Yo !
Un OS plutôt conséquent pour faire patienter ceux qui suivent mon autre fic'. Je l'ai écrit pour mon cours de français l'année dernière, le but étant de faire une nouvelle réaliste. Je peux vous dire que c'était le seul moment où j'ai bossé à fond, et que je me suis fait plaisir dessus. C'pour ça qu'il est assez long quoi. Enfin bref. J'ai aussi pris des liberté sur l'univers de South Park, mais ça devrait pas être trop gênant.
Si vous voyez la même histoire sur fanfiction fr, c'est normal, je l'avais posté là-bas aussi. Mais j'ai jamais eu aucun retour. Des joues coulent sur mes larmes.
... Je pense que j'ai plus rien à rajouter. Enjoy !
Il y a au fin fond du Colorado, de latitude 40.298 et de longitude -80.0258, une petite ville, perdue, coincée entre les montagnes, qui n'a que pour t'accueillir un panneau de bois, s'effritant, se décomposant. Un pauvre panneau de bois qui reste planté là, jours et nuits, attendant lamentablement ta venue pour te souhaiter la bienvenue à South Park.
South Park, c'est la ville dont les quatre-cents-cinquante-trois habitants veulent se barrer, y compris le maire. T'y nais, t'y restes, tu restes prisonnier de ce trou paumé durant ta vie entière, parmi quatre-cents-cinquante-trois idiots homophobes, conservateurs et racistes, qui passent leur temps à s'insulter, à se battre, à se cracher à la figure, à se faire des coups en douce. Et il y a un moment où tu en as marre du froid incessant de South Park, de respirer l'air insipide de South Park, de marcher sur le sol fissuré de South Park, du ciel gris de South Park, du brouhaha assourdissant de South Park, où tu as juste envie de partir, de dévaler les montagnes, peu importe si la neige te monte jusqu'aux genoux ou même jusqu'à la tête : tout ce que tu veux c'est t'enfuir, loin, très loin, pour faire un tour à San Francisco ou bien Los Angeles, aller ensuite à l'aéroport de New York, prendre le vol 43227 ou 56132 et t'asseoir à la place 39 pour pouvoir admirer la tendre mer de coton, dérivant tranquillement dans un univers totalement bleu, et finalement atterrir à Paris, Londres, ou Budapest. Mais non. Au lieu de ça, tu restes dans ce bled pourri, à glander, à croupir dans ta chambre, à t'emmerder pendant les cours, et pour te tirer de cet ennui mortel, tu vas jusqu'à cramer des bouses de vache, tu fumes, tu bois, pour oublier ta vie méprisable.
Ah, ce que l'on devient misérable à South Park. Et pour pouvoir supporter ce quotidien infernal, on s'entoure du mieux qu'on peut.
Tout d'abord il y a Stanley Marsh, ou Stan pour les intimes. Grand, ni beau, ni laid, il a les cheveux noirs comme du pétrole, un peu gras, séparés en deux mèches pour qu'on puisse voir au mieux son front légèrement boutonneux. Son nez décrit une courbe droite, qui pointe un endroit se trouvant nulle part. Et pour colorer cette peau trop blanche, deux petits ronds bleus, las de la vie, te regardent d'un air vitreux. Il a toujours sur lui son éternel bonnet bleu de laine, s'effilant lentement au grès du temps, avec son pompon rouge qui manque de se décrocher à chaque mouvement. Son manteau de velours marron, trop petit pour lui, a été accidentellement troué par la cigarette de son ennemi juré. Il est toujours enveloppé dans ses jeans noirs, parfois arrachés, tandis que ses pauvres petons sont abrités par des Converses de couleur sombre.
Au primaire, Stan Marsh était un mec bien, vraiment. Il protégeait les animaux, s'occupait de ses pauvres camarades en galère, était le quarterback de notre équipe de football, combattait pour des causes qu'il ne comprenait pas toujours, et s'asseyait tous les soirs sur son lit, une guitare à la main, essayant tant bien que mal de composer une chanson potable pour l'élue de son coeur. Mais le jour de ses 10 ans, le 9 octobre 2011, il s'est levé et dès qu'il atteint les premières marches de l'escalier fraîchement verni, sa vie partit en éclat. Les langues tranchantes de ses parents se claquaient encore, leurs yeux se lançaient des éclairs fracassants. Et puis tout était fini; ils partirent chacun de leur côté, rangèrent leur vie passée dans des cartons. Leur vie, si fausse, si étriquée. Le semblant d'équilibre qui restait s'envola, et fini d'achever Stan. Sa mère l'emmena, lui et sa grande sœur , dans un petit appartement, pas loin du centre ville. C'est là où Stan a véritablement pris conscience que la vie est pitoyable, que la vie à South Park, c'est purement de la merde. Les gens disent de la merde, la télé dit de la merde, la radio dit de la merde, les professeurs disent de la merde, les camarades disent de la merde, les parents disent de la merde, tout devenait littéralement merdique. Alors un jour, il a bu un verre de whisky. Puis deux. Puis trois. Une bouteille. Deux bouteilles. Dix bouteilles. Cent bouteilles. Il en peut plus, ce pauvre Stanley, il en a honte, il le cache. Mais c'est tout ce qu'il a trouvé pour supporter cette merde. Stanley, il a besoin de retrouver ce semblant d'équilibre pour vivre.
Puis il y a Kyle, Kyle Broflovski, l'unique juif de ce bled. C'est le seul gars encore digne que je connaisse, le seul gars qui mérite de marcher la tête haute. Un peu plus petit que son meilleur ami Stan, il est plutôt mignon, avec ses boucles rousses descendant sur son visage, qu'il essaie malheureusement de cacher sous sa chapka verte fétiche. Sa peau, fraîche et rosie, est miraculeusement lisse, et étrangement, aucune tâche de rousseur ne vient gâcher cette enveloppe imberbe. Ses yeux bruns débordent de tendresse, entouré par ses sourcils roux presque invisibles, où un grain de beauté essaie de se faire discret, sans succès. Pour combler ce mélange affreusement adorable, un sourire d'agneau vient fendre de façon ponctuel son doux visage angélique, juste en dessous de son nez bien rond. Il est toujours tout beau, tout propre, ce cher Kyle: jamais un lacet de ses baskets rouges n'est défait ou un vêtement n'est tâché. Impeccable, avec sa veste orange au col vert et aux poches collés sur son torse et son pantalon vert foncé, dessinant merveilleusement bien ses jambes fines. On pourrait croire que les filles viennent se battre pour pouvoir s'emparer du corps du beau garçon, mais non : il reste assez discret, un brin asocial, bien qu'il soit facile de tenir une conversation avec lui si l'on insiste un peu. Kyle, il a un cœur gros comme le monde: il est loyal, servant, protecteur, obéissant, surtout envers Stan, son ami, son confident, son frère de cœur. Stan ne peut pas vivre sans Kyle, et Kyle ne peut pas vivre sans Stan. Ces deux là se ressemblent beaucoup au fond - quoique le juif est un poil plus prudent. - Même si Stanley a sombré dans les flots de l'alcool, ils sont à eux deux les voix de la raison de South Park. L'amitié qui lie ces deux garçons est la chose la plus pure que le monde n'ait jamais pu voir.
Tu pourrais croire que le cœur de Kyle est innocent, tu pourrais croire que Kyle est un adorable petit ange, tu pourrais croire que Kyle est parfait, mais non, il y a quelque chose qu'il vit, qui tâche d'un noir intense son âme trop blanche, qui le rend justement imparfait, qui le rend justement si humain : sa haine envers Eric Cartman.
Eric Theodore Cartman est le parfait exemple du parfait connard, tellement dégoûtant qu'on ne se donne plus la peine de l'appeler par son prénom. Presque personne ne l'aime, hormis sa mère, qui le couve un peu trop. Il est là, on ne sait pas trop pourquoi, à traîner avec Stanley et Kyle, qu'il ne considère même pas comme ses propres amis. Il est là, avec ses cinquante kilos de trop et son gros cul large de cinquante centimètres, son gros nez, ses gros bras, ses gros doigts, ses grosses jambes. Il est là, habillé de son bonnet bleu clair, sa veste rouge qui ne se donne même plus la peine de l'entourer complètement, son jean se déboutonnant à chaque fois qu'il essaie de s'asseoir. Il est là, avec son léger duvet poussant comme de la mauvaise herbe, ses yeux verts vicieux qui te regarde toujours d'un air supérieur et malsain. Antisémite, homophobe, égoïste, irrespectueux, manipulateur, son langage empesté infecte chaque personne à qui il parle, et plus particulièrement Kyle, qu'il hait plus que tout, ne manquant pas la moindre occasion pour le rabaisser pour une stupide histoire de religion. Cartman, c'est la haine incarné, une bête noire qui s'est installé dans son cœur depuis tout petit. Cette bête, elle grandit, grandit, et cette putain de bête, elle a putain de faim. Alors elle bouffe son âme, elle le croque, elle le déchiquette, elle l'arrache de toute ses dents, de toute ses forces. Tout le monde reste planté là, devant ce spectacle morbide, tellement banal, sans que personne n'ait pu dompter ce monstre. Sa mère, avec son hypocrisie à en vomir, elle a pas pu bouger son cul, trop occupée à se faire pénétrer avec. Tout ce qu'il veut, Cartman, c'est un père. Juste un père. Un père avec qui il pèche, un père avec qui il apprend, un père avec qui il s'engueule, un père avec qui il se bat ou un père avec qui il regarde le match de foot à la télé. Mais par dessous tout, un père, toujours là pour lui, un mouchoir à la main dès qu'il pleure, une main sur son épaule pour le consoler, pas un père qui a juste trempé son pinceau dans le pot de peinture pour ensuite se barrer une fois ses pulsions satisfaites. Parfois, il imagine cette main, grande et puissante, ou peut-être bien plus petite et poilue, aux ongles arrondis ou rectangulaires, et quand il essaie de la toucher, elle s'évapore. Elle s'enfuit dans la nuit, avec ses doigts qui courent comme des jambes. C'est là où Cartman se rappelle qu'il est terriblement seul et qu'il le restera toute sa vie.
Et puis il y a moi. Moi, Kenneth McCormick, ou Kenny. Kenny, le garçon qui flirt avec la mort. Kenny, le garçon à l'anorak orange qui camoufle son visage et ses paroles. Kenny, le garçon le plus pauvre du collège. J'ai relevé des paris inimaginables, rien que pour l'argent, et étrangement, j'm'en suis toujours bien sorti. Le bon Dieu doit bien m'aimer. Ou Dieu me laisse en vie parce que je le fais rire, avec ma vie misérable, ma vie sens dessus-dessous. Il aime bien me voir pleurer et souffrir, ce crétin de Dieu, et y a pas que moi qu'il se lasse pas de regarder : j'suis sûr qu'il se marre à gorge déployée dans son royaume céleste quand il voit mon mes parents se battre pour des conneries, voit ma mère gueuler à en briser les fenêtres, et avouons-le, il est juste hilare quand c'est au tour de ma tendre sœur de chialer sur le canapé. T'es ridicule Dieu, à faire ça. Ou bien c'est nous qui sommes bien ridicules. Faut dire, ma mère, elle s'est engrossée à l'âge de 13 ans quand elle m'a eu, et mon père, au lieu de suivre ses études, il a préféré boire des bières et manger des pizzas avec ses copains. Et voilà dans quel état nous sommes. Une famille complètement déchirée, sans le sous, dans une maison presque en ruine qui a à peine l'électricité et pas de chauffage. On vit pas, on survit, dans cette ville pourrie jusqu'à la moelle. Combien de fois je t'ai imploré, Ô Dieu, combien de fois je me suis agenouillé sur le parquet au bois grinçant, j'ai lié mes mains sur mon matelas tâché, priant pour une vie meilleure. Tu sais bien, j'demande pas grand chose, j'ai jamais souhaité être un milliardaire marié avec la première bimbo venue. Non, moi, j'veux juste que mes parents arrêtent de dépenser le peu d'argent qu'on a dans l'alcool ou la drogue, j'veux plus qu'ils aient ces excès de violence, j'veux plus que ma petite Karen pleure tous les soirs sur le canapé, j'veux juste qu'un jour, on se retrouve, réuni, autour d'une bonne pizza, en se racontant des blagues, peu importe si elles sont aussi vaseuses que celles des carambar, tout ce que je veux, Dieu, c'est voir toute ma famille sourire enfin, tous ensemble. Les voir heureux, bordel. Ne serait-ce qu'un jour.
Mais aujourd'hui encore, c'est raté. Mon père a encore trop bu, il s'est fait une nouvelle fois plaisir ce soir en allant tremper sa peine au bar d'à côté. Je le sais, parce qu'il a du mal à ouvrir la porte : il baisse et monte la poignée à une vitesse exagérée, avant de s'appuyer dessus, complètement affaibli sous l'effet de l'alcool, pour finalement donner des coups de poings à la porte. Et il y a toujours ma mère qui arrive, avec sa crinière rousse montant et descendant au grès de sa marche dans les escaliers, grognant, jurant, le poing serré, prête à se battre. Elle l'ouvre violemment, cette foutue porte, avec la colère qu'on lui connaît.
« Tu vas me dire qu'est ce que tu foutais dehors ? »
Le père Stuart s'avance difficilement, avec ses yeux vitreux et cernés, essayant de rentrer tant bien que mal dans notre taudis.
« Dégage pétasse, j'veux dormir. »
« Okay, mais j'hallucine le gars ! - le padre s'avance et pousse ma mère - Mais vas-y, fais comme chez toi, tout est normal ! »
Stuart se retourne, et rit d'un rire gras, complètement ridicule.
« Mais c'est chez moi, bordel ! T'es vraiment trop conne toi, t'as bu ou quoi. »
Elle lui fait un doigt d'honneur comme elle sait si bien les faire et crie :
« Ta gueule, gros con, au moins moi, j'ramène d'l'argent dans cette putain de baraque ! »
« C'est ça, mon cul, tu le dépenses direct après pour te défoncer avec ton vieux joint de merde. »
« Mon vieux joint de merde, tu le fumes avec moi tous les soirs j'te rappelle, sale bâtard ! »
Et ça recommence. Ils crient, se battent, cassent encore quelques verres, renversent toutes les chaises de la cuisine. C'est la musique habituelle qui rythme le quotidien des McCormick, cette percussion désordonnée avec des notes stridentes à en percer les oreilles. Comme si quelqu'un avait rapporté une radio, appuyé sur le bouton « play », et nous forçait à écouter cette merde. Et t'as beau chercher le bouton « stop », tu le trouveras jamais. Alors, faut faire avec. C'est ce que je fais depuis toute ma vie. J'aimerai bien trouver un jour, ce bouton « stop », au hasard en soulevant ma tasse de chocolat chaud matinal, et appuyer dessus. Parce qu'écouter dix millions de fois la même musique d'affilé, c'est chiant. Tu peux me trouver lassé devant ma petite télé cathodique, affalé sur mon canapé abîmé, bavant sur le rebord, valsant entre une interview de Barack Obama, le journal télévisé de la FOX, une comédie de mauvais goût sur Comedy Central ou une émission d'Oprah Winfrey. Comme si cette situation là était normale.
Puis soudain, j'entends quelques pas légers, ces pas de velours mélodieux, descendre un à un des escaliers tout en sautillant, comme si ces pieds sautaient sur un nuage de chamallow. Ce que je vois devant moi, c'est un petit visage d'ange, tout rond, encore tout innocent, avec des yeux pétillant pour son âge. Mon adorable petite sœur se faufile sous mon bras, tel un chaton en manque d'étreinte , pour finalement poser sa tête brune sur mes jambes. Je ris, et caresse ses cheveux secs, lentement. Tout à coup, ça commence à gueuler plus fort dans la cuisine. Karen grimace, et puis d'un regard, on acquiesce. Elle se lève, cherche son manteau à carreaux rouge et son épaisse écharpe jaune, me rejoint ensuite devant la porte. Je me change pas, j'ai déjà mon anorak sur moi. Je prends pas la peine d'éteindre la télé. J'ouvre, et on sort.
Karen me tient la main avec la sienne, si douce, encore innocente, cette main qui n'a jamais battu quelqu'un, jamais volé quoi que ce soit, et qui manque de glisser à tout moment. Mais moi, je tiens ces doigts encore un peu potelés, pour qu'elle ne puisse jamais s'envoler. J'adore la voir comme ça, marchant dans la nuit, ses pas légers brisant mélodieusement le silence nocturne, avec ses cheveux bruns qui se balancent au gré de sa marche et sa jupe qui s'envole à chaque mouvement, dans la rue sombre éclairé par la lumière jaune de quelques lampadaires. Je ne me lasse pas de voir son doux visage presque endormi, où ses lèvres dessinent un merveilleux sourire, adressé aux étoiles. J'aimerai que la rue que l'on traverse s'étende à l'infini, parce que je n'ai nullement envie que ce moment prenne fin. Ces instants là avec Karen, ils sont précieux. Ils se faufilent et s'installent dans ma tête, pour me rappeler que la vie a été belle, au moins cette nuit là. Parce que je sais que ma petite Karen un jour, elle va se mettre à dire des grossièretés, insulter les gens qui la pousseront malencontreusement dans la rue, se battre pour vivre. Elle aura une bête noire elle aussi, qui s'installera sans encombre dans son cœur. Et moi, je ne pourrai rien y faire. Elle est trop forte. Alors, je profite du mieux que je peux de ces moments de bonheur absolu. Je profite encore de son innocence propre aux enfants de son âge.
Tout d'un coup, je sens qu'on me tire sur ma manche. Karen se tient à mon bras et se rapproche encore plus de moi, apeurée.
« Kenny, Kenny... dit-elle, avec sa voix doucement aiguë.
Je me tourne vers elle, interrogé, tout en continuant de marcher.
« Qu'est-ce que c'est, là, tout devant ? »
Je regarde devant moi et j'aperçois une ombre, qui semble marcher vers notre direction. Elle est aussi noire que la nuit mais semble se détacher d'elle. Elle a des pas lourds qui résonnent, qui claquent, qui frappent le sol, comme si ils se débarrassait de toutes ses peines de cette façon.
« Est-ce que c'est un monstre ? » demande innocemment ma sœur.
Je la rassure.
« Mais non, mais non, tu sais bien que ça n'existe pas les monstres. »
Alors une raie de lumière éclatante éclaire les traits indéfinis de cette silhouette. Bonnet bleu, pompon rouge, silhouette fine et cheveux noir : pas de doute, c'est bien Stan.
« Regarde, c'est un ami à moi . »
Elle fait la moue : je pense qu'elle n'est pas contente qu'une présence indésirable nous importune. L'autre semble chercher quelque chose dans ses poches et n'a pas l'air de nous avoir vu.
« Hey, Stan ! » interpelle-je.
Il lève la tête, prend une seconde pour nous reconnaître avant de nous accueillir avec un grand sourire.
« Yo mec ! Qu'est ce que tu fous là à cette heure ? »
Je me rapproche un peu plus de lui, Karen toujours accrochée au bras.
« J'peux te retourner la question, t'sais. » dis-je.
« Boarf. Ma mère qui me prend la tête avec mon père. Tu la connais.»
Mon ami cherche à nouveau quelque chose dans ses poches, de pantalon cette fois-ci. Il ressort de nouveau les mains vide, avec un rictus agacé.
« Hé Kenny, t'aurais pas du feu ? »
« Je fume pas, mec. »
Il soupire.
« Putain, tu fais chier. »
« Et puis, même si j'en avais, je t'en filerai pas. »
« Pourquoi ça ? »
« Tout simplement parce que j'ai pas envie que t'intoxiques ma sœur. »
Mon ami roule les yeux au ciel, comme à chaque fois qu'il est exaspéré.
« T'es chiant. »
« Excuse moi de vouloir être un frère exemplaire. »
Stan rit de son rire avalé, en avançant de nouveau.
« Toi ? Un frère exemplaire ? Bordel, c'est la meilleure ! »
Je tic, et le suit.
« Ta gueule, tu fais peur à Karen. »
A l'entente de son nom, Karen s'éloigne un peu, fixant mon ami avec un regard noir.
« T'as vu, elle te supporte pas. Personne ne t'aime, mec. » dis-je, étouffé dans un rire. Il soupire, amusé lui aussi.
« Va te faire, Kenny. »
On commence tous les deux à glousser bruyamment, manquant ainsi de réveiller tout le quartier, puis nous nous décidons à s'installer sur un banc isolé en dessous d'un lampadaire quelques centaines de mètres plus loin. On parle de tout et de rien, et surtout de rien. On discute sur nos devoirs pour le lendemain qu'on a pas fait, l'emploi du temps pourri qu'on doit encore se farcir cette semaine, les ragots du collège - profitant pour glisser quelques blagues sur le poids excessif de Cartman - on parle de nos vies amoureuses extrêmement plates et inintéressantes, de nos familles, de nos parents, de nos rêves, de nos espoirs, du ciel, des étoiles. Et puis, pendant un moment, on se tait, on profite de ce silence si inhabituel, ce son vide qui calme et qui repose, on écoute cette orchestre du néant exceptionnel, qui joue lors de rares occasions, mais dont personne ne sait profiter.
Puis je remarque que ma sœur s'est endormie sur le banc, ronflant silencieusement. La nuit est bien avancée. J'essaie de prendre Karen délicatement sur mon dos sans la réveiller, et me retourne ensuite pour saluer Stan, qui me répond en levant sa main.
Je marche en titubant, dans cette rue sombre, large, calme. Mes yeux se ferment et s'ouvrent. Je me fatigue, moi aussi. J'ai juste envie de m'allonger avec ma sœur, sur le bitume froid et inconfortable. C'est pas grave si je me fais écraser. Non, c'est pas grave... Mais j'ai une responsabilité qui repose littéralement sur les épaules, alors je me force à me secouer les fesses.
Enfin, après un effort surhumain, j'atteins mon chez-moi, mon vieux taudis. Je ne sais pas pourquoi la porte est ouverte, et de toute façon je m'en fous. Tout ce que je veux c'est être sur mon matelas en train de dormir. Mon corps devient lourd, difficile à supporter, et le poids de Karen s'est maintenant multiplié par dix. C'est horrible, cette sensation. Je sais plus trop ce que je fais, je monte les escaliers grinçant et puis je me dirige vers sa chambre. Je m'effondre et je jure contre moi-même, parce que je veux pas tirer ma sœur de son sommeil. J'espère qu'elle rêve d'un monde meilleur elle aussi, qu'elle construira plus tard, quand ses mains seront devenues grandes, fortes et agiles. Je la couche sur son lit puis me baisse pour pouvoir embrasser son front lisse.
« Bonne nuit, petit ange... »
« Alors Philipp, que pensez-vous de l'histoire de notre auditrice ? »
« Hé bien Terrance, c'est le cas de le dire, elle a eu chaud aux fesses ! »
Les éclats de rire simulés des deux présentateurs radios finissent par m'extirper définitivement des bras de Morphée. Bordel, être réveillé par ces deux beaufs, je crois pas qu'il y ait pire comme truc sur cette planète. 'Faudrait que je change de fréquence un d'ces quatre.
Je regarde l'heure : 7h32. Merde, le réveil a encore bugué . Encore en retard.
Je me lève assez difficilement, comme tous les matins, et descends les escaliers en m'appuyant tel un cachalot sur la rampe. Je ne fais pas attention à mes pieds lourds, impossibles à soulever, manquant de réveiller tout le monde.
Maman est assise dans la cuisine, en train de boire son mug de café fumant, comme à son habitude. Je la rejoins et recule la chaise blanche, tout en m'installant devant la table circulaire dont la nappe beige est tâchée par d'innombrables traces de sauce ou de café. Je m'assois face à elle et laisse ma tête lourde qui ne demande qu'à se reposer encore tomber entre mes bras. Ma mère n'esquisse pas un sourire pour me saluer, préférant de loin écouter la merde grésillante diffusée à la radio.
Elle fini son café, dépose le mug chaud sur la table et allume une clope.
« Y a pas à manger ? » je grogne.
Maman met sa cigarette entre ses lèvres.
« Non. On a plus d'argent. » dit-elle tout simplement, tout en fumant un bon coup.
« Grognasse, tu fais chier. »
« T'es encore en caleçon Kenneth, change toi, tu vas être en retard sinon. »
« Je suis déjà en retard, m'man. »
Elle expire son nuage toxique.
« Raison de plus pour bouger sérieusement ton cul. »
Je m'exécute, sans dire un mot de plus. Qu'est-ce qu'elle m'fait chier quand elle s'y met.
Je monte les escaliers avec cette lenteur que l'on connaît tous dès le matin, et me dirige après vers ma chambre dès que j'ai triomphé cette ascension fatigante. Arrivé dedans, je prends le premier pantalon et T-Shirt venu, enfile mes chaussettes dépareillées puis cherche mon anorak orange et chausse mes Nike troués et salis par la boue. Mon sac noir et effiloché, où pourrissent ma trousse et quelques feuilles vierges chiffonnées, m'attend dans un coin de la pièce. Tant pis, je prendrai pas le temps pour mettre les cahiers et livres nécessaires pour la journée.
Mes yeux jettent un rapide regard à mon radio-réveil : 7h44. Le bus est censé arriver dans une minute. Shit.
Pas de temps à perdre : je prends mon sac, dévale les escaliers aussi vite que je peux et ouvre la porte violemment, ne prenant même pas le temps de la refermer.
« Putain Kenny, ça t'arrive pas des fois de fermer la porte ?!» gueule ma mère. Je ne me retourne pas. De toute façon, elle la refermera après.
Le soleil non plus ne semble pas être pas du matin; il peine à pointer ses rayons dans ce ciel gris comme du bitume. Je cours d'une vitesse affolante après le temps, dans une rue qui doucement se réveille, pendant que le vent fouette violemment mon visage. J'ai l'impression que mes membres vont se briser, tomber misérablement sur la neige, dans cette fine pellicule divine.
Et je sens le temps, le temps qui défile. Combien de fois j'ai eu envie de m'accrocher à la moindre moindre minute, la moindre seconde, pour l'étirer à l'infini ? J'ai bien envie de te voler quelques minutes, Temps, rien que pour t'énerver, pour te montrer que tu n'as aucun pouvoir sur moi, sur nous autres, êtres humains. Oui, j'ai tellement envie de te voir énervé, blessé dans ton orgueil. Je serai là, derrière toi, avec ces quelques précieuses secondes à la main, à ricaner de ton inattention fatale.
Je commence à rire bêtement.
« Pitoyable. Je suis vraiment pitoyable. »
Tout à coup, j'ai envie de crier, de pleurer, de frapper quelqu'un pour oublier cette douleur qui m'attaque subitement. J'comprends pas pourquoi on a mérité tout ça. Pourquoi le destin, pourquoi le monde a-t-il besoin de nous rabaisser, de nous rappeler qu'on est bon à rien, nous, les McCormick, bon qu'à demander quelques soupes fades au secours populaire, un peu d'argent aux aides fiscales, quelques bières aux voisin quand on a plus rien. Tu sais, Dieu, j'ai l'impression que parfois, tu existes seulement pour bien te foutre de notre gueule. T'es pas Miséricordieux, tu n'es pas Clément, t'es juste un con qui est apparu je ne sais pas comment dans les cieux et qui s'emmerdait sérieusement parmi ces anges ennuyants. Tellement tu t'emmerdes qu'une fois, t'as expérimenté le mal avec Adam et Eve, et que tu ne peux maintenant plus te passer de tes nouveaux jouets. Alors t'as créé la Terre, cette immense échiquier et ses sept milliards de pions. Sauf que ces pions, ils sont ni blancs ni noirs : ils sont tous gris. Et ils s'entre-tuent. Je sais que t'adore ça, voir des gens d'un même camps s'entre-tuer. C'est si amusant pour une divinité, voir quelques vies éphémères se battre pour des conneries. On dirait une stupide scène de ménage.
Mais des fois Dieu, j'me pose des questions sur ta santé mentale. Peut-être que tu te sens pas bien, toi non plus. Peut-être que, finalement, tu nous ressembles vraiment. Peut-être que tu es triste et que tu te sens seul, dans ton nuage, tout là-haut, dans ce monde sûrement ennuyant, où tu n'as que pour te divertir la souffrance des autres humains. Tu te sens délaissé. Mais par qui ? Tu as des milliards d'adeptes qui te vénèrent dans le monde que tu as imaginé. Par le Destin qui t'a créé ?
Quand les hommes sont perdus, ils se tournent vers Dieu pour retrouver le droit chemin. Mais toi, Dieu, quand t'es perdu, vers qui te tournes-tu ?
J'crois que j'te comprends. Je comprends pourquoi t'agis comme ça. Tu agis comme les hommes, finalement. Les hommes, tu les as bien façonné à ton image. La Bible n'a pas raconté d'histoire, pour une fois.
J'arrive enfin à l'abribus, et quel soulagement de voir Kyle et Cartman (enfin, pas Cartman) attendre là-dedans. Parce que voir Kyle, c'est la garantie qui indique que t'es à l'heure et que le bus n'est pas encore passé.
Je m'approche vers les deux garçons, serre la main du juif et fais un rapide check à l'autre antisémite.
« Dis Kenny, commence le rouquin avec sa voix fluette, t'aurais pas vu Stan ? Je l'ai SMSer ce matin, mais il répond pas, il va arriver en retard à ce train là. »
« Je l'ai vu hier très tard le soir. Il doit sécher parce qu'il est fatigué, un truc du genre. »
« Fais chier ! Je devais lui raconter un truc ! »
Kyle sort le plus vite possible son portable dernier cri et s'empresse d'envoyer un message à son meilleur ami.
« Moi j'dis, commence Cartman, j'ai encore vu le père de Kenny bourré au centre-ville. »
« Ta gueule, gros lard. » dis-je d'une voix extrêmement blasée.
« Cartman, t'es chiant. » renchérit mon ami, toujours sur son portable.
L'autre con essaie d'étouffer son rire stupide dans son écharpe, sans succès. Putain, pourquoi il reste toujours à traîner avec nous ? Personne ne l'aime ici, et il le sait. J'comprendrais jamais pourquoi il persiste.
Puis le bus scolaire arrive devant nous, me coupant court à toute réflexion. Il ouvre ses portes, dévoilant la vieille folle moche, sale et presque bossue qui nous sert de chauffeuse.
« Dépêchez vous, on est très en retard ! » crie-t-elle, comme à son habitude, en montrant bien ses dents jaunes. Je murmure :
« Ouais, comme d'hab', grosse pute. »
« Qu'est ce que j'ai entendu, jeune homme ?! »
Je me retourne vers elle, avec mon air arrogant.
« J'ai dit qu'avec mon ami Fab', j'aimerai bien jouer de la flûte. »
« Ha. Oui, je trouve aussi que c'est un magnifique instrument. » dit-elle d'une voix beaucoup plus calme.
Devant, Kyle et Cartman, qui commencent à monter dans le bus, sont littéralement morts de rire. C'est notre routine matinale depuis la primaire, faire tourner en bourrique cette femme qui ne tourne pas rond, sans qu'elle ne s'en rende compte. J'te jure, ça, ça fait du bien, de se défouler sur quelqu'un.
Tout d'un coup, une voix familière se fait entendre
« Hé les mecs, attendez-moi ! »
Stan. Pile à l'heure.
« Grouille vieux ! » crie Kyle
Les portes se ferment derrière nous, et le bus démarre.
On marche, tandis que le bus est en route, en recherchant des places qui ne sont pas trop éloignés, ce qui est assez difficile, vu que la chauffeuse a déjà fait le reste du ramassage scolaire. Bien évidemment, Stan et Kyle veulent à tout prix être l'un à côté de l'autre. Leur amitié est si fusionnelle que des fois, j'me demande si ils ne sont pas gays.
« Dis moi Kenneth, me demande le brun, tu m'as pas répondu hier à pourquoi t'étais dehors. »
« Karen avait besoin d'air. Je l'ai accompagnée, c'est tout. »
Stanley me regarde de ses yeux bleus, signe qu'il a bien compris la situation. Il ne rajoute rien de plus, à mon soulagement.
« Et toi Stan, pourquoi tu t'es retrouvé avec Kenny ? » demande Cartman.
« Ma mère me saoule en ce moment, c'est pas possible ! se plaint-il. Elle s'est de nouveau embrouillé avec mon père pour une foutue histoire de garde, du coup elle pète les plombs. »
Stan trouve une place assise et invite Kyle à s'asseoir à côté.
« Mais toi, t'as des choses plus croustillantes à me raconter, n'est-ce pas ? »
Le juif rougit, tout en jouant avec une de ses boucles rousses, comme à chaque fois qu'il est gêné.
« Ha heeeu... Oui... »
Je souris, amusé par sa réaction.
« Du coup j'vais me mettre derrière avec Cartman. » dis-je.
« Ouais, on vous laisse ensemble, les pédés ! »
« Tsss, gros lard. » soupire Stan.
Le rouge devient écarlate sur les joues du rouquin, contrastant ainsi avec sa couleur de cheveux. Je lui fait un discret clin d'œil, pendant que les deux garçons s'amusent à s'insulter mutuellement, ne remarquant rien de notre échange oculaire. Alors je décide de prendre le gros lard par le bras et l'emmener un peu plus loin dans le fond, pour laisser nos deux amis tranquille.
On s'installe sur les sièges abîmés et Cartman, apparemment ennuyé de ma présence, sort son téléphone et commence à jouer à Flappy Bird, ce jeu complètement con où tu dois éviter à un oiseau de frapper les tuyaux verts en haut et en bas de l'écran. Je profite que son téléphone soit tactile en touchant son écran un peu partout, ce qui le déconcentre et le fait perdre. Ça le fait rager. Dieu que j'aime le faire rager.
Enfin le bus arrive devant le collège, et nous dépose tout juste à l'heure, ce qui ne change rien à d'habitude. Stan, Kyle, Cartman et moi rejoignons notre classe de 3e, qui attend le professeur de français dans la cours. La sonnerie retentit, marquant le début des cours. Je pique un dernier sprint avec Kyle pour rejoindre le groupe d'élève et saluer nos quelques autres amis respectifs, tandis que notre prof arrive pour nous conduire dans la salle de classe. Arrivé là-bas, il essaye tant bien que mal de calmer l'excitation de certains élèves, sans grand succès. J'ai jamais compris comment certains pouvaient péter la forme dès le matin.
Les heures passent, les cours passent, toujours aussi ennuyant, barbant. J'attends impatiemment que le temps défile. Même mon stylo en a marre : au lieu d'écrire correctement mes leçons, il gribouille des phrases incompréhensibles, puis se met à dessiner de son propre chef. J'essaie de croquer le profil de Kyle et ses boucles sauvages, le dos voûté de Stan, la face rabougris de l'instituteur puis ensuite je m'attarde sur le visage de Karen, encré profondément dans ma tête : je commence par tracer un énorme rond lui servant de visage, puis ensuite deux gros ovales avec deux petits ronds noirs. J'essaie de faire sa petite veste minutieusement, pour finalement dessiner de façon vive ses cheveux lisses. Je pose mon stylo et contemple mon œuvre, assez fier du résultat.
La sonnerie retentit pour la troisième fois de la journée. C'est enfin l'heure de la recré.
« Alors notez pour la fois prochaine, les exercices 2 et 3 page 149 du livre à faire. Et je vous préviens une énième fois que je vérifie -il insiste beaucoup sur ce mot- parce que vous n'avez pas l'air de bien le comprendre. » annonce le prof de sa voix nasale.
Je prends même pas la peine de prendre mes devoirs, cette stupide torture cérébrale qu'on nous fait subir en plus chez nous. De toute façon, je n'ai même pas d'agenda pour écrire tout ça.
Je range le plus vite mes maigres affaires dans mon sac, sort de la salle et attends à côté de la porte mes potes, qui arrivent quelques minutes après.
« Pfiuh, j'ai encore compris que dalle en maths » se lamente Stan.
« Je t'expliquerai un d'ces quatre, si tu veux. » propose Kyle, l'éternel élève modèle.
« Ha, parce qu'on avait maths en fait ? »
Silence.
« Kenny, t'es con ou t'es con ? »
Et on recommence à se vanner, à s'insulter, à rire ensemble, à faire les cons, comme le ferai un groupe d'ami soudé.
On descend dans la cours de récréation, cette grande cours grise de bitume légèrement vallonnée. Le froid et le vent, visiblement pas encore calmés, nous frappe de plein fouet. Alors qu'on se décide de s'habriter sous le préau, un cri se fait entendre.
« Kenny ! Kenny ! »
Je me retourne, et vois une touffe blonde à bout de force me courir après. Léopold « Butters » Stotch, le souffre-douleur de la classe, bien qu'il soit un des rare gars ici à avoir un bon fond. Je m'arrête, et va le rejoindre, intrigué. Il s'arrête devant moi, reprend sa respiration, ses mains frêles posées sur ses genoux. J'ai un mauvais pressentiment.
« Butters ? Qu'est-ce qu'il se passe ? »
Les autres viennent me rejoindre, tout aussi inquiets que moi. Le blondinet se relève et fait le maximum pour pouvoir me parler correctement.
« C'est... C'est ta petite sœur... » souffle-t-il
Mon cœur rate un battement.
« Tucker... Il est en train de la tabasser... »
Karen. Non.
Mon sang ne fait qu'un tour, mes poings se crispent. Une vague de haine, de colère, de rancœur m'envahit aussitôt qu'il a prononcé ces mots.
« Ils sont juste à côté... Devant l'école primaire... »
Bordel de merde. Craig, tu vas me le payer. Ta tronche se souviendra de mes poings, j'peux te l'assurer.
J'peux pas rester une minute de plus dans ce collège.
Faut que j'y aille.
Alors je cours, je cours sans avertir qui que ce soit de mes plans vers la grille que je gravis sans difficultés. Ils me semblent que les autres crient mon nom, que les surveillants me hurlent de redescendre, que tous les regards sont tournés vers moi, mais j'en ai rien à faire. Tout devient flou. Le monde tangue, je ne distingue plus rien. Il n'y a plus rien qui compte. Je suis emprisonné, dans cette fureur infernale, ce tourbillon violent qui me dicte mes actes.
Ma bête noire vient de se réveiller.
Et elle a faim.
Mes foulées sont immenses, rapides, gorgée d'une puissance qui m'était jusque là inconnu.
Je me répète des scénarios possibles dans ma tête, essaie d'anticiper les moindres faits et gestes qu'il pourrait faire. Mais l'horrible image de Karen, blessée, me hante plus que tout, revient à la surface même si j'essaie de l'enlever de mon esprit de plus en plus embrumé. Cette vision me dégoûte, me donne sérieusement l'envie de vomir. Et comme si tout cette situation n'était pas suffisante, une douleur harassante vient me serrer la poitrine. Putain d'enfoiré, Craig Tucker, tu ne perds rien pour attendre. Je veux que le temps défile plus vite pour je puisse te placer la droite de ta vie le plus tôt possible.
D'ailleurs, je pense que je te vois là, au bout de l'impasse sombre, assis sur le trottoir avec l'autre bourge, le black et ton pote caféinomane.
Et je la vois. Karen.
Karen, et son visage plein d'hématomes et de poussière. Karen, et ses vêtements déchiquetés. Karen, et son œil au beurre noir. Karen, et ses brûlures de cigarette sur ses bras. Karen, et la tête en dessous du pied de Craig.
Karen, faible et mal au point.
C'en est trop.
Je hurle.
« Bordel de merde, Tucker, tu vas m'expliquer ce qu'il se passe ?! »
Ce con, il a rien d'autre à faire que de tirer une latte à son pétard au lieu de répondre à ma question. Il m'énerve, avec son bonnet péruvien tombant d'une façon nonchalante sur son visage, ses yeux bleus sournois et vicieux, son nez de corbeau et ses cheveux noirs aussi insolents que son âme. Si j'avais un revolver sur moi, je l'aurai tué de suite sans me poser de question.
Craig laisse sa vapeur empoisonnée filer entre ses dents, en plein sur le visage de Karen.
« On a des comptes à régler, McCormick. » dit-il avec un immense flegme.
« Et au lieu de t'en prendre à ma sœur, t'aurais pas pu me le dire en face ? »
Il ricane.
« Kenneth, fais pas genre. T'es le type de gars qui évite les bastons qui te semblent inutiles. Si j'ai fait ça, c'était pour que je puisse m'assurer que tu viendras bien un jour te faire latter les couilles par mes soins. »
« Sale encu... »
Je n'arrive plus à articuler.
La douleur, persistant encore dans ma poitrine, brûle tout mon intérieur de milles feux et s'étend à travers tout mon corps. Tout devient flou autour de moi, l'univers entier tangue. Mes jambes sont faibles, elle ne me portent plus. Tout ce que je veux, c'est de l'oxygène, mais même pas une once d'air n'arrive à rentrer dans mes poumons. Qu'est ce qu'il se passe, bordel ?
Je n'entends plus rien. Sauf une voix attendrissante, reconnaissable entre toute, qui m'appelle.
Et mon cœur s'arrête.
« Kenneth ? Kenneth, est-ce que tu m'entends ? »
« Comment va-t-il, docteur ? »
« Hé bien, je pense qu'il est encore inconscient, néanmoins son état est maintenant stabilisé. »
« Il va s'en sortir ? »
« Je ne pense pas. Ce qu'on lui a diagnostiqué, cela a dû être traité depuis longtemps. La crise cardiaque qu'il vient d'avoir peut avoir des effets irréversibles sur lui. »
« Allez, Kenny, ouvre les yeux s'il te plaît... »
« Laissons-le pour le moment, il a besoin de se reposer. »
« Je veux rester à côté de lui. »
« Très bien. »
La porte coulisse, et les pas s'éloignent.
« Maman, Kenny il est encore vivant ? »
« Oui ma chérie, il respire. »
J'entends quelqu'un qui s'approche de moi et me tient la main. Je presse la sienne, en reconnaissant ces doigts potelés. J'essaie difficilement d'ouvrir un œil. Le visage rassurant de Karen me fait face. Ses lèvres sont légèrement entrouvertes et ses grands yeux bruns me fixent, comme si je revenais d'entre les morts.
« Maman ! Kenny est revenu ! »
Une tignasse rousse s'approche.
« Dieu merci, Kenny tu es réveillé. Comment est-ce que tu vas ? »
Je viens d'avoir une crise cardiaque, j'ai mal partout, je viens d'apprendre que j'ai des chances de bientôt mourir, mais à part ça, tout va bien.
« T'inquiète pas, ça va.» je réussi à articuler.
Mon regard se porte sur Karen. Elle est toujours aussi souriante, malgré les cicatrices qui persistent sur son visage. Je suis soulagée de la voir en forme. Sa main me presse, comme si elle ne voulait plus jamais me perdre.
« Comment est-ce que je suis arrivé là ? »
« Juste après que tu te sois évanoui, Stan t'a retrouvé. Il a immédiatement appelé les secours.» répond ma mère.
Stan. Quel pote. Je lui dois la vie.
« Et l'autre con, là, il est où ? »
« Craig Tucker ? Au commissariat. »
J'acquiesce silencieusement, et soudainement, Maman vient me prendre dans ses maigres bras. Je ne l'ai jamais vu comme ça. C'est pas vraiment quelqu'un de très maternel, à chouchouter ses enfants comme le ferait habituellement d'autres mères. C'est la première fois qu'elle s'inquiète autant pour moi. C'est normal, je vais mourir.
Oui, moi, Kenneth McCormick, ou Kenny, Kenny, le garçon qui flirt avec la mort, Kenny, le garçon à l'anorak orange qui camoufle son visage et ses paroles, Kenny, le garçon le plus pauvre du collège, vais finalement mourir. J'ai failli y rester des dizaines et des dizaines de fois, mais là, je sais que c'est vraiment la fin. Je pourrais pas te l'expliquer mais je sens que le temps défile, et que maintenant, chaque seconde, et même la moindre milicentième compte. J'ai l'impression de flotter, comme dans un mauvais rêve, sur un nuage d'une autre dimension. Je me sens si vide. C'est difficile à réaliser que c'est la dernière fois où je vois le ciel gris de South Park, la dernière fois où je vois la douce neige immaculée, la dernière fois où je vois ma mère et ses cheveux roux, la dernière fois où je vois ma sœur et son tendre sourire, la dernière fois où je me sens vivant. La mort, ça me paraissait tellement lointain comme truc, je croyais qu'elle n'allait jamais m'atteindre. Je me sentais tellement immortel. Mais finalement la Morreste caché, dans ton dos,te poursuit comme une ombre. Elle t'observe sans cesse, toi et ta vie, et dès qu'elle ressent l'envie, elle te plante sa faux empoisonnée, sans te prévenir. Et bizarrement, j'ai pas envie de quitter South Park, la ville la plus pourrie de l'univers. J'ai tellement envie de ressentir son froid incessant, son air insipide, sentir sous mes pieds son sol fissuré et entendre son brouhaha assourdissant. Parce que South Park, c'est ma famille. C'est ceux que j'aime. Il y a plein de trucs que je n'ai pas pu faire, expérimenté, partagé avec eux. Même si ma vie semble être gâchée, je suis tellement heureux d'avoir connu ma mère, mon père, ma sœur, Kyle et Stan. Je suis tellement heureux d'avoir eu l'immense privilège de vivre.
Alors, à mon tour, je prends ma mère dans mes bras. J'invite Karen du regard, qui vient et se faufile entre nous.
« Je vous aime. »
Maman, incrédule, me regarde, comme si elle venait de rêver. Elle ne m'a jamais entendu prononcer ces mots de toute ma vie. Ses yeux profonds s'humidifient. Elle lâche une larme. Puis deux. Puis trois. Et j'arrête de compter.
Elle nous serre, moi et Karen, comme elle nous a jamais serré.
« Nous aussi on t'aime, Kenny. »
review si tu veux que kenny meurt pas lolol