faire ici. Ces gosses...
— Il s'agit des gosses que tu aides tout le temps en secret, ajouta Mycroft sur un ton impassible.
— Tu me suis...
Les frères s'affrontèrent du regard.
— Nous avons compris qu'il s'agit de gosses, s'interposa Mallory en se plaçant entre les deux Holmes sans résultat.
— Oui, et si mon cher frère ne me suivait pas à tout bout de champ, ces "gosses" seraient sans doute encore en...
— Oh! Comme si c'était moi qui était à l'origine de cela...
— Une vendetta! Contre toi! Contre nous! Tu sais combien de vampires tu as terrorisé ces derniers temps avec ta mégalo...
— Comment ça? Je ne fais que remplir mon devoir pendant que tu te pavanes et joues les hér...
— Remplir un devoir? Manipuler les humains te semblent être un exercice louab...
— Je n'ai jamais manipulé les humains! Je n'ai jamais joué avec les vampires! Je ne fais que mon devoir...
— Devoir? Tu joues encore aux dieux avec tes airs de supériori...
— JE NE FAIS QUE TE SUIVRE SELON LES ORDRES DE NOS PARENTS! C'EST ÇA MON DEVOIR!
Et le calme s'instaura une nouvelle fois. Sherlock pâlit d'un coup. Mallory avait croisé les bras. Seul le souffle saccadé presque humain de Mycroft Holmes fendait le silence.
— Alors... Ce n'est pas toi. Ni moi... Mycroft, nous avons un problème, murmura Sherlock qui s'était figé.
— Voilà. Nous avons un vampire ou un groupe de vampire qui s'amuse à intervenir dans les affaires des humains pour une cause encore inconnue. En ce moment, voici le résultat de ces interventions. Il me semble bien qu'il y ait une nouvelle guerre souterraine à New-York, exposa Mallory.
— Et elle se déroule juste sous nos yeux, remarquèrent les frères d'une seule voix.
Le trio jeta un nouveau regard sur le cadavre.
— Il faut que j'y aille, s'exclama soudain Sherlock en détalant dans la nuit.
— Je préviens Han He, il est à Brooklyn, dit Mallory avant de partir dans l'autre sens, laissant Mycroft Holmes accroupi devant le cadavre.
*xXx*
Sherlock Holmes courut à une vitesse vampirique. A chaque coin de rue, il somma les jeunes égarés de rentrer chez eux et de ne pas sortir tant que la tuerie ne s'achève pas. Parfois, il se heurtait à des moqueries. La plupart du temps, ces jeunes qui avaient pris pour habitude de le respecter se contentèrent de suivre les ordres. Le vampire avait déjà balayé une bonne partie du quartier de Brooklyn et se dirigeait vers Harlem. C'était là que les plus jeunes et victimes idéales se trouvaient.
Il n'eut aucun remords à penser en premier au visage familier des Long. Le frère survivait comme il le pouvait dans la jungle New-Yorkaise pour sa soeur. Cette dernière était encensée par Molly qui trouvait en elle une chose unique. Les deux adolescents vivaient dans Harlem. Et Sherlock savait que l'aîné courrait les missions nocturnes à défaut de voler dans des échoppes.
Le problème: le gamin était particulièrement perspicace et s'était donné pour mission principale d'échapper à Sherlock.
Alors ce dernier redoubla d'effort. Il utilisa ses sens extraordinaires pour traquer le moindre indice. Le gamin était encore à Harlem. Il venait de passer ici. Non, il avait tourné dans cet autre coin. Une vitrine où il avait plaqué ses mains. La vitrine montrait des livres pour étudiants. Toujours rien là. Sherlock tournait en rond.
— Tu es trop pressé.
Il se retourna vivement vers la voix. Ai était aussi essoufflée que lui et le montrait bien. Telle une humaine.
— Que fais-tu ici?
— Mallory m'a prévenue, ainsi que Molly. Nous sommes aussi à la recherche des Long.
— Pourquoi toi? Molly, je comprends mais...
Sherlock se tût et observa la jeune vampire au regard presque éteint. Sa lourde chevelure noire semblait bien fade. Son regard se creusait. Sa pâleur avait pris une tournure presque morbide.
— Tu parais affamée.
— Mon apparence t'es si terrible que ça?
— Depuis combien de temps tu es dans cet état?
— Deux semaines. Deux semaines depuis que Molly m'a montré la copie d'une de ses élèves et que j'ai sentit son odeur.
— C'est pourquoi tu rôdes autant auprès de Molly.
— Alors elle t'en a parlé? demanda Ai en se courbant de fatigue.
Elle suait. C'était du jamais vu chez un vampire.
— Elle n'a pas besoin de m'en parler. Cette copie...
Sherlock avait compris. Tout concordait entre les évocations de Ai, sa pâleur, sa fragilité et son regard éteint. Pour la première fois, il assistait à la naissance d'un lien de sang entre vampire et humain.
— L'élève en question, c'est ton âme-soeur. Et elle fait parti de mes connaissances c'est pourquoi tu m'as suivie pour ne pas lui faire peur quand vous vous verrez pour la première fois. Tu es très déterminée pour me talonner compte tenu de ton état actuel...
— Quel grand Sherlock! gémit Ai en feignant de plaisanter.
— Long. Il s'agit de la soeur cadette Long.
— Bingo, gémit Ai avant de se recroqueviller sur elle-même de fatigue.
Sherlock se précipita vers elle pour l'empêcher de toucher terre.
— Où habite-t-elle? lui demanda-t-il avec empressement.
— A deux rues d'ici.
— On y va ensemble, accroche-toi bien, fit-il en la portant presque.
*xXx*
Tony Long se demandait ce qu'avaient les autres gamins des rues à se précipiter chez eux. Il n'avait eu aucune information sur une quelconque attaque de gangs. Les rumeurs de toutes sortes lui arrivaient toujours, attribut que Tony utilisait au mieux.
Lorsqu'un autre adolescent manque à deux doigts de le renverser dans sa course, Tony l'attrapa par le col de sa blouse et le tira vers lui.
— Qu'est-ce qu'il se passe?
— C'est l'homme invisible. Il nous demande de rentrer chez nous pour nous protéger. Tu sais... Les morts... Ça continue. Il dit qu'il faut rester en sécurité. Les rues sont dangereuses jusqu'à nouvel ordre! balbutia le garçon que Tony reconnaissait pour avoir déjà travaillé avec.
Il parlait de l'homme invisible. Tout le monde connaissait cet homme et plus particulièrement Tony. C'était l'homme qu'il tentait en vain de semer par fierté. Encore une fois, cet homme leur rendait service sans rien demander en retour.
— Rentre aussi chez toi! Tu as une soeur en plus! lui cria le garçon en se dépêtrant de sa poigne.
Tony le laissa partir, animé d'une soudaine panique. Sa soeur. Il devait retrouver Dalia.
*xXx*
Dalia observait la rue animée d'une folie inédite de la fenêtre du salon. Elle n'avait jamais vu autant de jeunes gens courir pour rentrer chez eux. A cette heure, un samedi soir, ils devaient pulluler dans les ruelles pour faire elle savait que trop bien quoi. Elle espéra que Tony reviendrait lui aussi très vite. Avec tout ce raffut, elle avait perdu l'envie d'étudier pour la soirée.
La jeune fille se dirigea vers la salle de bain. Elle défit les multiples tresses qui ornaient sa chevelure crépue. Un visage juvénile presque angélique aux traits délicats se reflétait à elle. Elle remercia le ciel d'avoir encore de l'eau chaude à disposition pour sa toilette. Il commençait à faire froid ces derniers temps. Le jet d'eau chaude frappa sa peau avec bonheur. Elle se détendit mais ne songea pas à s'y attarder. Tony aurait sûrement envie de prendre un bain lorsqu'il rentrera.
Elle n'entendit les coups de poings à sa porte que lorsqu'elle sortit de sa douche. Elle s'habilla à la hâte.
Elle ne ressentit aucune peur. Juste, une sorte de besoin vital d'être avec ce qui l'attendait de l'autre côté de la porte. Ce n'était pas Tony. Il possédait une clé. Les voisins ne venaient que rarement les déranger. Et la logeuse... Dalia la savait trop saoul les samedi. Et puis, elle ne pourrait éprouver cette chaleur enivrante dans ses entrails avec ces gens-là.
Alors elle marcha lentement vers la porte d'entrée. Tony avait installé à leur arrivée un judas pour les prémunir contre toute invasion hostile. Elle l'utilisa et reconnut l'homme que son frère abhorrait de l'autre côté. Il était accompagné d'une jeune femme dont le visage était dissimulé par une longue chevelure noire. Dalia n'avait rien contre cet homme. Au contraire, elle le savait garant de leur tranquillité et de la survie de son frère. Aussi, elle le savait proche de Miss Hooper pour les avoir vu ensemble dans la rue.
— Je vous ouvre, leur dit-elle dans une voix timide.
Lorsque la porte s'ouvrit, une senteur florale envahit ses sens. Elle manqua de défaillir.
— Attention! cria l'homme qui laissa la femme s'écrouler à terre pour la retenir, elle.
Elle sentit qu'on l'installa dans un fauteuil, celui du salon. La jeune femme fut assise devant elle. Lentement, ce fut comme si elle se réveillait d'un long sommeil, Dalia sentit les couleurs jaillir autour d'elle. La senteur florale enrobait son être. Elle se trouva comme portée dans un paradis terrestre.
— Je vous prie de m'excuser de me comporter ainsi, marmonna-t-elle en se massant les tempes.
Un rire moqueur se fit entendre. L'homme était revenu dans son champ de vision et il lui tendait une tasse de café chaud. Dalia, d'une main tremblante, s'empara du breuvage qu'elle but d'une traite.
— Surprise, manque de discernement, attitude figée, perte de notion d'espace et de temps, soif soudaine, mal de tête, rougeur sur les joues et...
L'homme la décrivait. Dalia se recroquevilla dans le fauteuil. Il avait collé son visage contre le sien et semblait la disséquer des yeux.
— Pupilles dilatées et aux couleurs... Rouge. C'est rare, le rouge, mais pas unique. Tous les symptômes sont là.
Soudain, il se précipita vers la jeune femme aux cheveux noirs. Dalia le regarda repousser les cheveux du visage de la femme, dévoilant une peau d'une pâleur extrême et un visage creusé à la beauté éthérée.
— Reste assise, lui demanda l'homme.
Dalia ne s'était pas rendue compte qu'elle avait presque quitté son siège, attirée malgré elle par l'irréelle créature devant elle.
— Je m'appelle Sherlock. On se connait par... Tony. Et aussi par Miss Hooper. Tu as dû me voir avec elle de temps en temps. Mais trêve de balivernes. Voici... Ai Han. Elle est un peu en mauvais état et elle ira mieux lorsque vous vous...
Il gesticulait dans tous les sens, tellement que Dalia le fit taire en pressant une main sur son épaule. Ainsi, cet homme s'appelait Sherlock. Quel nom victorien, se dit-elle avec humour.
Elle se sentait bien, en sécurité, comme comblée d'un vide dont elle ignorait l'existence. Elle savait que cela provenait de la présence de l'autre femme, Ai Han. Ce nom sonnait délicat dans sa bouche. Dalia voulut goûter plus. Elle s'avança vers la jeune femme endormie.
— Elle s'est évanouie de fatigue et de faim... Ca va sûrement te sembler étrange mais...
— Qu'est ce que je dois faire? le coupa-t-elle tout en effleurant la délicate chevelure noire de Ai.
Sherlock s'était figé dans son élan et jetait des coups d'oeil furtifs entre elle et Ai. Dalia le trouvait marrant dans cette pièce. Il semblait sortir d'un roman d'aventures avec ses boucles indomptables et son attirail de gentleman britannique tels que les romans de Miss Hooper les décrivaient.
— Heu... Du sang.
Elle se tourna vers lui. Ses doigts ne quittèrent pas les cheveux de Ai. Elle ne pouvait s'y résoudre à la quitter.
— Du sang? C'est tout?
Ce fut au tour de Sherlock de la regarder, étonné.
— Tu devrais crier... Mais non... Oui. Oui, du sang.
— Les vampires, ça existe bien donc? demanda-t-elle avant de se taire par surprise.
Des vampires. Pourquoi cela lui semblait si réel tout d'un coup? Elle n'avait jamais songé à ces êtres imaginés dans les romans et pourtant, lorsqu'elle vit Ai. Puis du sang. L'attirail de Sherlock. Et cette sensation de désir intense pour une chose qu'elle ne saisissait pas encore.
— Je ne peux pas être une Mina pourtant.
— Non. Pas une Mina. Ni une Lucy, acquiesça Sherlock.
— Alors...
Elle vit Sherlock baisser les épaules et commencer à faire les cent pas. Il avait posé ses lèvres sur la pointe des doigts de ses mains jointes comme pour prier. Dalia ne le quitta pas des yeux.
— Ai Han est... Oui, tu peux nous qualifier de vampire.
— Miss Hooper...
— Molly Hooper-Han. Cousine de sang de Ai. Oui, oui, s'empressait-il de marmonner.
Dalia s'était mue dans un silence impatient. Son attitude calme semblait destabiliser Sherlock. Elle aussi éprouvait la même sensation.
— Tu es son âme soeur, à Ai. Vous êtes destinées à vivre ensemble pour l'éternité, débita-t-il d'une traite.
Eternité. Âme-soeurs.
— Mais je suis une femme, dit-elle.
Sherlock éclata de rire tout en secouant la tête.
— C'est le dernier de nos soucis. Hommes, femmes, etc.
Elle vit des canines apparaitre du coin de ses lèvres, puis un regard perçant presque animal qui se posa sur elle.
Elle s'évanouit.
*xXx*
Tony courrait. Une force invisible le traquait et il savait qu'il devait s'y échapper s'il désirait rester en vie. Alors il continua de se jeter dans des ruelles toutes plus éloignées de chez lui. Il ne pouvait pas guider cette chose vers Dalia. Jamais.
Il continua de courir, dans le noir. Le froid frappait ses joues et ce froid paralysait sa gorge qui l'étranglait progressivement. Il continuait pourtant, déterminé comme un mendiant devant une mie de pain. Il devait rester en vie pour sa soeur. Elle avait besoin de lui. Dalia.
Il trébucha. Son corps se heurta au béton du sol. Ses bras s'enroulèrent autour de sa tête par réflexe. Il continua sa course, à terre, avant de sentir son dos se cogner contre un pan de mur de brique. Engourdi, il tenta de se relever. Son regard avait perdu sa précision. Puis, vint la douleur, tonitruante et assassine le long de ses jambes et de ses épaules. C'était sourd et complètement impossible de résister. Tony voulut se relever, priant son corps d'écouter ses invocations mais rien n'y faisait. Il sentait le froid. Une peur glaciale s'ajouta progressivement. Des dents saillantes et pointues et un regard noir. Il sentit une terreur horrible prendre possession de lui. Son corps, enfin, bougeait, mais pas comme il le souhaitait. Ses membres gesticulaient, ses jambes voulaient se soulever et lui-même se sentit grandir d'un coup. Il se découvrit être debout et vouloir détaler.
Encore de la douleur. Elle ne s'arrêta pas. On l'avait plaqué contre un mur et cette présence se rapprochait de sa nuque. Il voulut crier. En vain. Ses jambes tentaient de donner des coups. Il sentait ses pieds taper le mur, un mollet qui n'était pas le sien. Il avait tellement mal et voyait ces yeux et ces dents. Puis sa nuque. Il sentit un liquide chaud et rougeâtre couler le long de sa peau, rentrer dans ses vêtements. Son crâne lui faisait un mal de chien. Un autre liquide dans sa bouche. Il voulut vomir puis... Unique. Il en voulut plus. Plus encore...
Soudain, on le décolla du sol. D'autres yeux. Le froid semblait se défaire de lui. Ebranlé, il se vit une nouvelle fois à terre, à quatre pattes. Et devant lui, il assista à un combat surréel. Un homme et cette chose. Non... Les deux étaient des choses et ils se battaient. Des coups violents. Des canines et des yeux noirs pour l'un, d'un brun profond pour l'autre. Des rugissements et l'un d'eux projeta l'autre contre un mur. Il voyait de moins en moins bien. Le liquide chaud continuait de couler contre sa peau. Cette odeur de fer. Du sang. C'était le sien. Il avait si mal, si froid. Puis chaud. Il brûlait.
— NON! entendit-il crier.
D'autres cris, mais il ne distingua plus rien. Juste un bras qui venait l'attraper. C'était l'autre chose. Ou homme. Celui qui l'avait dégagé du monstre.
— Ça va aller. L'aide... arrive. Tu ne seras... pas... seul.
Cette voix. Tony la sentait distante mais sereine. Elle souffrait. Lui aussi, mais il ne sentait plus rien.
— Ton... Nom?
On lui avait demandé son nom. Il sentit sa bouche bouger.
— Tony? Ah. Moi, c'est... Han He... En... chan... té.
Il entendit un râle, il faisait si chaud. Du rouge et puis du noir. Et encore du rouge comme le feu. Un rouge carmin. Dalia parlait de Carmen et il pensa au carmin.
— Dé... solé. Je... Voulais... Venir. Plus... Tôt... Ma... Fille... Molly.
Molly. Il connaissait ce nom. Hooper. Sa bouche bougea encore. Ainsi donc, il parlait à l'autre homme.
— Ma fille. Molly... Hooper... Han. Tu la... Connais... Bien... Je l'aime.
Des pas. Des cris. Il s'abandonna aux bras qui le portèrent.
*xXx*
Molly Hooper laissa tomber le livre qu'elle rangeait. Sherlock s'était précipité vers elle pour la rattraper avec qu'elle ne tombe aussi.
On entra dans la pièce en trombe. Sherlock vit son frère, Mallory, Anthea et Helyung porter un corps qu'il ne connaissait que trop bien.
— Tony! cria-t-il.
— Pas le temps. Il faut le déposer sur un lit! cria Anthea en le poussant d'un côté.
— Il a été mordu. Sa transformation a commencé. Il faut l'aider au plus vite avant qu'il ne devienne fou, dit Mycroft.
— Qui? demanda Sherlock, sous le choc. Mais il s'y reprit très vite.
— On l'ignore. Mais ce connard... Il...
Anthea pleurait. Mycroft demeurait interdit.
Sherlock portait encore Molly à moitié, il la regarda. Il leva les yeux sur les autres vampires de la pièce.
— Han He... Il est mort, annonça Mallory d'une voix grave, une serviette sur un bras, avant de courir vers la chambre où ils avaient emmené Tony.
— Alors...
— Ce garçon a été attaqué. Han He était le premier sur les lieux.
— L'autre... Vampire?
— Mort. Ils se sont entre-tués.
— Molly.
— Sherlock, on verra ça plus tard. Maintenant, allons aider ce garçon. Et où est Ai? demanda Helyung d'une voix pressante.
Le vampire désigna un fauteuil. Deux jeunes femmes s'y étaient endormies. Helyung cria de stupeur.
— Des âmes-soeurs? demanda Mycroft.
— Oui. Ai et Dalia Long. Dalia est la soeur de Tony. Ce Tony même qui se transforme. Allons-y. Nous devons le sauver, dit Sherlock en déposant Molly sur l'autre fauteuil, animé d'une énergie nouvelle.
