Note : Bonjour à toutes et à tous !
SomeCoolName et moi sommes ravies de partager avec vous notre deuxième collaboration qui a été écrite pour une occasion très spéciale : l'anniversaire de la géniallissime Clélia Kerlais !
Ecrire à deux est toujours une superbe aventure (surtout avec une partner in crime qui vous connait aussi bien) et "Un invincible été" a été un vrai bonheur à penser, écrire et, désormais, partager. Clélia l'a eu le jour J, maintenant elle est pour vous.
L'histoire est publiée sur nos deux comptes d'auteures, n'hésitez pas à laisser un commentaire si elle vous fait passer un bon moment, et si voulez nous en poster sur les deux comptes, c'est encore mieux !
Une très bonne lecture !
Le silence. C'est assez inhabituel pour un aussi grand manoir écossais. Normalement, le bois des charpentes crisse, des portes claquent happées par un courant d'air, les murs chuchotent des secrets centenaires. Ce n'est pourtant pas le cas d'Aigas House. Le moindre bruit semble avoir déserté le domaine.
Harry Hart est un homme urbain, préférant largement les attraits de la ville. Cependant lorsque la vie, et une mauvaise décision prise un lundi matin il y a vingt ans de ça, l'y a obligé, il a repris les commandes de ce château, tentant d'en prendre soin avec ses domestiques, heureux de voir revenir l'héritier à la maison.
Sophie, sa gouvernante petite et replète, avec ses cheveux d'un gris sombre qu'elle ne prend plus la peine de colorer depuis janvier, pénètre dans la bibliothèque, un plateau en équilibre dans ses mains. Elle soupire et presse le pas, évitant que le thé ne déborde de la tasse. Des scones sont disposés dans l'assiette juste à côté. Elle passe derrière le large fauteuil où se trouve Harry, absorbé par une étude des comportements sociaux des indigènes dans les colonies britanniques au XIXe siècle, lève les yeux au ciel en voyant que le précédent repas n'a pas été touché et, plus inquiète pour le thé, lâche le plateau sur le guéridon posé près du siège. L'occupant sursaute et regarde la vieille femme ébahi.
« Sir Harry, la lecture n'a jamais nourri personne. Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ? »
Harry baisse le regard, ne paraissant pas comprendre, vers le sandwich abandonné puis revient vers Sophie qui, les mains sur les hanches, est prête à le gronder comme quand il avait dix-sept ans et qu'il revenait après une soirée au pub. À 51 ans, il estime ne pas mériter pareille traitement mais quarante années de bons et loyaux services lui permettent certaines choses que d'autres ne pourraient pas. Il enlève ses lunettes.
« Il est 19h30. Je suppose que vous n'avez plus besoin de moi. Je rentre au cottage avec Mr. McCoy. Quand je reviens demain, je veux une assiette vide et pouvoir faire votre lit, pour avoir la confirmation que vous y ayez dormi. Est-ce bien compris, Sir Harry ? »
L'homme hoche la tête, toujours stupéfait par la force de cette femme. Il la regarde arracher violemment le plateau de midi de la petite table puis s'en aller en grognant contre les hommes qui ne grandissent jamais. Et le silence revient.
Harry se lève, fait craquer ses vertèbres. Il laisse tomber son ouvrage sur le fauteuil rouge et doré dont les traces d'usures ne semblent pas dater de ce siècle. Tout dans cette maison semble venir d'un autre temps, un temps révolu qui ne reviendra jamais. Il se tourne vers la seule fenêtre de la pièce. Les autres murs sont remplis d'étagères et de livres qui ne répondent à aucune organisation précise. La pièce est à l'image même de la vie d'Harry : un joyeux désordre.
Il voit partir Sophie et Thomas vers leur cottage. Tous les trois, ils sont les seuls habitants d'Aigas House, de juin à octobre, au plus grand désarroi des domestiques qui espéraient plus et mieux. Harry en est conscient, il a essayé de s'attaquer aux nombreux travaux de la maison les dix premières années mais la tâche lui a paru insurmontable. Depuis, quand il s'arrache à Edinburgh, où il vit le reste du temps, pour s'enterrer dans ce château qu'il sent vieillir plus vite que lui, il passe ses journées dans la bibliothèque à lire, à ruminer. À boire.
Il retourne s'asseoir, récupère son livre, l'ouvre à la bonne page et prend la tasse de thé fumante. L'odeur de la bergamote envahit ses sens, il ferme les yeux, prend une grande inspiration, sourit et porte la porcelaine à ses lèvres. Un coup de sonnette le surprend. Harry grimace.
Ça craint.
Eggsy regarde la porte en bois aux dimensions ridicules, la tourelle en brique d'un rouge passé qui tire au rose et sort à nouveau son téléphone de sa poche. 19h27. Mais toujours pas de réseau. Dieu merci c'est l'été, aussi le ciel est encore baigné d'une lumière qu'Eggsy n'est pas pressé de voir s'éteindre. Le voilà perdu au milieu des Highlands avec une moto qui n'avancera plus, devant un manoir qu'il préférerait voir habité. Question de survie.
Il presse encore la sonnette en plastique mou et remarque les marques d'ongles, que des visiteurs comme lui ont laissés, partagés entre exaspération et peur de n'être pas reçus. Si c'est le cas, Eggsy se dit qu'il dormira au village le plus proche. À dix kilomètres de là, de mémoire.
« Putain… », soupire-t-il en tournant sur lui-même.
Il y a une voiture garée au milieu de la cour. Neuve, propre. Pour sûr, quelqu'un est venu ici il n'y a pas longtemps. Peut-être que l'hôte filtre les arrivants ? Ça serait bien sa veine tiens… Eggsy Unwin a des qualités. La patience n'en fait pas partie.
Ses poings frappent la porte en bois avec force dans un boucan absurde. Pas sûr que ça le fasse entrer mais au moins, ça défoule.
Harry grogne et jure. Il espère que le visiteur a une bonne raison de venir le déranger. En tout cas, il va être bien reçu. Il râle contre lui, Sophie, Thomas et le monde entier.
Il va à la fenêtre, en rouspétant encore et toujours. Un jeune homme inconnu se tient dans la cour, veste et pantalon en cuir, casque de moto posé sur une machine dont le modèle parait ancien mais qui a l'air bien entretenu. Harry se demande qui cela peut être. Nouveau coup de sonnette impatient. Harry souffle et s'oblige à descendre.
Il jette ses lunettes sur son fauteuil, attrape son chandail en laine, qu'il enfile sur sa chemise blanche. Le reste de la maison est froide, mal chauffée. Il regarde la pièce une dernière fois, soupire et claque la porte.
Il passe dans la grande galerie où les portraits de ses ancêtres le regardent : chaque maître d'Aigas House a droit à son portrait. Le sien est affiché dans l'entrée, sous un drap blanc. Pas besoin de respecter les vieilles convenances et traditions inutiles, la maison ne reçoit plus. Sauf aujourd'hui.
Dans l'escalier en bois aux larges marches, son pas se fait plus rapide lorsqu'il entend un grand bruit s'abattre contre le panneau de chêne. Les coups résonnent dans tout le hall : on dirait un orage ou un séisme cataclysmique. Harry fronce les sourcils et s'énerve. Voilà à quoi servent les domestiques, à renvoyer les intrus avant qu'ils ne détruisent la maison.
Il arrive enfin à la porte et l'ouvre d'un grand coup en criant un Quoi sonore. Le jeune homme se tourne vers lui avec un sourire impétueux.
C'est quelque part entre la formule de politesse sans orthographe et le doigt d'honneur qu'il n'ose parfois pas montrer. Le sourire d'Eggsy est à l'image de tout ce qu'il est. Doux et amer. Tendre et mordant. Aujourd'hui, face à ce manoir improbable et à ce qui semble être son propriétaire, il s'en arme car il sait qu'il a frappé fort contre la porte qui a manqué de tomber sous ses coups. Ce qui n'est pas très poli et même lui peut en témoigner.
« Désolé, j'étais pas sûr qu'y avait quelqu'un ici. »
« Dans le doute, vous avez décidé de détruite ma porte ? »
« Ça va, je l'ai à peine touchée… », se défend Eggsy en montrant d'une main l'immense pan de bois dont sa chaussure a marqué le bas.
L'homme face à lui se penche, regarde la marque, grimace et se redresse. Eggsy connaît les mots magiques.
« Je vous rembourserai. Enfin, si c'est vous le propriétaire… ? », demande-t-il en inspectant l'homme qui lui a ouvert la porte.
« Oui, c'est moi. Et j'y compte bien. Qu'est-ce que vous voulez ? »
« Un téléphone pour appeler un dépanneur. Ça capte pas dans ce trou paumé et ma moto démarre plus. Ça fait deux kilomètres que je la pousse… »
L'homme semble hésiter, il regarde derrière lui, peut-être pour vérifier si un autre membre de sa famille trouverait quelque chose à dire sur cette arrivée imprévue et finit par faire un pas sur le côté. Eggsy sourit et entre. De l'intérieur, le manoir n'est pas vraiment plus impressionnant. Tout est assez sombre et vieux. C'est pas le genre d'Eggsy, c'est le moins que l'on puisse dire. Il regarde les peintures, s'attarde en grimaçant sur les teintures dont les couleurs s'effacent clairement et les bibelots en tout genre qui semblent sortis du Titanic. Après naufrage.
« Par ici. », presse le propriétaire en montrant d'une main une petite pièce où un téléphone à cadran l'attend sur une table en bois laqué.
Eggsy le remercie d'un coup de tête, ferme la porte qu'il découvre décorée par deux pans de verre avant de se pencher vers le téléphone sur lequel il compose le numéro donné par le propriétaire resté dans le couloir, à qui il adresse un sourire mi- amusé, mi- mal à l'aise. Il ne parle pas très longtemps, le problème de sa moto est vite expliqué, la réponse du mécanicien aussi. Il raccroche, sort de cette fausse impression de cabine téléphonique et plonge les mains dans les poches arrières de son pantalon.
« C'est bon, le mécanicien viendra s'en occuper. »
« Très bien. Dans combien de temps ? »
« Demain. »
Silence. L'homme hoche la tête. Eggsy se lance.
« J'peux dormir ici du coup ? »
« Je vous demande pardon ? »
Harry pense avoir mal entendu la question du plus jeune dont il ne connait ni le nom, ni l'âge.
« Bah faut que je dorme quelque part et c'est mort, je laisse pas ma moto seule ici. Allez, c'est l'Écosse, tout le monde est sympa, non ? »
« Cette réputation est ridicule… Écoutez, je suis désolé mais je n'ai aucune chambre de prête. »
« Non mais je m'en fous, je dors sur un de vos canapés là... », répond le plus jeune en regardant par-dessus l'épaule de celui qu'il voudrait pouvoir qualifier de son hôte.
« Je viens de vous dire… »
« Et je vous répare votre sonnette qui marche une fois sur quatre. Gratuitement. », propose-t-il fermement, comme si toute discussion était close.
Harry souffle et se retourne. Ici aussi, des draps blancs recouvrent les meubles. Il n'utilise que très rarement le salon, comme le reste de la maison finalement. Il réfléchit et s'engage dans la pièce en soulevant de la poussière. Le jeune homme est derrière lui et a commencé à enlever sa veste.
« Très bien. Allez chercher vos affaires, je vous fais de la place. »
Son visiteur hoche la tête et sort, l'air décontracté, ne paraissant pas gêné de s'être invité chez un inconnu. Harry ouvre une armoire, en sort de vieux plaids tricotés qui sentent le renfermé. Ça ira pour une nuit. Il trouve un coussin abandonné sur un fauteuil en velours et le lance sur le large sofa qui servira de lit au motard.
Un coup d'œil à la pendule. 20h. Nouveau soupir. Il va devoir faire la conversation et servir un repas à son visiteur : malgré son apparence taciturne, Harry Hart a reçu une éducation de gentleman.
Eggsy fouille dans la sacoche accrochée à sa moto. Il y laisse ses clés et en sort un sac où il enfouit un tee-shirt, un boxer, son chargeur de téléphone. Un sandwich. La base vitale de tout jeune homme qui se respecte. Il inspecte encore un peu sa moto, la pousse au plus près de la voiture garée à quelques mètres de là et rentre dans le manoir le pas pressé.
Dans le salon où il sait qu'il dormira ce soir, un canapé a été découvert. Il y balance ses affaires et se balade dans la demeure qui n'est pas plus flippante qu'elle n'est impressionnante. Il est attiré par des bruits en bas de l'escalier de l'entrée et descend. Il découvre une cuisine qui devait être occupée par une dizaine de personnes il y a un siècle de ça. Aujourd'hui, il n'y a plus que le mec qui l'a fait entrer avec le même plaisir qu'il mettrait à ses lèvres un verre d'arsenic.
« J'm'appelle Eggsy, au fait. »
« Harry. », grommelle l'hôte en passant des tomates sous l'eau qu'il fait couler dans l'évier.
Eggsy hausse les sourcils et vient s'asseoir sur la table d'un bois très clair au centre de la pièce. Il se tâte à faire un commentaire sur la légendaire dignité et politesse des aristos, mais n'a pas envie d'être jeté à la porte non plus.
« Je déconnais pas hein, je vais vous la réparer votre sonnette. Que vous regrettiez pas d'avoir accueilli un étranger chez vous. », sourit-il en regardant tout autour de lui.
« Ce n'est pas comme si vous m'aviez laissé le choix de toute façon. »
« Non, ma moto ne m'a pas laissé le choix. Je peux pas la pousser jusqu'au village et je la laisse pas avec vous, je vous connais pas. ».
« Tu y tiens vraiment à ton engin ? »
« Plus que vous ne tenez à votre baraque en tout cas. », conclut le jeune homme en posant ses pieds au sol.
Il ne remarque que maintenant les deux assiettes posées sur la table et sort de sa poche le restant de sandwich récupéré dans ses affaires, qu'il agite sous le nez de cet Harry dont les mains sont maintenant occupées à assaisonner une salade.
« Ne vous prenez pas la tête pour moi hein, j'ai tout ce qu'il faut. »
L'hôte le regarde, réfléchit intensément et pose le saladier sur la table. Il semble emprunt à un combat intérieur qui fait plus flipper Eggsy qu'autre chose et finit par proposer :
« Mange au moins ici. Qu'on se… parle. »
La cuisine est d'une propreté exemplaire. Peut-être qu'Harry a une femme de ménage ou une cuisinière du moins. Ça sera plus agréable de manger ici que dans les salons au-dessus de leur tête. Il sort son sandwich du papier d'aluminium froissé, le jette sur l'assiette que son hôte a sortie pour lui et prend place sur la chaise en bois. Il n'arrive pas à se contenir cette fois et son sourire radieux illumine son visage. Il espère que ça ne se verra pas trop.
La conversation ne vient pas. Quand il a proposé à Eggsy (d'ailleurs, ce n'est pas un prénom ou alors ses parents doivent être de ces gens qui cherchent l'originalité partout) de manger avec lui, c'était par pure politesse. Le fauteuil dans sa bibliothèque est beaucoup plus confortable que cette chaise en bois qui grince à chaque mouvement nerveux.
Le sourire d'Eggsy est engageant mais Harry n'a plus l'habitude de faire la conversation. Ses interlocuteurs, que ce soit à Edinburgh ou ici, sont habituellement des personnes qu'il connait depuis un certain nombre d'années, des personnes avec qui il n'a plus besoin de faire le moindre effort.
Il pique dans une feuille de salade, la porte à sa bouche puis jette un regard en coin au jeune homme qui croque à pleines dents dans son morceau de pain comme si c'était le meilleur plat au monde. Harry voit apparaître un bout de langue qui récupère une miette au coin de sa lèvre. Harry retourne à son assiette. Il tend la main vers la bouteille de vin.
« Et que fait un jeune homme de ton genre dans ce coin reculé de l'Ecosse, loin de Londres et de ses amis ? »
« Je vais voir mes parents et ma sœur à Inverness. Ils y ont déménagé y'a trois ans environ, pour le boulot de mon père. Il est ingénieur maritime. Et comment vous savez que je viens de Londres ? »
« L'accent et la plaque d'immatriculation de ta moto m'ont mis la puce à l'oreille. », avoue le propriétaire des lieux avec un calme tout à fait olympien qui tend un peu vers la condescendance, à bien y réfléchir.
« … Okay. Bah ouais je viens de Londres. Je bosse dans le bâtiment. C'est pour ça que quand j'vois une baraque comme la vôtre, j'hallucine… Vous vivez là à l'année ? Parce que le toit de l'aile Sud a quand même l'air pas stable du tout. Et j'veux pas dire mais la déco est cheum… Je comprends que vous fassiez la gueule à vivre ici… »
Harry fronce les sourcils et cache sa grimace derrière son verre de vin.
« Non. Je ne passe que quelques semaines ici, pendant les vacances. Je n'ai aucune envie de jeter de l'argent par les fenêtres en me lançant dans des travaux inutiles. »
« C'est une maison de famille ? »
« Oui. Cela fait 11 générations que les Hart en sont propriétaires. »
« Bah merde alors… Et vous attendez qu'elle vous tombe sur la gueule ? »
Harry ouvre grand les yeux et pose son verre vide.
« Ce ne sont absolument pas tes affaires. »
Son ton est sec. Eggsy se tait immédiatement. Il baisse la tête et devine du coin de l'œil l'hôte jeter sa vaisselle dans l'évier. Il vaudrait mieux qu'il s'excuse mais il n'ose pas trop rouvrir la bouche.
« Viens, je vais te montrer où se trouve la salle de bain. »
Alors qu'ils grimpent le large escalier en bois, dont les marches sont encore recouvertes par les tomettes originelles, Harry regrette d'avoir été aussi froid. Eggsy ne voulait rien faire d'autre que la conversation et sa curiosité n'avait rien de malsaine. Elle était juste dérangeante. Il soupire, regarde par-dessus son épaule et laisse ses lèvres légèrement s'étirer, faisant apparaître une fossette.
Eggsy a le nez en l'air et la bouche ouverte de stupéfaction. Il semble regarder chaque recoin, chaque angle. S'il travaille dans le bâtiment, il doit lister tous les travaux qui sont à faire tout en admirant la beauté de l'architecture qu'Harry n'arrive plus à voir.
Il tourne à droite, passe devant sa chambre et s'arrête.
« C'est ici. Tu sauras te retrouver ? »
Eggsy hoche la tête. Harry pousse la porte entre dans la pièce. Avec la bibliothèque, c'est sa préférée : elle a été rénovée dans les années 1930, respectant le style Art Déco à la perfection. Le sol est recouvert d'un damier noir et blanc à grands carreaux tandis que les murs sont blancs et ivoires. Une grande baignoire aux pieds en forme de pattes de lion dorées trône au centre de la pièce circulaire et se reflète dans le large miroir accroché au-dessus de deux vasques en porcelaine ornées de robinets en cuivre.
« Je te laisse. Si tu as besoin de quelque chose, je suis dans la bibliothèque. Tu reviens sur tes pas, c'est au fond du couloir de gauche, après la galerie de portraits. Une très grande porte en bois gravé. »
Aucune réponse à nouveau, Eggsy est perdu dans sa contemplation. Harry passe devant lui et retourne dans son refuge, en silence.
Le nez collé à l'écran de son smartphone qu'il tient en l'air, Eggsy marche autour du manoir. Il tente de trouver du réseau, encore. En vain. Elle va s'inquiéter, se dit-il en le rangeant dans sa poche. Mais il préfère ne pas utiliser le téléphone d'Harry pour l'appeler.
Il fait nuit depuis longtemps maintenant et après deux jours à conduire, la fatigue lui coupe toute envie de passer sa nuit à jouer sur son téléphone. Il rentre dans le manoir, scrute la porte qu'il referme derrière lui en se demandant ce qu'il pourrait faire pour la consolider et note mentalement tous ces petits détails, électriques ou de charpente, qui mériteraient qu'on s'y attarde. Histoire d'aider la maison à tenir debout.
Il se dirige sur sa gauche, bien décidé à rejoindre le salon où un canapé l'attend lorsqu'il entend des bruits de pas au-dessus de sa tête qui rompent le silence qui semble hanter la baraque. La bibliothèque. Il reprend le chemin vers le grand couloir du premier étage. Passant la galerie et ses portraits flippants, il se rapproche, pousse la porte à peine ouverte et découvre le propriétaire des lieux, assis dans un fauteuil en cuir, un verre à la main, un livre dans l'autre.
« Vous avez pas le wifi, par hasard ? », demande le plus jeune en prenant appui contre la chambranle.
« À ton avis. », répond Harry d'une voix neutre, sans daigner quitter des yeux son livre.
Eggsy soupire en gonflant ses joues, sans faire un bruit, et finit par rentrer dans la pièce qui l'attire plus que le salon froid où il va dormir. Le mois d'août se termine doucement, mais dans ce genre de baraque centenaire, ça caille toujours. C'est pour ça qu'à côté d'Harry, il y a une petite cheminée de marbre dans lequel se consume une bûche qui semble là depuis des mois déjà. Eggsy s'approche, les mains dans les poches, regarde autour de lui et s'asseoit sur un des fauteuils, au plus près de la source de chaleur. Hypnotisé par les cendres d'un rouge vif, il demande.
« Vous êtes marié ? »
« Je ne vois pas en quoi cela peut t'intéresser. »
Eggsy lève les yeux cette fois et regarde Harry, toujours plongé dans son livre. Sa voix n'est pas aussi sûre qu'avant.
« C'est pour faire la conversation… »
Harry referme son livre et sa main baguée d'une chevalière passe sur son front et sa bouche avant de se redresser sur son fauteuil.
« Excuse-moi, j'ai perdu l'habitude. Non, je ne suis pas marié. »
« L'habitude de ? Parler à des gens ? »
« Je ne suis pas une personne très sociable. Je préfère de loin la compagnie des livres. », répond-il en hochant la tête.
« Ça me paraît pas incompatible. », rétorque Eggsy en haussant une épaule.
« … Et alors, tu travailles dans le bâtiment tu m'as dit ? », demande le plus âgé en se tortillant, comme mal à l'aise.
« Ouais… Vous savez, y'a des aides pour faire les travaux des manoirs comme le vôtre. Vous pouvez aussi faire un appel aux dons. Ça serait con que ça tombe en ruine. En vrai, c'est plutôt beau comme endroit. »
« Je sais. Je me suis renseigné il y a quelques années mais j'ai vite perdu l'envie. Beaucoup trop de paperasses. J'ai essayé de m'y mettre moi-même sauf que je ne suis vraiment pas bricoleur. »
« Ouais, je suis bien placé pour savoir que c'est un métier. Du coup, c'est quoi l'idée ? Attendre qu'elle s'écroule avec vous en dessous ? Ou alors vous êtes déjà mort et vous êtes un fantôme, c'est pour ça que vous vous en foutez ? »
« L'insolence est ton principal trait de caractère ? »
« C'est un reproche ou un compliment ? »
« Ça dépend. Mais si tu continues ainsi, c'est la grange qui risque de t'accueillir ce soir. »
Eggsy sourit mais c'est un sourire faux. Amer. Les deux jours passés sur sa moto se ressentent dans ses muscles tendus, dans son dos bloqué. Dans cette envie d'être chez lui.
« Je vous imaginais pas comme ça… », soupire-t-il, déçu.
« Pardon ? »
Eggsy masse ses cuisses et se lève.
« Rien. C'est juste que comme vous avez accepté que je dorme ici, je me disais que vous seriez d'accord pour qu'on fasse connaissance. J'me suis trompé, laissez tomber. Je vais me coucher. Bonne nuit. »
Harry pousse un lourd bâillement, étire ses bras, fait craquer ses chevilles. Le soleil est déjà haut dans le ciel, éclairant d'une lumière douce la campagne écossaise verdoyante. Il se redresse et pousse la couverture en tartan rouge et bleu qu'il conserve comme le plus précieux des trésors depuis son enfance. Son réveil annonce 9h33.
C'était déjà le matin lorsque son lit l'a accueilli (son dos lui a depuis longtemps fait abandonner l'idée de dormir dans son fauteuil de la bibliothèque) après avoir fini son livre difficilement. La fin de la conversation avec le jeune homme l'a un peu tourmenté et il s'en est voulu. Il fut un temps où il savait tenir son rôle d'hôte avec chic et distinction. Une autre époque, où il travaillait encore.
Il se lève d'un coup et récupère sa robe de chambre bordeaux pendue au porte-manteau, l'enfile et sort sa chambre en direction de la cuisine où Sophie doit déjà s'affairer.
Il attache la ceinture, arrange son col tout en descendant les escaliers. Harry suppose qu'Eggsy doit encore dormir, les jeunes d'aujourd'hui n'ont pas la réputation d'être matinaux. Ainsi, lorsqu'arrivé dans le hall, il entend des bruits provenir de la porte d'entrée ouverte et qu'il voit le jeune homme en train d'examiner la sonnette, une caisse à outils à ses pieds, il se morigène une nouvelle fois pour ses préjugés.
« Salut. », lance Eggsy en dévissant le capuchon en plastique.
« Bonjour. »
Le jeune homme retire ce qui le gêne pour regarder les fils électriques et se penche pour récupérer un nouvel outil avant de se remettre à la tâche. Il comprend le regard intrigué du propriétaire et s'explique :
« C'est la dame qui travaille là qui m'a donné les outils… J'espère que ça vous dérange pas ? »
« Du tout. », ment Harry sans trop de mal.
Eggsy sourit et hoche la tête. Il ne lui faut pas plus de quelques minutes pour comprendre ce qui ne va pas et pour réparer la vieille sonnette qui date des années 80 au moins. Quand son doigt presse le plastique mou et que le Ding Dong traditionnel retentit, son sourire de fierté illumine à lui seul l'entrée couverte par le lierre grimpant.
« Réparé. », ajoute-t-il assez inutilement.
« J'entends ça. »
Ils se regardent, se sourient à défaut de savoir quoi faire d'autre et c'est Eggsy qui finit par briser le silence gênant :
« J'suis désolé pour hier soir. J'étais crevé, j'aurais pas dû vous parler comme ça. Vous êtes déjà assez sympa pour m'héberger… Bref. Le dépanneur arrive dans une heure il m'a dit. Je serai parti dans la journée. »
Harry fait un petit signe de tête pour signifier que c'est déjà oublié, heureux de ne pas devoir présenter des excuses, lui qui préfère passer par des chemins détournés pour qu'on lui pardonne ses erreurs. Ce qui n'a pas été toujours efficace… Une voix résonne dans l'escalier de service qui mène à la cuisine. Sophie apparaît et s'arrête, surprise de trouver Harry dans le hall. Elle regarde les deux hommes tour à tour puis sourit.
« Ah. Vous voilà, Sir Harry. J'aurai bien aimé savoir qu'on avait de la visite. Quand je suis arrivée, la vaisselle était faite et j'ai trouvé ce charmant jeune homme en train de prendre un café. Il m'a tout expliqué et je lui ai donné les outils de Thomas. »
Harry jette un coup d'œil à Eggsy qui semble ravi de l'effet qu'il a sur la vieille gouvernante. Sophie essuie ses mains sur son tablier puis lâche un petit cri.
« J'allais oublier ! Thomas est déjà parti pour la ville. La réunion des exploitants commence à 10h30. Il m'a chargé de vous dire qu'ils vous attendront car vous serez en retard. »
« Merci Sophie. Je m'habille et j'y vais. Préparez-moi une tasse de thé, s'il-vous-plait »
Il regarde la vieille femme redescendre dans son antre, organisant déjà sa journée jusqu'à ce qu'Eggsy se rappelle à lui en rangeant les outils dans un vacarme assourdissant.
« Vous partez alors ? »
« Comme tu viens de l'entendre, j'ai une réunion avec les exploitants du domaine. Je pars d'ici à 20 minutes, le temps d'enfiler une tenue convenable. »
« Et vous revenez quand ? Je veux dire, on se verra avant que je parte… ? »
Harry sourit de surprise, le regard dans les yeux bleus d'Eggsy.
« Je ne pense pas. Ces réunions tirent toujours en longueur. Tu seras sûrement arrivé à Inverness et bien au chaud devant une tasse de chocolat quand je serais à peine de retour. »
« … Okay. »
Le jeune homme semble peiné mais Harry n'y fait pas attention et tend sa main en signe d'adieu.
« Merci de m'avoir hébergé en tout cas. C'était sympa de votre part. Et la sonnette devrait plus vous causer de problèmes. »
La poignée de mains ne s'éternise pas plus. Harry salue le jeune homme d'un signe de tête et monte s'habiller. Il choisit un costume noir, sobre et classique, qu'il accommode d'une cravate bleue marine. Il redescend ensuite dans le hall, récupère, posées à côté de son thé qu'il boit d'une traite, les clés de son Aston Martin V8 grise ainsi que ses lunettes de soleil avant de sortir.
Sur le chemin jusqu'au bolide flambant neuf qu'il s'est offert sur un coup de tête l'an dernier, il enfile ses gants en cuir, assortis à l'intérieur de la voiture. Ce genre détail, il ne veut pas l'oublier. Il jette son porte-document sur le siège passager, claque la portière et démarre.
Le son du moteur est un véritable plaisir dans le silence des Highlands. Les routes escarpées qui circulent entre les vallées sont ce qu'il lui faut en cet instant. Il accélère et, virage après virage, le poids qui était tombé sur sa poitrine à la vue de son jeune visiteur, disparaît. Quand il sera rentré, Eggsy sera définitivement un souvenir destiné à l'oubli.
La journée est longue. Les exploitants profitent de la présence de Lord Hart pour poser toutes les questions, proposer tous les projets possibles. Harry se démène, essaie de contenter tout le monde et remercie souvent Thomas de son aide précieuse. Lorsqu'ils ont fini, la nuit tombe sur le village et chacun rentre chez soi avec l'impression d'avoir pu avancer.
« Sir Harry, je vous suis. J'dois récupérer la dame au manoir. »
Harry montre son accord d'un hochement de tête et rentre dans la voiture. Le trajet du retour est plus long, il n'a plus besoin d'être grisé par une vitesse affolante. Par ailleurs, Thomas désapprouverait ce type de comportement dangereux, en parlerait à Sophie et s'il y a bien une chose qu'Harry Hart déteste le plus sur cette terre c'est bien se faire gronder comme un garnement par sa vieille gouvernante.
C'est en rêvant d'un thé, d'un bain chaud et d'un bon livre qu'il se gare dans la cour. Qu'elle n'est pas sa surprise lorsqu'il voit, à la même place, la moto d'Eggsy.