Me voilà avec une petite histoire du Hobbit que je publie pour le challenge Univers Alternatif de Juillet du Collectif NONAME, dont le but est de favoriser l'échange et la solidarité entre auteurs et lecteurs ! N'hésitez pas à nous rejoindre si vous le désirez, plus on est de fous moins y'a de riz (oui je SAIS, mais je ne résiste jamais à une blague sur la bouffe, aussi pourrie soit-elle), et on s'amuse comme des petits fous avec nos challenges. (Lien dans mes favoris.)

Fandom : Le Hobbit
Pairings : Thorin/Bilbo, Dwalin/Dis, Dwalin/Nori (peut-être...?) ; Thorin & Dwalin, Bilbo & Fili, Fili & Kili.
Personnages : Thorin, Bilbo, Dwalin, Fili, Kili, Dis (mentionnée), Gandalf, Balin, Bofur. Plein d'autres font des apparitions.
Tags, pour faire comme sur AO3 : Romance, Slow Build, Angst au début, Humour ensuite, Oncle Thorin, Deuil, Bilbo est un peu un stalker, Thorin est un handicapé des sentiments, kids!Fili et Kili, méga-coïncidences, j'aime les clichés soyez prêts, musique à fond les ballons, je suis une geek des séries télé et ça se voit.

Note 1 : c'est une fic à chapitres. Que je n'ai pas encore terminé d'écrire. (Si vous me connaissez, vous savez ce que ça veut dire... DONNEZ-MOI MES COUPS DE PIED AU CUL!) Je vous promets de ne pas l'abandonner, quitte à mourir en l'écrivant. Quitte à finir de la publier dans dix ans.

Note 2 : Le titre "Fractured Life", décidé après moult hésitations (je suis toujours une bille pour les titres), vient de l'album du même nom du groupe de rock britannique Air Traffic. J'ai bien envie d'utiliser les titres des chansons de l'album comme titres de chapitres mais ça signifierait qu'il n'y en aura que douze haha. Ou alors je change d'album en cours. On verra !

Note 3 : pour les gens qui ne sont pas familiers du fandom du Hobbit, Dis est la sœur de Thorin, la mère de Fili et Kili. (Elle n'apparaît pas dans les films.)

Note 4 : l'image que j'ai mis en couverture est la seule et unique raison pour laquelle j'ai commencé cette histoire, parce que je voulais écrire un Thorin avec cette apparence là. Crédit : Evan (evankart sur deviantart, hobbit0125 ou Evankart sur tumblr).

EDIT : Finalement j'utilise pas cette image parce que je suis pas sûre d'avoir le droit. MAIS, c'est très dommage si vous ne voyez pas à quoi il ressemble parce qu'il est trop beau. Tapez donc "Modern Thorin" sur google images, normalement c'est la touuute première image du lot (celle où il a les cheveux attachés et où il croise les bras dans un sweatshirt à capuche Hobbit). (Hein qu'il est beau?)

Note 5 : les histoires du Hobbit se passent généralement en Angleterre. Celle-ci se passe à Paris. BECAUSE I CAN.

Bonne lecture !


.oOo.

L'enterrement, comme pour se moquer du monde entier, avait eu lieu sous un soleil radieux. Le ciel bleu glacé de novembre s'étendait d'un bout à l'autre au dessus de leurs têtes, à peine tâché par quelques nuages, et les oiseaux chantaient joyeusement dans les arbres. Comme si tout était normal, comme si le monde ne venait pas de subir sa plus terrible perte. Dans le cimetière, les pieds gelés dans ses chaussures vernies trop petites pour lui, Thorin avait écouté leur chant hypocrite tandis que le cercueil de bois clair était descendu dans la fosse.

La cérémonie en elle-même, il s'en rappelait à peine – comme s'il avait envoyé un double astral à sa place, qui parviendrait à supporter l'épreuve mieux que lui. Même lorsqu'il était venu au pupitre pour l'oraison funèbre, sa conscience était restée comme anesthésiée. Il n'avait pas versé une larme. Il avait prononcé les paroles les unes après les autres, lu les phrases inscrites sur le papier sans en comprendre un traître mot, et il avait ensuite retrouvé sa place auprès de Kíli et Fíli au premier rang, le regard vide.

Fíli non plus n'avait pas pleuré. Kíli avait versé des torrents de larmes pour sa maman, tout comme Dwalin, Balin, et les autres, tous ses amis, et les amis de sa sœur, mais la douleur de Fíli, tout comme celle de Thorin, semblait au-delà de ça.

Après l'enterrement, tout le monde s'était séparé, et chacun était rentré chez soi, après quelques mots de réconfort adressés à la famille. Dwalin avait emmené les enfants, et Thorin s'était rendu chez Dís pour mettre en ordre les affaires de sa sœur.

C'était là qu'il avait craqué pour la première fois. Pas lorsqu'il avait appris qu'il y avait eu un accident, pas lorsque Fíli avait hurlé de douleur quand on lui avait dit que sa maman venait de mourir, ou qu'il avait fallu expliquer à Kíli parce qu'il n'avait pas compris que ça signifiait qu'il ne la reverrait plus jamais, pas même lorsque le couvercle du cercueil s'était refermé sur le visage figé de Dís, encadré de ses cheveux noirs, habillée de sa plus belle robe, celle qu'elle avait mise lorsqu'ils avaient fêté les trente ans de Thorin – tout ça avait semblé bien trop irréel pour être vrai.

Mais là, dans cette maison, là où il venait tous les dimanches dîner avec sa sœur et ses neveux, et parfois les autres jours aussi, là où il venait regarder la télé lorsque la sienne était en panne, là où il entreposait ses guitares et ses vinyles parce qu'il n'avait «pas de place chez lui», là où il vivait, plus encore que dans son propre appartement, c'était là que la sensation de perte s'était fait sentir pour la première fois. La maison était vide, Dís était partie pour ne plus jamais revenir, et Thorin avait enfin laissé ses larmes couler devant le tablier pendu au clou à côté de la cuisinière. Il restait de la vaisselle qui séchait à côté de l'évier, et la petite ardoise accrochée au mur annonçait "rendez-vous dentiste Fíli 21 novembre 11h", souligné deux fois en rouge.

Dís ne conduirait plus jamais Fíli chez le dentiste, ni à l'école, ni au tennis. Thorin avait annulé le rendez-vous. Fíli n'avait pas bondi de joie à l'idée de ne pas y aller, parce que la joie était un concept qui semblait perdu pour de bon, à présent. Dís l'avait emmené avec elle en partant.

Thorin se demandait encore comment il avait fait pour survivre aux jours qui avaient suivi l'enterrement. Comment il avait trouvé la force de régler toute la paperasse, de faire face aux notaires pour l'héritage, de mettre la maison en vente après accord de toutes les personnes concernées, de se battre contre le juge des tutelles pour la garde de ses neveux (d'accord, son salaire n'était pas mirobolant, et sa boutique de disques risquait de faire faillite d'un jour à l'autre, mais tout de même, il était leur oncle!). Il avait également fallu changer les garçons d'école, car Dís habitait à l'autre bout de Paris, et avec son travail, il ne pouvait pas se permettre de faire la route tous les matins et tous les soirs. Heureusement, le directeur de l'école primaire qui se trouvait au coin de sa rue, Gandalf Legris, s'était montré très compréhensif, et n'avait pas émis d'objection à inscrire les enfants en cours d'année.

Cependant, d'un certain point de vue, la montagne de responsabilités qui lui était tombée sur la tête du jour au lendemain l'avait empêché de passer trop de temps à ressasser son deuil – à présent que tout était réglé, ce n'était pas sa petite boutique de disques et sa dizaine de clients journaliers qui lui offraient beaucoup de distractions ; et c'était sans compter Dwalin.

Si Thorin avait déjà du mal à aller de l'avant lorsqu'il était seul, quand il était avec Dwalin, c'était comme s'il était continuellement en train de se noyer. Sous ses dehors de type bourru, avec ses tatouages sur le crâne, ses gros bras musclés et son regard d'assassin, Dwalin, son meilleur ami et associé, qui travaillait avec lui à la boutique (qui avait un nom, mais que tout le monde appelait "la boutique"), passait ses journées à pleurer. Il était en couple avec Dís depuis deux ans, et si Thorin était celui qui comprenait le mieux sa douleur, il n'empêchait que chaque seconde passée en sa présence lui donnait envie de se tirer (ou de lui tirer) une balle dans la tête pour mettre fins à leurs souffrances mutuelles.

Les crises de larmes avaient fini par s'espacer, au bout de quelques semaines, mais Dwalin gardait le même regard hanté que celui que Thorin apercevait dans le miroir quand il levait les yeux vers son reflet. Amusant (ou pas) comme la vie pouvait être tranquille et heureuse un jour, et juste atroce le lendemain.

Les jours continuaient à se succéder, mais, tout comme celui de Dís, Thorin avait l'impression que son cœur s'était arrêté.

.oOo.

Thorin "dézonait" souvent. C'était un terme que Dís avait commencé à employer la première, et à présent, tout son entourage avait repris l'expression à son compte. Ça pouvait lui arriver n'importe où, n'importe quand ; on était en train de lui parler, et subitement, son regard se faisait vague, et son esprit se déconnectait, et s'enfuyait Dieu sait où – et pouvait y rester perché très longtemps, lorsqu'on ne l'interrompait pas. Toute la famille avait hurlé de rire lorsque Dwalin avait filmé pendant cinq minutes avec son téléphone Thorin en plein dézonage dans un magasin, le regard dans le vide, une bouteille de lait à la main – et les passants qui lui jetaient de drôles de coups d'œil.

Sa tendance à dézoner avait au moins quadruplé depuis la mort de Dís, mais plus personne ne se moquait de lui, à présent.

Son dézonage se divisait en deux catégories. La première, dézonage total, consistait à stopper tout ce qu'il était en train de faire pour partir gambader dans les vertes (ou plutôt noires, ces derniers temps) prairies du fin fond de son esprit. La deuxième, dézonage partiel, était bien plus dangereuse, en ce que seul son esprit se déconnectait – son corps continuait à agir comme si de rien n'était.

- ATTENTION !

La main qui le tira par le bras le sortit brusquement de ses pensées, et Thorin mit un temps à réaliser ce qui venait de se passer ; la voiture klaxonna avec fureur jusqu'au bout de la rue, et deux mains se resserrèrent autour de ses bras.

- Vous allez bien ?!

Les deux mains appartenaient à un homme qui venait certainement de lui épargner, sinon une mort douloureuse, au moins quelques mois d'hôpital. Ils se tenaient au bord du trottoir, près de l'avenue, et Thorin se demanda ce qui était le pire : avoir failli traverser sans regarder, ou être arrivé dans cette avenue sans même s'en rappeler ? Il lui fallut un certain temps pour recouvrer ses esprits, aidé par son sauveur, qui le secoua comme un prunier quand il n'obtint pas de réponse.

- Ça va ? répéta-t-il avec force. Vous n'êtes pas blessé ?

Thorin leva les yeux vers lui. L'homme n'était pas grand, mais il avait fait preuve d'une sacrée force en tirant Thorin vers le trottoir. Il secoua la tête pour s'éclaircir les idées.

- Ça va, répondit-il difficilement. Merci de... Désolé pour... tout ça.

Sans cet homme, il serait peut-être aux côtés de Dís en cet instant même – et bizarrement, l'idée ne l'effrayait pas autant qu'elle aurait dû. Il commençait à nouveau à se perdre dans les méandres de ses pensées quand l'homme s'exclama :

- Vous m'avez fichu une de ces trouilles ! Vous auriez traversé, hein ?

- Probable, répondit Thorin d'un ton laconique.

L'homme l'observa soudain avec une sorte d'attention un peu confuse, comme s'il se demandait si Thorin n'avait pas délibérément tenté de se jeter sous les roues de la voiture.

- Non, répondit celui-ci avant que la question n'ait pu être formulée (peut-être qu'elle ne l'aurait même jamais été, mais il tenait tout de même à éclaircir le point). C'était absolument involontaire. Je... dézone souvent. Je suis un danger public. Ce n'était pas fait exprès. Je ne suis pas suicidaire, promis.

L'autre le regarda un instant, l'air de dire "je n'ai rien dit, moi", mais un petit sourire soulagé ne tarda pas à naître aux commissures de ses lèvres, et l'attention de Thorin se posa enfin sur lui pour de bon – il avait un joli sourire.

À bien y regarder, il n'avait rien de particulier, cet homme. Il était petit – ou plutôt, probablement de taille moyenne, mais pour Thorin, du haut de son mètre quatre-vingt dix, tout le monde était un peu petit – et vêtu d'un gilet et d'un manteau vert qui devaient avoir été à la mode dix ans plus tôt. Des boucles indomptées couleur miel encadraient un visage qui n'avait rien de spécial, à part peut-être sa douceur inhérente, et ses yeux sombres d'une couleur indéfinissable, à mi-chemin entre le bleu et le gris ; mais le sourire qui naquit sur ses lèvres sembla illuminer ses traits, et Thorin, en y regardant une deuxième fois, le trouva attirant.

- Je suis heureux de l'entendre, dit-il d'une voix douce.

La commotion qu'avait provoqué l'incident commença à se dissiper – les curieux reprirent leur marche en chuchotant furieusement entre eux, les voitures reprirent leur route après un dernier regard. Lorsque l'inconnu libéra les bras de Thorin, celui-ci eut l'impression de ressentir un froid – peut-être parce que ses mains étaient chaudes et qu'il ne portait qu'un sweat-shirt à capuche, ouvert sur un tee-shirt Aerosmith délavé, alors que la température de cette journée de fin novembre devait avoisiner les trois degrés. Dwalin gardait les garçons chez lui ce soir, et il était juste sorti s'acheter un pack de bière et commander dans la foulée une pizza pour la soirée – il ne savait même pas ce qu'il fichait dans cette putain d'avenue. Foutu dézonage.

- Vous allez bien ? demanda l'homme, l'air soucieux. Vous avez les lèvres toutes bleues.

Thorin passa distraitement sa main sur ses lèvres, sa barbe rêche frottant contre ses doigts – le vent glacial caressait son cou, jouait avec les deux tresses qui naissaient sur ses tempes et lui tombaient sous la clavicule, et se glissait sous le reste de ses longs cheveux attachés à la va-vite en queue de cheval par un élastique (rose, qui appartenait à Dís) ; et maintenant qu'il le réalisait, il mourait de froid.

- Merde, grogna-t-il, complètement perdu. Je sais pas ce que je... Bordel, je...

Son expression de confusion dut probablement attirer la sympathie de son sauveur, qui posa à nouveau une main sur son bras, et demanda d'une voix douce :

- Vous voulez venir boire un café, pour vous remettre un peu ?

Difficile de savoir si l'homme semblait sincèrement soucieux de son bien-être ou s'il voulait le garder sous la main pour le livrer ensuite aux services psychiatriques – mais son regard n'exprimait que de la bienveillance, dénuée de la pitié que Thorin lisait dans les regards de son entourage ces derniers temps, et sans réfléchir, il accepta. Il n'avait pas les garçons ce soir, puisqu'ils étaient chez Dwalin – il avait du temps.

- D'accord, marmonna-t-il.

Le nouveau sourire que lui offrit l'homme agissait comme une ancre efficace pour le retenir dans la réalité, et l'inconnu répondit :

- Je m'appelle Bilbo.

- Thorin Oakenshield.

.oOo.

Rétrospectivement, Bilbo pouvait l'avoir invité à prendre un verre pour deux raisons possibles : a) il avait pitié de lui ; b) il avait envie de lui.

Ou peut-être les deux.

Toujours est-il qu'il se révéla une compagnie très agréable – ou plutôt, sans aller jusque là, il devait avoir senti que Thorin se trouvait au trente-sixième dessus, et qu'il était dans ses cordes de lui apporter un peu de réconfort. Thorin ne mentionna pas sa sœur décédée, et Bilbo ne parla absolument pas de lui ; ils allèrent boire un café, qui se transforma vite en une bière, puis deux, puis quatre, et avant même que Thorin ait eu le temps de comprendre ce qui se passait, ils étaient en train de s'embrasser ; l'instant d'après, ils atterrissaient chez Bilbo (du moins, probablement, puisqu'en tout cas, ils n'étaient pas chez Thorin), et passaient la nuit ensemble.

C'était étrange. Thorin n'était pas comme ça – d'accord, il était gay et il n'en faisait pas une maladie (Dís, pourtant plus jeune que lui, l'avait grandement aidé à surmonter les épreuves qui avaient accompagné la découverte de sa sexualité), mais il n'en était quand même pas à sauter sur des inconnus pour leur faire l'amour. Ni à sauter sur les gens qui lui sauvaient la vie dans la rue. En fait, il n'était pas du genre à sauter sur les gens, point barre. Sa dernière relation datait de trois ans plus tôt, et depuis, à moitié par désintérêt, à moitié par flemme (et une petite troisième moitié par peur), sa vie sentimentale – ou sexuelle – s'était transformée en désert du Sahara.

Il ne voyait donc que deux raisons à sa conduite inhabituelle de ce soir-là : a) Bilbo lui plaisait ; b) il avait terriblement besoin de chaleur humaine.

Ou, c) il était beurré comme un coing. Aussi.

Les trois ne s'excluaient pas mutuellement, et lorsque Thorin se réveilla, le matin, dans une chambre inconnue, dans un lit inconnu, en compagnie d'un homme qui, pour lui avoir sauvé la vie, restait toujours un inconnu, il ressentit une honte cuisante en repensant à la veille.

Bilbo dormait encore, le dos tourné à Thorin, seuls ses cheveux bouclés dépassant de la couverture, et Thorin fit la chose la plus détestable qu'il avait jamais faite de sa vie – il rassembla ses affaires et s'enfuit comme un voleur.

Il n'avait pas donné son numéro de portable à Bilbo, et n'avait pas pris le sien en échange – il ne connaissait même pas son nom de famille (ce qui, en y repensant, était absolument dingue. Avait-il déjà couché une fois avec quelqu'un dont il ignorait le nom de famille?). La seule chose qu'il savait de lui, c'était son adresse, et il l'avait quittée avec tellement de précipitation qu'il n'était même pas certain de pouvoir la retrouver. Il avait un bon 99,9% de chances de ne plus jamais revoir cet homme, qui lui avait sauvé la vie, et qui avait essayé de lui apporter un peu de réconfort.

Presque deux semaines après leur rencontre, la culpabilité qu'il ressentait à l'avoir abandonné au petit matin sans un mot se faisait toujours sentir – leur nuit ensemble avait été bonne (mieux que ça, même, si sa mémoire ne lui faisait pas défaut), mais son attitude exécrable était suffisante pour entacher même ses meilleurs souvenirs de la soirée.

- J'ai couché avec un type...

Ça valait la peine de le dire rien que pour voir la tête de Dwalin. Assis dans le canapé défraîchi à côté de lui, à regarder d'un air morose un vieil épisode de Game of Thrones à la télé, il se tourna vers lui si vite qu'il manqua de s'en décrocher le cou.

- QUOI ?! beugla-t-il.

- Chut ! Tu vas réveiller les gosses ! grinça Thorin.

Les enfants dormaient dans la chambre d'à côté – celle de Thorin, et lui qui servait accessoirement de salle de répétition, à lui et son groupe de rock (dont faisait partie Dwalin), avant qu'il ne récupère la garde de ses neveux – et il n'avait vraiment pas envie que l'un des deux les entende parler de ça.

- ...Quoi ? reprit Dwalin en chuchotant. Qui ?

- Un inconnu que j'ai rencontré dans la rue.

Dwalin écarquilla les yeux, et pour la première fois depuis un mois, Thorin fut heureux de ne pas y lire le désespoir latent qui ne le quittait jamais d'ordinaire. Comme quoi, on sous-estimait toujours l'importance de parler de sa vie sexuelle à son meilleur ami.

- C'est pas ton style, remarqua Dwalin.

Thorin avait envie de lui répliquer sèchement : c'est quoi, mon style ? – mais il se tut, parce que Dwalin avait raison. Ce n'était pas son style, et il ne comprenait pas ce qui lui avait pris.

- Je sais. J'arrête pas d'y penser. J'ai vraiment été horrible, en plus.

- Merci pour les détails...

- Pas dans ce sens-là, grogna Thorin, tout en réprimant l'envie de sourire devant la première tentative d'humour que faisait son ami depuis des semaines. J'ai quitté son appartement au petit matin comme un voleur. Je suis parti sans rien dire. Il a dû se demander quoi.

- Ah...

- Il m'avait sauvé la vie la veille. Et payé à boire. Beaucoup trop à boire, d'ailleurs. Il a tout payé, il disait que c'était pour lui. Il m'a emmené chez lui, on a couché ensemble...

- Et tu t'es enfui comme un lapin aux premières heures du jour, pendant qu'il dormait.

- Ouais.

- Tu crains.

Ça, il en était bien conscient. Le pire de tout, c'était peut-être que pendant un court instant, Bilbo avait réussi à lui faire oublier tout le reste, le décès, les responsabilités, à quel point le monde était pourri depuis que la personne qu'il aimait le plus n'y était plus – et c'était comme ça qu'il le lui remerciait.

- Peut-être qu'il s'en fout, cela dit, remarqua Dwalin. Peut-être que lui, il a l'habitude de coucher avec un mec différent tous les soirs, et que c'est tombé sur toi ce jour-là.

- Ça m'étonnerait. Enfin, je ne le connais pas bien, et il n'a pas du tout parlé de lui, mais... il n'avait pas la tête.

- La tête d'un type qui couche aux quatre vents ? Est-ce qu'il y a une tête pour ça ?

- C'était pas juste ça, insista Thorin. C'était dans son attitude. S'il était habitué, il aurait eu de l'assurance, enfin je crois. Là, sans aller jusqu'à dire qu'il était mal à l'aise... Je ne sais pas. Ça avait l'air de faire aussi longtemps pour lui que pour moi. Je ne lui ai pas demandé, mais c'est ce que je me suis dit.

Dwalin haussa les épaules d'un air fataliste.

- Ah bon... Écoute, de toute façon, ce qui est fait est fait. Et puisque tu ne le reverras pas de toute façon, je ne vois pas pourquoi tu te prends la tête dessus.

Ce fut au tour de Thorin de hausser les épaules. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait abordé le sujet, parce qu'il semblait évident que ce n'était pas ça qui allègerait le poids de culpabilité qui pesait sur ses épaules – mais le souvenir ne voulait pas quitter ses pensées.

Quoi qu'il en soit, Dwalin avait probablement raison. Il ne reverrait jamais Bilbo.

.oOo.

Il n'y avait sans doute pas de bonne période pour mourir, mais Thorin était persuadé qu'il y en avait qui étaient plus horribles que d'autres : et mourir un mois et demi avant Noël, c'était loin d'être un cadeau – et pardon pour le jeu de mot.

Il savait bien que faire de l'humour (ou du moins, essayer), ne le mènerait à rien cette fois (ne le menait jamais à rien, en fait), parce que l'ampleur du crash qui se profilait s'annonçait titanesque. Thorin n'avait jamais été du genre à trop se faire de souci – autrement, il devrait commencer à s'inquiéter du fait de tenir une boutique de disques qui engrangeait plus de dépenses qu'elle ne rapportait de bénéfices – mais là, il n'arrivait pas à en fermer l'œil de la nuit. Le matin, dans le miroir, son reflet était pâle et défait, et la journée, au boulot, il se mettait même à dézoner devant les rares clients. Inutile de dire que ce n'était pas très bon pour le business – heureusement que Dwalin était là pour prendre les choses en main quand Thorin en était incapable.

Toutefois, il pressentait que même l'aide de Dwalin, cette fois, ne les aiderait pas à surmonter cette épreuve indemnes.

Fíli et Kíli l'inquiétaient. Thorin était un bon oncle, du moins, il le croyait, mais c'était ce qu'il était, un oncle – il n'était pas leur parent. Leur père avait disparu de la circulation lorsque Kíli avait un an, et Fíli cinq ans. À présent, les enfants avaient six et dix ans, et si perdre sa mère était difficile à tout âge, Thorin supposait que ça devait l'être encore plus lorsqu'on était si jeune. Il aurait voulu les soutenir, les réconforter, et s'en trouvait profondément incapable. Il ne savait pas trouver les mots. Il adorait ses neveux du fond du cœur, mais il ne savait pas quoi leur dire pour apaiser leur peine – il n'arrivait déjà même pas à apaiser la sienne !

Près d'un mois et demi s'était écoulé depuis la mort de Dís, et la situation était loin d'être parfaite. Kíli avait perdu le sourire, et Fíli avait carrément perdu la parole. Lorsque Thorin les avait changés d'école (il avait bien fallu), il avait craint le pire. Fíli n'avait plus ouvert la bouche depuis la mort de sa mère, et Thorin s'attendait à de sévères conséquences du côté éducatif. Il était allé voir le directeur de l'école primaire, Gandalf Legris, et lui avait expliqué tant bien que mal la situation. Leurs parents sont décédés, je suis leur oncle, ils vivent avec moi, Fíli ne parle plus...

Gandalf s'était montré extrêmement compréhensif et avait semblé prendre à cœur l'avenir des deux jeunes garçons. Il avait assuré à Thorin de ne pas s'en faire, et même si Thorin avait dix milliards de raisons de s'en faire, les paroles de Gandalf avait quelque peu apaisé l'angoisse qui lui étreignait le cœur.

Thorin s'attendait sincèrement à être convoqué à l'école dans les jours suivant l'inscription pour qu'on lui dise que finalement, ça ne pouvait pas continuer comme ça et qu'il fallait trouver une autre solution. À sa grande surprise, il ne s'était rien passé. Fíli et Kíli avaient semblé s'adapter tant bien que mal à leur nouvelle école. L'appartement de Thorin et sa boutique de disques étaient situés dans deux rues adjacentes, et l'école se trouvait pile à l'embranchement de ces deux rues, ce qui était extrêmement pratique. Lorsqu'ils terminaient leurs cours, Fíli et Kíli se dirigeaient main dans la main vers le magasin de disques, où ils prenaient leur goûter dans l'arrière-boutique et faisaient leurs devoirs, parfois aidés de Dwalin lorsqu'il n'y avait pas de clients, puis Thorin les mettait devant un dessin animé qu'ils regardaient jusqu'au moment où ils fermaient la boutique, à dix-neuf heures.

Ils remontaient ensuite les deux petites rues, rentraient à l'appartement, les garçons prenaient leur bain sous la supervision de Dwalin pendant que Thorin préparait à manger (ou l'inverse), Kíli parlait de sa journée, de ses copains et de sa maîtresse d'école, miss Tauriel, parfois en souriant, mais sans jamais l'enthousiasme qui ne le quittait pas avant la mort de sa mère, et Fíli restait silencieux, mangeait toute son assiette comme un grand et allait la ranger dans le lave-vaisselle ensuite avant de quitter la table. Kíli ne tardait pas à le rejoindre dans leur chambre (ou plutôt celle de Thorin, qu'il leur avait laissée quand les garçons avaient emménagé), où ils avaient le droit de lire ou de jouer à la Nintendo jusqu'à neuf heures, puis l'un des deux adultes – généralement Thorin – venait leur dire de se coucher et leur lisait une histoire.

Ensuite, Dwalin et lui regardaient la télé un moment, et parfois, Dwalin rentrait chez lui – parfois pas. Il restait de plus en plus souvent dormir chez Thorin, ces derniers temps, et Thorin, qui de toute façon ne s'habituait pas à dormir seul dans un lit double depuis que son ex petit-ami l'avait quitté, le laissait occuper l'autre moitié du clic-clac du salon. Parfois, Dwalin emmenait les garçons passer la soirée chez lui, pour les changer un peu d'air (malgré le fait qu'il passe tout son temps chez Thorin, son appartement à lui était plus grand et plus confortable), et Thorin appréciait la solitude pendant dix minutes, avant d'avoir l'impression qu'il allait devenir fou.

Quand il y pensait, ils avaient réussi à trouver un équilibre qui n'était pas trop mauvais, entre l'école, la boutique de disques, les repas (il avait fallu que Thorin ressorte du placard un vieux bouquin de cuisine poussiéreux, offert par Dís au moins dix ans auparavant, car il ne pouvait pas commander des pizzas tous les soirs, n'est-ce pas?), mais le tout semblait encore tellement fragile, tellement branlant, que c'en était risible.

Souvent, la nuit, il entrait dans la chambre des garçons pour les regarder dormir, et se sentait presque écrasé par le poids de ses responsabilités. Il n'était pas préparé à ça – il n'était pas préparé à devoir subitement prendre soin de deux petits garçons qui avaient terriblement besoin de leur mère, et l'angoisse d'échouer le prenait tellement à la gorge qu'il avait l'impression d'être incapable de respirer. Il prenait comme un échec personnel le silence de Fíli, et la mort du rire de Kíli, et il ne savait pas comment faire pour les aider.

Il avait songé à consulter un psy, mais il avait peur que l'idée ne rebute les enfants – elle ne lui plaisait déjà pas trop à lui, c'était dire. Mais les jours jusqu'à Noël diminuaient, et Thorin vivait dans l'angoisse permanente.

- Qu'est-ce qu'on va faire pour Noël ? demanda-t-il à Dwalin, à peine une semaine avant la maudite fête. Je ne sais pas ce qui sera le pire : le fêter, ou ne pas le fêter ?

Ils n'avaient pas installé de sapin, et les garçons ne l'avaient pas réclamé, mais il était toujours temps de le faire si Dwalin décidait qu'il fallait le fêter. Son meilleur ami, toutefois, semblait aussi perdu que lui.

- Je voudrais passer du 23 décembre au 2 janvier directement, grogna-t-il. Je sais pas. Quoi qu'on fasse, ça ne pourra pas être génial. Mais il vaut peut-être mieux faire une fête minable que pas de fête du tout. Est-ce qu'ils croient encore au père Noël, d'ailleurs ?

- Kíli, oui. Fíli, je ne crois pas.

- Bon, ben la question est réglée, alors. Si le père Noël ne passe pas cette année, Kíli croira que c'est à cause de la mort de sa mère, et ça empirera encore plus les choses.

- J'aimerais bien les emmener ailleurs, fit remarquer Thorin, songeur. Quelque part où ils pourraient changer d'air. On a toujours fait Noël chez Dís. Ça va être à se tirer une balle si on le fait ici, ou chez toi.

- Peut-être, mais si tu veux partir, il faut réserver quelque chose, et une semaine avant, c'est pas gagné. D'autant qu'on est tous dans le rouge. On n'aura jamais de quoi se payer un chalet à la neige.

- Je sais, je sais, répondit Thorin avec un geste de la main. Je voulais juste dire... Oh, je sais pas. Louer une petite maison en Bretagne pendant une semaine, au bord de la mer. Qui va en Bretagne en décembre, d'abord ? Peut-être qu'on pourrait trouver quelque chose de pas trop cher. Juste de quoi les changer un peu...

- J'ai un cousin médecin qui a une résidence secondaire en Bretagne, dit Dwalin, l'air pensif. Je pourrais lui demander. On sait jamais.

Contacté le lendemain 19 décembre, vendredi des vacances, Óin, le cousin de Dwalin, assura que ça ne posait absolument aucun problème de leur laisser sa maison pour une semaine. Il refusa même catégoriquement d'entendre parler de frais de location, sans doute dans un geste de pitié par rapport à la disparition récente de la petite amie de Dwalin, et passa le jour même à la boutique de disques pour leur laisser les clés. Thorin ne s'attendait pas à ce que ce soit si facile.

- Faudra payer l'essence, remarqua-t-il, mais tant pis, on peut bien se le permettre. Les garçons seront contents de changer d'air.

- Ouais. Parlons organisation, maintenant, répondit Dwalin. On part demain matin. Je te suggère qu'on ferme la boutique plus tôt ce soir, et tu vas chercher les mioches à l'école pour leur annoncer la bonne nouvelle pendant que je commence à préparer les bagages à l'appartement. T'en penses quoi ?

- J'en pense que c'est une bonne idée. Je comptais garder la boutique ouverte du lundi 22 au mercredi 24, mais de toute façon, les gens ont déjà fait la plupart de leurs achats de Noël...

Et plus personne n'achète de CD de toute façon, grâce au téléchargement – se fit-il mentalement la réflexion. Son business coulait déjà, et ce n'était pas trois jours travaillés de plus ou de moins qui changeraient la donne.

Pour lui donner raison, personne ne fit son apparition dans la boutique cet après-midi là, et Thorin passa son temps à lire des vieux Lucky Luke derrière la caisse, tout en se faisant une rétrospective de tous les albums de Led Zeppelin, les uns après les autres, tandis que Dwalin était rentré à l'appartement pour faire les valises. À cinq heures moins dix, Thorin ferma la boutique, et remonta la rue pour aller se planter devant le grillage de l'école primaire, où attendaient d'autres parents.

C'était la première fois que Thorin venait chercher ses neveux à l'école depuis qu'ils y étaient inscrits. Il leur avait montré le chemin la première fois, et comme on ne pouvait pas dire qu'il était compliqué, ni particulièrement dangereux, les deux rues de son appartement et de sa boutique étant piétonnes, Kíli, de sa petite voix fluette, lui avait assuré qu'ils s'en sortiraient parfaitement bien tout seuls, merci beaucoup. Thorin en aurait ri – si le rire n'avait pas été si loin de lui, à cette époque-là.

Il avait fait confiance à ses neveux, et n'avait jamais eu de problème jusqu'ici. Les garçons terminaient l'école à cinq heures, et à cinq heures cinq montre en main, ils le retrouvaient invariablement dans la boutique – Thorin étant réticent à l'idée de les laisser seuls dans l'appartement pendant qu'il travaillait.

Par conséquent, il n'était jamais venu à une seule de leurs sorties d'école, et attendait avec une sorte d'impatience le moment où les garçons l'apercevraient – et plus encore celui où il leur annoncerait qu'ils partaient le lendemain matin. Et pour fêter tout ça, ils commanderaient des pizzas ce soir-là. Bombance !

Les élèves commencèrent les uns après les autres à sortir de l'école en poussant de grands cris, et Fíli et Kíli ne tardèrent pas à apparaître au portail à leur tour, main dans la main comme toujours.

- Tonton Thorin ! s'exclama Kíli, le remarquant aussitôt (ce qui n'était pas dur, puisqu'il dominait d'une tête le reste de la foule), avant de se précipiter vers lui et de se jeter dans ses bras.

Fíli eut une réaction évidemment plus mesurée, mais il semblait agréablement surpris de découvrir son oncle qui les attendait, et sans un mot, il l'observa d'un air interrogateur, traduit en mots par son petit frère.

- Qu'est-ce que tu fais là ?

Thorin eut un sourire de conspirateur, et s'agenouilla pour arriver à leur hauteur, ébouriffant la tête blonde de Fíli et les boucles sombres de Kíli.

- J'ai une surprise pour vous, les garçons. Demain, on...

Sa voix s'étrangla dans sa gorge lorsqu'en levant les yeux par-dessus l'épaule de Fíli, il découvrit une silhouette qui se tenait debout à côté du portail. Une silhouette de taille moyenne, habillée d'un cardigan qui s'inventait pas, et dont les boucles de miel attrapaient les derniers rayons du jour. Une silhouette dont il avait souvent pensé au propriétaire ces derniers temps, et toujours avec l'impression d'être attiré par un gouffre sans fond de culpabilité.

Il se releva d'un bond, persuadé que ses yeux lui jouaient des tours, mais non – Bilbo se tenait là, devant le portail, le regard posé sur Thorin, et ce dernier put lire dans son expression le reflet de sa propre stupéfaction. Que faisait-il là ? Il attendait un enfant ? Son enfant ?

Alors, pour la première fois depuis très longtemps (du moins en sa présence), Fíli, qui semblait avoir remarqué où se portait son attention, prit la parole.

- C'est mon instituteur, dit-il à voix basse. Bilbo Baggins.

Et Thorin, qui pensait surprendre ses neveux, se retrouva être celui en train de vivre le choc de sa vie.

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TBC.

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A bientôt !