1 . APERITIF

« Hange est ma… hum, ma chef. Hm. On est d'accord, ça ne se voit pas. »

ou

A couteaux tirés : on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
Se coltiner Hange, c'est pas de la tarte.

"Une bonne cuisine est l'engrais d'une conscience pure."
Nicolas Toussaint Des Essarts.

En jetant un coup d'œil au patio tout entier, Livaï comprit sa douleur.

-Eh bien, c'est pas gagné, soupira-t-il en rattrapant au vol la casserole de Christa qui avait décidé d'aller faire une glissade au-delà des frontières de son bain-marie.

Sa cuisine chérie ressemblait à un enfer. Le choc des poêles et des fouets, le couperet des hachoirs à viande, tout ceci qui d'habitude était si mélodieux s'était changé en un abominable capharnaüm à la crasse égale à celle qu'on devait trouver dans les bouges du fond de la capitale. Il n'avait pas souvenir que les blancs d'œufs étaient censés maculer autant leur fond de casserole que leur propriétaire ni que le chocolat d'un bain-marie était destiné à en rejoindre l'eau, et pourtant, c'était ce qui était en train de se produire entre les mains de sa blondinette.

Il devait tout de même admettre à la morveuse un courage quasi suicidaire, et il savait que s'il lui demandait de coincer sa main dans un four pour sauver un plat, elle le ferait. C'était tout ce qu'il demandait.

Au fond, ce n'était pas plus mal, quand on prenait en compte ce qu'ils avaient dû traverser.

Le four qui avait cassé la veille et qu'ils n'avaient pas encore remplacé n'était qu'un détail au milieu du foutoir branlant qui était désormais son triste quotidien. Sa cuisine était une épave. Rayée. Menacée par l'usure de l'inox, les fournisseurs versatiles et les trous budgétaires. Si seulement il n'y avait eu que cela…

Le Bataillon n'avait plus la fringance de ses années révolues. La TVA à 20% sur la restauration avait provoqué chez ses troupes une vague d'inscriptions au chômage et de reconversions, « parce qu'au moins à pôle emploi on était payé à la fin du mois ». Les autres, ceux qui avaient survécu au besoin imminent de suicide et qui n'avaient pas non plus succombé aux sirènes de la restauration rapide, malbouffe pas chère et sursaturée en huile de palme et autres colorants qui trahissait toute notion de goût mais rapportait gros, ces autres-là n'étaient qu'une poignée. Alors il avait fallu remplacer les hommes tombés au combat. Ce n'était pas que Livaï n'aimait pas les nouvelles têtes. Juste que, les petits jeunes sortis de l'école et qui choisissaient les étoiles, ça ne tenait pas trois mois avant la démission.

La dernière vague avait quand même du cran. Il n'y avait qu'à voir ce nabot d'Eren s'escrimer douze mille fois à faire une base de sauce qui avait une chance sur deux de finir carbonisée, Armin terrifié mais qui récupérait ses pires conneries par une prouesse technique ou encore Mikasa qui tranchait les oignons en papier à cigarette avec la vitesse et la dextérité d'un vétéran. Les autres étaient des amoureux. Amoureux de la bonne bouffe comme la fantaisiste brunette qu'il venait de prendre littéralement la main dans le plat.

-Sasha !

La jeune fille fit un bond. Elle sortit son index de sa bouche pour répondre :

-Oui, chef ?

-Qu'est-ce que tu fais ? gronda Livaï.

Pensant que son chef ne l'apercevait pas, le garçon qu'il lui avait collé pour voisin lui adressa une phrase fébrile en bougeant silencieusement les lèvres. Livaï ne prit pas la peine de le détromper et se contenta de fixer la jeunette d'un regard noir. Elle déglutit.

-J…je goûte ma sauce.

-Appelle un chat un chat, charria un commis, tu la bouffes.

-Pourquoi ? interrompit Livaï.

Sacha parut bouche bée.

-Pourquoi je… goûte ma sauce ? M…mais… c'est pour être sûre qu'elle ait le bon goût et… parce que…

-Tu étales ta salive dans un plat qui sera servi à un client ! A ton avis, le gars qui attend son entrée, il paye pour partager tes germes ? Il a commandé un trio de topinambours, pas un aller simple chez le médecin ! Compris ?

-O…oui, chef.

-Alors maintenant tu arrêtes de t'enfourner tout ce que tu mitonnes et tu te remets au travail ! C'est clair ?

-Oui, chef !

Le restaurant avait peut-être besoin des nouveaux mais ces gars-là n'avaient encore rien de véritables restaurateurs.

-Eren, c'est quoi ce bordel !

Une sombre odeur de brûlé flottait dans son coin de patio. Livaï inspira calmement.

Certains disaient, avec le sourire et quand ils pensaient qu'il était hors de portée, que lorsqu'il était vraiment en colère, avant que ça éclate, il parlait d'une voix extraordinairement flegmatique. Bizarrement, Eren disposait de capacités exceptionnelles pour lui faire sauter cette étape. Il fallait dire que chaque fois qu'il faisait le tour de la cuisine, il y avait toujours quelque chose qui clochait auprès d'Eren, à croire qu'il avait envie de se faire passer un savon. Le garçon était un véritable aimant à ennuis. Généralement, comme aujourd'hui, c'était un plat brûlé. Livaï avait compris qu'il ne le laisserait plus jamais flamber des aiguillettes, même pour l'entraînement. La dernière fois, la hotte avait pris feu.

En fait, si Livaï gardait Eren, c'était parce qu'Erwin lui rappelait sans cesse l'avantage que représentait le garçon…

Le chef ne donna même pas à son commis le temps de reculer avant de lui enlever la casserole du feu. Eren n'était pas foutu de ne pas faire prendre au fond une crème pâtissière. Il l'avait pourtant mis aux desserts pour limiter un maximum ses contacts avec la chaleur ! Le gamin tranchait les légumes comme un bûcheron, faisait prendre ses sauces, lésait les poissons qu'il vidait…

-Dégage. Tu vas m'éplucher les pommes de terre.

La punition était on ne peut plus explicite. Eren blêmit, puis se reprit :

-Oui, chef !

Il décampa.

Non, plutôt, Livaï crut qu'il décampa. Quand on disait qu'il attirait les catastrophes. Il avait à peine commencé à transférer la crème en évitant de décoller le brûlé que la tornade arrivait.

-Alors mon petit Eren, ça va ? pas trop de mal ce matin ?

Il se figea. La voix, reconnaissable entre mille, lui fichait des frissons incontrôlables sur les avant-bras. Il décida que ce qu'il avait de mieux à faire était de s'imaginer qu'aucun ciel ne risquait de lui tomber sur la tête dans les cinq prochaines minutes. Il se retourna placidement. Hange avait un doigt plongé dans la préparation d'Auruo et l'autre main appuyée sur l'épaule d'Eren, comme si elle venait de lui donner une tape de bourrin. Elle enfourna son index dans sa bouche, le ressortit brillant de salive et ne s'essuya pas avant d'aller chercher des baies de genièvre et de les pousser vers le poissonnier.

-Ça manque un peu d'acidulé, je trouve. Ton pain finira fade. Je devrais changer la recette, tu ne crois pas ? Les clients préfèrent toujours les mets qui claquent en bouche, et puis, le poisson c'est super, mais quand on ne mise pas sur le lot unique, les épices font un tabac. Dis Auruo, ça t'inspire de venir au labo demain aprèm pour travailler ça ?

-Je ne dis pas, Hange, mais…

-Demain, nous avons un mariage et Auruo a un nombre extravagant de saumons à préparer. Alors c'est pas contre toi mais il a autre chose à foutre que de vérifier l'effet des épices sur le palais d'une cinglée.

-De bonne humeur, Livaï, à ce que je vois. Vous avez des ennuis en cuisine ?

-A part le four qui a pété ?

Livaï esquissa une moue de dégoût en la voyant se gratter le cuir chevelu avec le même doigt qui avait été dans le poisson. Et ça, c'était chef. Même pas de charlotte ou de toque pour entrer en cuisine.

-J'ai mis Erwin sur le coup, rit Hange. Il doit être en route. Il a un peu fait la grimace en voyant la facture, mais tu sais comme moi que ce sera fait sans faute d'ici après-demain. D'ailleurs Livaï, il faudra que je te parle du nouveau menu.

-Ouais, et bah plus tard alors.

-Super, t'es un chef !

Hange virevolta entre les patio, ignorant sa grimace. Elle avait le chic pour dire les mots qui fâchent sans même s'en rendre compte, avec la même innocence qu'une gamine de dix ans. Hange était le chef et Livaï était le sous-chef et Livaï bossait pour rendre les assiettes présentables tandis qu'elle pépiait en mêlant les œufs et les herbes de Provence dans son laboratoire. Et que lui, accessoirement, héritait de toutes les patates chaudes que son insouciance lui mettait sur le dos.

Il allait se remettre au boulot lorsqu'il entendit la même voix, un peu étouffée par la distance :

-Dis, Eren, j'aimerais beaucoup que tu m'assistes pour la confection de mon nouveau plat. Ça ne te dérange pas, j'espère.

Eren avait les bras chargés de pommes de terre. Il s'arrêta sur place, malgré le fait que ses épaules étaient sur le point de se dévisser sous le poids des tubercules – il en avait pris trop dans son zèle – et posa la question qui traduisait l'état actuel de son QI.

-Un… un nouveau plat ? Et qu'est-ce que je ferais exactement ?

-Rhâââ ne t'inquiète pas ! Tu vas faire des tas de choses incroyables avec moi, mon garçon !

Livaï se dévissa la tête. Eren n'avait apparemment toujours pas compris pourquoi on l'avait embauché, et pourquoi Livaï le gardait contraint et forcé. Non pas qu'il détestât le gamin, c'était un bon bougre. Il y avait juste qu'Eren possédait un don tellement rare que Livaï n'était pas sûr d'en avoir déjà entendu parler avant de le rencontrer : le goût absolu. C'était un peu comme une hypermnésie, l'ouïe d'un musicien ou le nez d'un parfumeur (pour ça, ils avaient Mike), mais au niveau des papilles. Eren pouvait deviner n'importe quel ingrédient dans une préparation et Hange l'entraînait pour qu'il en détermine aussi la quantité. Livaï détestait ce don, parce que ça le réduisait au rôle de copiste, mais la binoclarde avait développé une véritable fascination pour le phénomène.

Hange avait un filet de bave au coin des lèvres.

Eren esquissa un mouvement de recul devant le phénomène. Il lui restait au moins assez de raison pour se rendre compte que la folie d'Hange était dangereuse.

-L…le problème, balbutia-t-il dans une piètre tentative, c'est que le chef m'a donné une tâche et…

Hange fit volte-face.

-Livaï ! Tu lui as prévu quoi ?

-L'épluchage des patates, actuellement.

-Parfait ! Alors il ne rate rien !

Elle attrapa le bras du garçon, manquant de faire dégringoler les pommes de terre. En un éclair, Mikasa récupérait la cagette au ras du sol et il y eut la vibration du couteau de cuisine qu'elle venait de lâcher, qui se planta dans le bois de sa planche. Livaï soupira.

-Tu m'accompagnes, je peux compter sur toi Eren ?

-Euh… oui, bien entendu.

-Allez, viens ! On a des tas de choses passionnantes à faire ensemble, mon garçon ! Je ne peux pas patienter davantage, j'ai trop hâte !

Livaï fixa Hange qui poussait Eren dans le dos pour le précipiter hors de la cuisine, puis la caisse de pommes de terre dans les mains de Mikasa. Il avait un pincement sévère dans le ventre qu'il ne pouvait pas s'expliquer. Mikasa posa la caisse et Livaï désigna Jean pour l'aider à éplucher.

xxx

Il y avait des moments, comme ça, où ça n'était pas évident.

Ne pouvait pas être sous les ordres d'Hange Zoë n'importe qui. Nécessaire à apporter : une bonne dose de patience, une once de tyrannisme, et un caractère à toute épreuve. Sinon, c'était la dépression nerveuse assurée. Pauvre Moblit qui se la coltinait en permanence.

-Non, la carte ne sera pas changée intégralement pour demain midi.

-Allez, steuplait Livaï !

Il y avait des jours où on se demandait qui était le supérieur de qui.

Livaï ne retint pas son exaspération.

-La réserve est pleine des ingrédients que nous avons commandés pour l'actuelle carte, les gamins commencent tout juste à prendre le pli des dernières modifications et il doit y avoir tout au plus trois employés qui ont déjà appris tes dernières fantaisies.

-Juste cette fois !

Hange lui attrapa la main, agenouillée à ses pieds. Il fallait avouer qu'elle était attendrissante lors de ses fantaisies.

Ou du moins, elle l'aurait été si sa main n'avait pas été si poisseuse. Le sourire de Livaï s'effaça et il la repoussa violemment pour essuyer sa manche avec un rictus dégoûté. Elle eut l'air déçue mais ne s'en formalisa pas davantage.

Livaï se dirigea tranquillement vers l'évier, dans le fond de la pièce.

Le chef avait son propre bureau, à l'écart, à deux pas des vestiaires. Une pièce sombre et exigüe, toute en longueur, dans laquelle passait Erwin lorsqu'il s'arrêtait au Bataillon. L'endroit sentait la poussière, le renfermé et, étrangement, la cire. Celle qu'Erwin appliquait aux rares meubles lorsqu'il était de passage. Livaï était accro à cette odeur, peut-être parce qu'elle contrastait avec celle qui flottait dans le sillage d'Hange. Erwin était synonyme d'ordre. En était la preuve le bureau qui, lorsqu'il avait daigné leur faire l'honneur de sa présence, n'était plus recouvert de paperasse éparse, le casier de vestiaire qui ne semblait plus se casser la figure ou l'armoire qui, une fois n'est pas coutume, subissait le supplice d'un rangement sommaire.

La pièce comportait un lavabo, qu'Hange utilisait pour suspendre la toque qu'elle oubliait toujours. Livaï, chaque fois qu'il venait squatter le bureau, ne pouvait s'empêcher de remarquer ce détail incongru. Le lavabo était propre. Seule une trace calcaire trahissait son utilisation ancestrale. C'était le repère du sous-chef.

En fait, Livaï ne s'asseyait jamais que du bout des fesses lorsqu'il venait ici rédiger un rapport pour les comptes d'Erwin. Il passait parfois, lorsqu'il avait l'esprit échauffé et de l'énergie à revendre, pour aérer l'endroit. Hange n'y était jamais. Moblit, parfois. Livaï s'était approprié les lieux. Il n'était un secret pour personne ici, sauf peut-être Erwin, qu'il était chef à la place du chef. Il n'y avait guère qu'un absent comme lui pour ne pas se rendre compte qu'Hange était trop dans la lune pour remplir ses responsabilités.

-Commence pas à me briser les burnes !

Hange leva les bras au ciel en poussant un « Rhôôô c'est pas possible, je pensais pourtant que cette fois, c'était la bonne ! J'avais tout planifié et la composition était parfaite et ça tombait pile sur la saison des morilles et- » …Et à partir de là Livaï cessa de l'écouter geindre, parce qu'il avait mieux à faire que de perdre son énergie là-dedans. Hange s'agitait encore toute seule. Il la regarda s'arracher les cheveux – parce que vu leur état de nid d'oiseau, il n'était pas possible de dire qu'elle se les emmêlait. A ce stade c'était impossible de faire pire –, de marbre. Elle poussa un « ouille » sonore, parce qu'elle venait de se cogner la tête contre le rebord de son bureau– elle était tombée sur les fesses lorsqu'il l'avait repoussée et ne s'était pas relevée –.

Livaï secoua la tête. Elle était incroyable. Il l'observa remettre en place ses lunettes en se frottant l'arrière du crâne avec un sourire gêné.

Ce sourire le figea. Il se sentit soudain très bizarre. Hange rayonnait. Des dents un peu jaunes, ivoire, mais le sourire irradiait un éclat aveuglant. Il ferma les yeux un bref instant en se frappant mentalement, puis les rouvrit.

-T'as pas intérêt à nous lâcher dimanche soir, ça va être plein.

Hange ouvrit de grands yeux étonnés, puis ses joues se fendirent d'un nouveau sourire, espiègle cette fois-ci.

-Tu me prends pour qui, je suis toujours là quand on a besoin de moi ! Et puis, tu les connais, à la cuisine. Ils s'ennuieraient sans moi. Je vais bien m'occuper d'eux, ne t'inquiète pas pour ça. Je vais leur mitonner un bon petit plat tout droit sorti de mes derniers tests et…

-Hange !

La chef parut sortir de sa bulle.

-Excuse-moi. C'est juste que le pigeon aux raisins me semble génial et…

Livaï soupira et sortit de la pièce. Une fois le dos tourné à elle seulement, il s'autorisa à sourire. Intérieurement.

-Livaï, attends ! J'ai un tas de trucs à te raconter ! Ce pigeon, tu sais. Il sort d'un sucré-salé et l'alliance entre la chair délicate et les haricots plats d'Asturie est une vraie tuerie ! Tu goûterais, je te jure… J'ai essayé les raisins de Corinthe avec mais je ne suis pas certaine qu'avec un émincé de courgette, ça permette…

Il enfila la dernière manche de son manteau. Elle se précipitait derrière lui. Il comprit qu'il lui faudrait fermer à sa place, parce qu'elle allait encore oublier. Il attrapa son double de clé sur l'étagère et la fourra dans sa poche.

Ils sortaient toujours très tard. Et ils rentraient très tôt. C'était le chef qui fermait, une des rares responsabilités dont Hange s'acquittait à peu près régulièrement. A peu près, parce qu'il n'arrivait que trop souvent qu'elle reste au restaurant toute la nuit et qu'il la retrouve, le lendemain, endormie sur son patio, les cheveux trempant dans un saladier ou la bave lui coulant du coin de la bouche tandis qu'elle murmurait dans son sommeil d'ajouter plus de poivre ou d'émincer plus finement les oignons sur sa viande. Parfois, il la réveillait d'un coup de pied dans les côtes ou d'un sceau d'eau, et alors ses sursauts faisaient les bonds les plus épiques de la galaxie, mais d'autres il n'en avait pas le cœur.

Et puis nettoyer l'eau croupie qu'elle n'avait pas pris la peine d'enlever parce que donner un coup de serpillère lui passait par-dessus la tête, ça lassait à la longue.

Les lampadaires étaient allumés depuis une éternité. Les rues étaient souvent très silencieuses, à peine quelques voitures, des jeunes éméchés qui rentraient de soirée avec des filles qui marchaient pieds nus en tenant leur talons à la main, et le pas affairé de rares travailleurs nocturnes. Et entre, de longs silences.

Livaï aimait passionnément le silence brûlant de la nuit, celui qui hurlait sa sérénité comme une furie.

Hange tanguait un peu, parce qu'elle était fatiguée. Ils papotaient à peine et elle rigolait très fort. De rares éclats, comme ça. C'était dans ces moments qu'elle avait tendance à lui donner des coups d'épaule et lui donner des frappes « amicales » dans l'omoplate.

Ce soir-là encore, Hange fit tout ça, mais elle parla surtout, du plat qu'elle venait de remanier, avec une fébrilité qui mit de longues minutes à se tarir. Puis elle se tut. Longuement. Livaï n'avait pas besoin de regarder dans sa direction pour savoir qu'elle regardait en l'air.

-On va la récupérer, lâcha-t-elle en brisant le silence cotonneux et fourmillant de la nuit.

Il se tourna. Elle s'était arrêtée et regardait le ciel.

Malgré la lumière orangée des lampadaires, on voyait entre les nuées un bout de Voie Lactée, si estompée qu'il se demanda comment elle pouvait la distinguer avec ses lunettes empreintes de poussière. Dans le fond, Hange n'avait sans doute pas besoin de la voir, juste de l'imaginer.

Il ne lui fut pas nécessaire de demander pour comprendre ce à quoi elle pensait.

Bordel, je te jure qu'on l'aura, cette putain de deuxième étoile.

Il avait envie de la gifler.

Livaï avait souvent envie de frapper Hange.

-Mais oui, la cinglée. On va te la choper, ta saloperie de récompense à deux balles.

Une fois n'est pas coutume, elle ne se lança pas dans une diatribe enflammée pour défendre la gloire et la splendeur du petit grain de beauté supplémentaire dans le Michelin.

Pourtant, Livaï la voulait autant qu'elle, cette étoile. Qui ne l'aurait pas désirée ? Il avait beau la dénigrer, cracher sur le jugement partial de juges qui venaient manger une fois l'an et sur lequel reposait le résultat d'une année entière de travail, et se moquer d'Erwin lorsque son front se ridait d'inquiétude à ce sujet, il n'en restait pas moins comme les autres. Une étoile, c'était le Graal.

Il arrêta Hange, qui s'apprêtait à traverser au moment où un scooter débarquait.

-Pas la peine de te suicider pour ça, imbécile.

-Merci, Livaï.

Le remerciement ne s'appliquait certainement pas à ce geste. Elle lui fila une bourrade. Elle lâcha son sac et se mit à tournoyer sur le passage piéton, les bras levés et le regard tourné vers le ciel, dans la rue de nouveau déserte. Il faisait bon. L'atmosphère était électrique.

-Tu ne trouves pas ça merveilleux ? Il doit être deux heures, la rue est déserte et quelque part, il doit y avoir quelqu'un qui amène à Rungis les poissons qu'on servira demain à table. J'ai tellement hâte, tu n'as pas idée, on va avoir les résultats de l'ajout des réductions fromagères et…

-Oui oui, et en attendant tu vas te coucher, sinon je ne pourrai pas compter sur toi pour l'ouverture.

Hange se tourna vers lui, et sourit.

-T'es un mec bien, Livaï. Tu peux faire tout ce que tu veux pour essayer de leur faire croire le contraire, ça ne marche pas avec moi. Toi et moi, on sait très bien que tu ne les fais trembler que parce qu'ils ne te connaissent pas assez.

Il leva les yeux au ciel.

-C'est ça, marmonna-t-il en l'attrapant par la manche. En attendant, va te coucher.

Il la poussa avec brusquerie et elle s'éloigna. Il la regarda passer son badge au pied de l'appartement, s'y engouffrer et disparaître. Il resta là un moment. Puis il fit volte-face.

Sur le trottoir, il y avait le sac à main d'Hange. En fait, c'était plutôt une sacoche – elle n'était pas assez féminine pour se soucier de quoi que ce soit d'esthétique, hormis en cuisine–. Il le ramassa et envisagea d'aller sonner pour le lui rapporter.

Il se ravisa. Distraite comme elle était, elle ne s'apercevrait même pas de sa disparition. Il le lui rendrait demain.

Il le balança sur une épaule et reprit sa route.

xxx

Livaï ne retoucha pas au sac. Il ne le fouilla pas, ne l'ouvrit pas, le posa dans un coin et oublia de le rapporter le lendemain. Ça n'eut pas grand impact, car cette fois encore, il avait été visionnaire : Hange ne fut pas là à l'ouverture. Il ne la vit apparaître, échevelée, que dans l'après-midi. Elle portait les mêmes vêtements que la veille et n'avait guère dû se coiffer. Sans surprise, elle passa saluer tout le monde avant de s'enfermer dans le laboratoire pour le reste de la journée.

Ces jours-là plus que les autres, Livaï était anxieux à l'idée qu'un client demande à voir le chef. Elle était dans un tel état de négligence que n'importe quel compliment aurait été dégluti, ravalé, et aurait laissé place à une sourde inquiétude dans l'esprit du client qui se demandait quelles saloperies avaient pu atterrir dans son assiette. Souvent, lorsqu'il venait la chercher et qu'elle paraissait trop occupée, il allait saluer les fins gourmets à sa place. Les gens étaient généralement impressionnés par son calme, sa rigueur et l'aura de respect qu'il imposait, quoique déçus par sa petite taille, il le savait. Lorsqu'on lui faisait remarquer qu'on s'attendait à voir Hange Zoë, il répondait qu'ils étaient co-chefs et que ce n'était pas écrit dans les guides pour des raisons de commodité. Il arrivait qu'il y ait des gens du milieu, et alors, ils reconnaissaient le grand Livaï Ackerman, celui qui avait été sacré meilleur ouvrier de France.

C'était souvent un moment très désagréable. Il détestait les regards mi-critiques mi-jaloux et tolérait encore moins qu'on remette en cause la qualité du travail de son équipe. Mais il faisait profil bas. Il n'avait pas le choix.

Hange ne parut pas pour le service.

Très vite, Livaï l'oublia. Il y avait bien trop à faire, entre Sasha qui mangeait ce qu'elle cuisinait et les différentes erreurs qui lui parvenaient. Il renvoya une assiette qui avait été dressée n'importe comment, et reprit sa place lorsque la première alerte eut lieu. Un cri d'horreur de Sasha qui « goûtait ». Christa avait confondu le sel et le sucre. Ymir lui prit le paquet des mains et le remplaça par un autre, ignorant les grommellements de Mike qui humait avec mécontentement la préparation.

-Félicitations, dit-il en s'approchant. A ton avis, comment aurait réagi le client qui aurait goûté ça ? …Ymir, tu me le mets de côté. Ce sera le repas de Christa pour ce soir.

Il lui releva brusquement le menton pour la forcer à le regarder dans les yeux. La jeune fille devint blême.

-Et tu mangeras jusqu'à la dernière bouchée. Sous nos yeux à tous.

L'humiliation fit monter les larmes aux yeux de la jeune fille, mais elle les essuya et acquiesça.

Livaï entendit le fouet d'Ymir cogner contre le rebord de son saladier. Il n'y prêta pas attention. C'était son rôle. S'il se montrait laxiste, les mioches allaient se croire en vacances et les catastrophes lui pleuvraient dessus comme les plaies du Nil. Hange, conformément à son habitude, leur serait tombée dessus avec un « ne fais pas ça ! » catastrophé et la liste sans fin des conséquences, inconsciente que ce n'était pas ainsi qu'on dressait des gosses à l'obéissance. Livaï aboyait. Humiliait. C'était sévère mais terriblement efficace.

Oh, et il se foutait bien qu'on le déteste.

De toute façon, il n'était pas d'humeur. Il jeta un regard blanc à la paillasse vide d'Hange. Hange qui avait promis, et s'était foutue de sa gueule lorsqu'il avait mis en doute le fait qu'elle pense à venir donner un coup de main aux fourneaux. La chef du Bataillon était aussi talentueuse que dissipée.

Il écrasa sa casserole sur la plaque, puis il leva les yeux vers l'horloge. Vingt heures. Et Hange qui n'était pas là.

Ce serait encore une soirée sans, à doubler sa charge de travail et virevolter dans tous les angles de la cuisine pour sauver leur honneur.

Il fit volte-face pour attraper la râpe à muscade, et à ce moment Petra cria « chaud ! » en déboulant entre eux et Eren arriva de sa gauche avec son couteau à éplucher pour demander quelque chose à Armin et les deux se rentrèrent dedans. La soupe brûlante jaillit comme un geyser de son récipient, le couteau s'envola des mains du commis. La soupe aspergea les deux malheureux. Le couteau se planta. Droit. Dans l'avant-bras de Petra.

Il y eut un hurlement strident. Puis un long silence horrifié.

Petra, le visage redessiné d'une longue cloque rouge, se tenait le bras. Sa bouche faseillait. Elle s'était recroquevillée en position fœtale. Eren cessa de se frotter l'épaule pour se relever et se précipiter vers elle. Il essaya d'attraper le manche du couteau et de le retirer.

-PAS ÇA ! hurla Armin, et au même moment, la main d'Eren fut expulsée par une claque monumentale.

Livaï avait repoussé sa casserole du feu et avait franchi la distance qui les séparait en un éclair. Il attrapa Eren par le poignet et acheva ce qu'il avait commencé.

-Va te changer.

-Mais…

-Maintenant.

Eren parut décontenancé. Il était trempé de soupe mais à côté de ça… Petra…

- Quoi ? Tu ne fais pas confiance à ton supérieur ? Et referme la bouche, on dirait un autiste. Allez, ouste.

Livaï fit le geste de chasser une mouche de la main, avec une moue dégoûtée.

Le silence dans la cuisine était absolu. Même Nanaba, tout au fond de la cuisine, s'était arrêtée pour observer la scène avec horreur. Eren se releva difficilement sous les regards puis obtempéra d'un « Oui, chef… » peu enthousiaste et disparut. Livaï posa les mains sur les hanches et contempla les dégâts. Petra trempait dans une flaque visqueuse et avait de la sueur qui commençait à lui perler sur les tempes. Ses traits tendus en une grimace trahissaient sa douleur.

A cet instant, la porte battante s'ouvrit sur un Reiner anxieux en tenue de serveur.

-Qu'est-ce qu'il se passe ? On a entendu un cri en salle.

Ses yeux se posèrent sur Pétra.

-Rien, dit Livaï. Tu peux leur dire, s'ils insistent trop, que ça doit venir d'à côté.

Reiner blanchit. Il hocha la tête et disparut sans récupérer d'assiette. Sa note – table 7 – se décolla de son support sans qu'Auruo la récupère au vol. Il y eut un court silence quand les battants claquèrent, puis Livaï s'essuya les mains sur son tablier.

-Bien, lâcha-t-il. Petra, tu t'allonges et tu ne bouges pas. Surtout, tu ne touches pas à ce putain de couteau. Qu'est-ce que vous regardez, vous tous ! Je ne vous paye pas à assister à un spectacle ! On se remet au boulot, et plus vite que ça.

Il n'attendit pas le « Oui, chef » poussé en chœur pour sortir de la pièce. Il se précipita dans le bureau d'Hange, puis il décrocha le téléphone et composa le numéro des urgences, tout en se dirigeant vers l'évier où il fit couler l'eau. Il rinça ses manches tâchées de soupe en répondant d'une voix monocorde à sa locutrice.

Il fallut, à sa plus grande frustration, au moins dix minutes avant que l'appel ne se conclue.

Il en faudrait encore au moins autant avant l'arrivée d'une ambulance.

Livaï revint à la cuisine empreint d'une contrariété extrême. A la soupe se mêlait désormais le sang. Il attrapa un torchon propre et l'enrubanna autour du bras de Petra en prenant garde à ne pas appuyer.

-Ils arrivent. Tiens-toi à moi pour te relever, je t'installe sur une chaise à côté.

Petra acquiesça. Il lui donna une épaule et l'attrapa par la taille, puis il la transporta jusqu'au bureau. Après quoi il retourna à la cuisine pour trouver Eren planté là et lui ordonna de « nettoyer ses dégueulasseries en vitesse ».

Evidemment, quand une catastrophe se présentait, Hange n'était pas là. C'était pour sa pomme.

-Auruo, lâche ton poste. Tu vas attendre les urgentistes avec Petra, et tu viens me dire s'il y a du neuf.

-Oui, chef.

Le cuisinier décampa. Livaï récupéra le plat que le cuisinier montait et acheva de dresser le plat. Il le poussa jusqu'à l'entrée où il inspecta rapidement les nouvelles assiettes pour le départ. Puis il se tourna.

-Mikasa.

-Oui, chef ?

-Qu'est-ce que Petra préparait ?

-Le velouté de topinambour, chef.

Livaï fronça les sourcils.

-La nouvelle recette d'Hange ?

-Celle-là même.

-Hm… Qui d'autre la maîtrise ?

Mikasa haussa les épaules et détourna le regard vers les autres cuisiniers. Ymir secoua la tête, puis Christa, puis Nanaba, puis l'un après l'autre, tous les employés suivirent la vague de dénégation.

Ça sentait mauvais. Très mauvais.

Livaï se rua au laboratoire. La porte était fermée, il la poussa avec fracas. Derrière, Moblit fit un bond de plusieurs centimètres, dévoilant la silhouette d'Hange sur laquelle il était penché. Livaï ressentit un petit pincement au ventre. La jeune femme était recourbée au-dessus d'un paquet de feuilles sur lesquelles elle écrivait frénétiquement. Elle leva la tête au ralenti, ses cheveux fous sur ses binocles, tandis que Mike ouvrait la fenêtre pour libérer la pièce de son odeur de jus de cerveau.

-Livaï ?

-Viens tout de suite, claqua-t-il sèchement.

Il l'attrapa par l'épaule, comme un sac, et la traîna à travers le couloir.

-Ow, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-elle en se libérant pour le dominer de ses dix centimètres supplémentaires.

-Il y a eu un accident, Petra est hors course et ta putain de recette de velouté s'est envolée avec elle, voilà ce qu'il se passe ! Alors maintenant tu vas sortir de ton petit monde égoïste et nous donner un coup de main.

Il ouvrit violemment la porte de la cuisine, dévoilant l'immense flaque qu'Eren avait commencé à retirer à la serpillière.

-Petra est partie ? demanda-t-il.

Auruo lui fit un petit signe de main pour lui signifier que c'était le cas.

-Bien. Les ambulanciers ont dit quelque chose ?

-Ils l'emmènent à l'hôpital Sina.

Livaï hocha la tête. Il attrapa une charlotte dans l'entrée et l'enfila sans ménagement sur les cheveux d'Hange.

-Comme tu le vois, le velouté est difficilement récupérable. Et tu n'as formé que Petra pour cette recette. Elle n'existe donc que là-dedans, dit-il en lui filant une pichenette à la tête.

Hange parut un instant hébétée.

-Mais… Mais si j'étais au labo, c'est que j'ai perdu mon carnet avec les nouvelles recettes et que j'essayais de les recomposer ! Il était dans mon sac et… je ne sais pas, je ne suis pas rentrée avec hier, et il n'était pas ici non plus !

Livaï pâlit. Une image soudaine lui revint. Celle d'une sacoche en toile, sagement suspendue au portemanteau de son propre logement. Il n'avait pas raisonnablement le temps d'aller jusque là-bas, même en courant.

-Plus jamais, dit-il, plus jamais je ne te laisserai changer quoi que ce soit à la carte sans en avoir potassé la composition.

-Oh ça va, ce n'est pas le moment de me faire des reproches !

-Tu te souviens au moins de quelque chose ?

Hange s'épongea le front et s'appuya au patio derrière elle – ce qui coûta un écart soudain à Jean –. Elle ne s'en aperçut pas. Son regard fut parcouru d'une lueur fiévreuse et elle se précipita à la réserve. Elle en revint quelques secondes plus tard, les bras chargés de tubercules, d'échalotes et de chanterelles. Elle les étala devant elle, sur sa paillasse, et commença à éplucher frénétiquement.

Levi s'approcha, dubitatif.

Les doigts d'Hange dansaient autour des topinambours. Son couteau prit son envol avant même qu'il comprenne qu'elle avait fini l'épluchage, puis s'abattit dans un rythme follement maîtrisé.

Mixeur. Dés de saumon. Échalotes. Crème fraîche. Huile d'olive. Sel. Poivre. Paprika.

Et…

Hange fit volte-face, prise dans une intense concentration.

Levi se rendit compte qu'il avait arrêté de respirer. Il reprit son souffle alors qu'une série d'étoiles commençait à danser devant ses yeux.

-J'ai oublié quelque chose.

Elle se mordit les lèvres. Une mèche avait réussi à se faufiler hors de sa charlotte. Livaï s'aperçut que Connie avait cessé de travailler pour la regarder, ébahi, s'escrimer sur le velouté. Il lui jeta un regard noir.

-Il me manque un ingrédient, mais lequel…

Hange passa un doigt sur le rebord de son récipient et le plaça dans sa bouche. Elle regarda autour d'elle, à la recherche d'inspiration. Ça lui faisait plutôt des yeux vides, mais Livaï se garda de commenter. Hange tomba sur Eren et son visage s'illumina. Elle se précipita vers lui et lui attrapa les mains en signe de prière.

-Eren, j'ai besoin de toi ! Tu te souviens du goût du velouté, non ?

-Euh…

Le garçon en lâcha son balai.

-J-je ne l'ai pas goûté ?

-Pas grave, il doit bien en rester un peu sur le sol ?

Le visage de Livaï se tordit d'une grimace dégoûtée.

-Tu ne vas pas lui…

Il se tut. Le sol était lisse et brillant. Il n'y avait plus aucune trace de soupe sur le carrelage. Les meubles avaient eux aussi été passés à l'éponge. Il ne restait plus une goutte du précieux liquide. Eren blanchit. A moins d'essorer la serpillière, ce qui aurait été positivement dégoûtant - et encore, Livaï avait envie de se laver l'esprit à l'eau de Javel pour avoir envisagé cette idée - … le velouté était perdu.

Et la recette, et le client avec.

-C'est pas vrai ! s'exclama Hange. On y était presque ! J'arrive pas à croire qu'on soit arrêtés si près du but.

-Vous pouvez envoyer l'entrée telle quelle, non ? proposa Eren.

Levi le gratifia d'un regard assassin.

-Bien sûr. A partir de là, on balance tout perfectionnisme par la fenêtre. Le problème, mon garçon, ce n'est pas cette assiette. Ce sont celles qui la précèdent et celles qui lui succéderont. Imagine un instant que la personne qui va être servie ait pris la même entrée que son voisin, et que l'un picore dans l'assiette de l'autre et n'y retrouve pas la même saveur.

-Ils s'imagineront que nous avons eu une rupture de stock ?

-Nous avons une étoile, gamin. Les restaurants étoilés n'ont pas droit à la rupture de stock, ni à une quelconque autre erreur. Imagine que le client soit influent, qu'il vienne d'un guide réputé… le Champérard, par exemple. Comment crois-tu qu'il va réagir ?

Eren resta muet.

-C'est bon, Livaï, tu peux arrêter de l'enguirlander.

Hange attrapa le bras de Mikasa et le tendit devant eux, un sourire immense incrusté à ses lèvres.

-Il lui en reste sur ses manches ! Eren n'a qu'à la lécher et nous dire le résultat ! Plutôt simple, non ?

Hange avait l'air fière de sa solution. Pourtant, elle ne faisait pas l'unanimité. Savoir que tout n'était pas perdu était soulageant, mais le geste à effectuer n'en était pas moins dégoûtant, sans oublié le risque qu'il y ait eu contamination par un autre plat. Eren considérait le vêtement avec une méfiance craintive, Mikasa avait viré au rouge écrevisse – et qu'elle fasse preuve d'une quelconque émotion était digne d'être noté – et les autres paraissaient choqués.

Ce fut le regard suppliant du commis à son adresse qui conclut l'échange de regards. Livaï fronça les sourcils.

-C'est bon, tu peux le faire.

Eren écarquilla les yeux. Livaï désigna la manche du menton.

-Tu peux le faire ?

-Je ne sais pas. La blouse de Mikasa est imbibée mais le tissu change ma perception du goût. Il y aura sans doute un masque de lessive. Et puis, peut-être que la quantité de velouté ne sera pas suffisante.

Levi s'approcha de lui.

-D'accord, dit-il calmement en se plaçant à sa hauteur. Tu as peur de ne pas y parvenir. Tu ne devrais pas trop y penser. Ta réponse devrait être « Je vais essayer. ». Ou plutôt – il se pencha et s'arrêta au ras de son visage – « Oui, chef, je vais le FAIRE ».

Eren déglutit.

-Mais, si…

-Mais si ?

-Si le goût est réellement altéré…

Levi l'attrapa par le col et le suspendit en haut de ses bras.

-Essaye un peu d'échouer, et je me ferai un plaisir de redécorer les murs avec tes entrailles. C'est entièrement de ta faute si nous sommes dans cette situation. Alors tu vas arrêter de gémir et te mettre au boulot !

Levi le lâcha, et Eren s'effondra par terre. Il se releva, ferma les yeux et expira profondément. Livaï attendit, bras croisés. Eren rouvrit les yeux. Son regard était désormais chargé d'une profonde détermination.

Le chef eut un sourire en coin. C'était pour ce genre de détails qu'il appréciait le gamin.

Résigné, Eren leva l'avant-bras de Mikasa à la hauteur de son visage, happa le tissu dans sa bouche et le suça. Il grimaça – Livaï n'eut aucun mal à deviner pourquoi –. Puis il ferma les yeux, empreint d'une expression d'intense concentration.

Livaï attendit.

Les paupières d'Eren papillonnèrent.

-Topinambour bien sûr, et puis sel, huile d'olive, truite… saumon, pardon, attendez c'est difficile. C'est du poivre noir, avec de la citronnelle et du paprika. Et des échalotes.

-Pardon ?

Hange poussa un cri de joie, ignorant l'exclamation de Livaï. Elle écrasa littéralement la main d'Eren, à grand renfort de « Merci merci merci ». Le garçon répondit par un sourire crispé. Il était trop gentil pour la repousser mais il était clair que cela le mettait mal à l'aise. Si Livaï avait été à sa place, Hange aurait déjà valdingué par terre.

-Je savais qu'on pouvait compter sur ton talent, mon garçon ! Le goût absolu, c'est l'avenir de la Cuisine !

Elle lui fourragea les cheveux.

-Livaï, émince-moi les échalotes et fais-les revenir au beurre, je recommence !

Sans comprendre comment, le sous-chef se retrouva avec les fameuses échalotes dans les mains.

-Hange ? gronda-t-il en se mettant à la tâche.

-Oui, mon p'tit Livaï ?

Il grimaça.

-Tu es complètement folle ? De la citronnelle avec du paprika dans un velouté ? C'est censé être subtil. Les bombes en bouche, c'est pour le plat principal, pas sur le départ ! Et puis tu étouffes totalement le topinambour avec ça !

-Rhô, arrête de faire le rabat-joie. C'est très bon et c'est Mike qui le dit. Moblit en a quasiment fait un arrêt cardiaque.

Livaï leva les yeux au ciel. Moblit aimait tout ce que faisait le chef. De toute façon, il n'avait pas le temps de protester, vu comme il passait son temps à empêcher Hange de se brûler au troisième degré, de s'évanouir de faim ou de fatigue à force de travail, ou de se trancher la gorge avec ses propres couteaux.

Hange ôta du feu la crème fraîche frémissante, puis elle lui chipa les échalotes en désignant les topinambours du menton. Livaï hocha la tête. Il dégaina son couteau à éplucher. Moblit récupéra les tubercules, les attendrit dans le mélange à l'huile et les passa au robot.

Une poignée de minutes plus tard, l'assiette était fin prête. Hange la checka et se tourna vers Livaï avec un sourire immense.

-Mission accomplie ! s'exclama-t-elle.

Il ne cacha pas son scepticisme.

-Rhô allez, ne fais pas cette tête ! Attends…

Elle sortit une cuillère à café, racla le fond de la casserole et la lui fourra dans bouche.

Livaï fit un pas en arrière. Ça avait un goût étrange, inhabituel. La citronnelle donnait un petit côté frais et acidulé, inattendu dans un velouté mais assez léger pour flotter comme une note de milieu de bouche. Livaï se surprit à passer sa langue sur ses gencives. La soupe n'était au topinambour que de nom. Elle était un véritable arc-en-ciel de saveurs, une sorte de voyage dans le temps et l'espace comme on était censé en servir sous les bannières triplement étoilées. Il eut la vision fugace d'un hôtel indien, d'un vallon de verdure, et d'une mer lisse sous pilotis sans comprendre le rapport entre les images.

Il autorisa ses commissures à se relever.

-C'est moins affreux que ce que j'aurais pu craindre.

Hange lui donna une bourrade.

-Mon vieux, tu es impayable. Ah, si tes admirateurs savaient ! Le grand Livaï Ackerman, sacré meilleur ouvrier de France après cinq ans de métier, pas fichu de faire un compliment sans piétiner l'ego de son destinataire. J'aimerais tellement voir leur tête si tu goûtais devant eux un premier cru !

Son sourire se fana légèrement lorsqu'Annie débarqua dans la cuisine avec une tête d'enterrement.

-On a un client à la table 5 qui se plaint d'un plat trop froid. Je le file à qui ?

Levi attrapa l'assiette et la passa au réchaud. Il attendit une quarantaine de secondes, puis il la rendit à la serveuse qui repartit en salle avec un « Merci » ennuyé. La porte se referma et Livaï pivota vers Eren.

-Toi, fit-il. A la plonge.

xxx

Et voilà donc ma nouvelle histoire. Ce devait être un OS mais je me suis
comme qui dirait légèrement emportée. Mon objectif : vous convertir
à ce couple merveilleux qu'est le Levihan. Mon outil : vos papilles.

Les lecteurs qui m'ont suivie et ont lu, par exemple, Valentina, savent déjà
que je pense avec le ventre. C'est donc avec mon amour de la bonne bouffe
que je tenterai donc mon opération drague. Se cachent entre mes lignes :
des orgasmes culinaires, une relation électrique, et des anecdotes inspirées de
personnes réelles, elles aussi passionnées par le fond de leurs assiettes.

J'espère réussir ce tour de force. Non, parce que pour un fan de Levihan, sur ffnet, autant apprendre l'espagnol T.T

xxx

Et n'oubliez pas…

la review est le pourboire de l'auteur ;)