Aziraphale devait reconnaître que vivre avec Crowley était étonnamment plus facile que ce à quoi il s'était attendu.

Bien sûr, tout n'était pas rose. Les premières semaines, ils durent s'accoutumer tant bien que mal à leur nouvelle existence. On ne se défait pas aisément d'habitudes millénaires. Chaque fois que l'un d'eux effectuait un geste compliqué de la main avant de se rendre compte qu'il n'aurait aucun effet ou se concentrait avant de réaliser que c'était en vain, il se serait mis des claques. Dans ces moments-là, Aziraphale refusait obstinément de quitter livre et divan pendant deux bonnes heures au moins. Quant à Crowley, il avait l'impression que les objets lui en voulaient personnellement et était capable de monter dans des colères épiques.

Ils frôlèrent quelques catastrophes et se sentirent souvent stupides. Comment les humains parvenaient-ils à se dépêtrer de toutes ces situations sans le moindre pouvoir ? La boîte de premiers secours s'étoffa. C'est fou comment on ne peut pas se permettre d'être distrait quand on est incapable de se soigner d'un simple mot.

Mais, dans l'ensemble, cela ne se passait pas trop mal. Ils apprirent beaucoup. Et les galères se terminaient plus souvent en fous-rires qu'en disputes. Il faut dire que passer la moitié de la journée au lit rendait les choses nettement plus supportables.

Aussi Aziraphale ne vit-il pas venir le contrecoup. C'est quand il crut qu'ils avaient surmonté le plus difficile qu'une étrange langueur s'empara de lui.

La librairie était fermée depuis août. Il s'était fixé le mois de novembre comme dernière limite pour la réouverture, mais il trouvait toujours une bonne excuse pour la reporter au lendemain. Au grand dam de Crowley, maniaque du rangement, Aziraphale avait petit à petit rapatrié les livres auxquels il tenait le plus dans l'appartement, où ils formaient des piles disséminées un peu partout. Ca lui suffisait. Lui qui ne s'était pas vraiment habitué au sommeil et se contentait de dormir trois ou quatre heures par nuit se mit à avoir du mal à se lever le matin. Il faisait bonne figure pour ne pas inquiéter Crowley et Adam, prétendant juste avoir envie de se reposer un peu après 6000 ans de labeur.

A part pour aller nourrir les canards à St James, il sortait de moins en moins. Londres lui tapait sur les nerfs. Peut-être un changement d'air lui ferait-il du bien ?


Crowley l'appela depuis la chambre :

« Mon ange, qu'est-ce que tu fais encore ? Fiche la paix à mon ordinateur et viens te coucher. »

« Dans cinq minutes, » répondit Aziraphale depuis le bureau, absorbé par les photos qu'il faisait défiler.

Crowley déboula en boxer, feignant l'indignation :

« Tu oses dire "dans cinq minutes" à celui qui a incarné la tentation pendant des millénaires et qui t'attend presque nu sur le lit ? »

« Je vais finir par croire qu'Adam a commis une erreur en s'occupant de ton cas. A mon avis, ce n'est pas en humain qu'il t'a transformé, mais en incube. »

Avant que Crowley puisse répliquer ou pire, essayer de prouver quoi que ce soit, Aziraphale lui désigna l'annonce qu'il était en train de consulter.

« Regarde. »

« Une maison ? Dans le Sussex ? »

« N'est-elle pas superbe ? »

« Euh. Peut-être. Mais pourquoi ? »

« Je me disais que ce serait un nouveau départ. »

Aziraphale lui montra les photos en les commentant avec enthousiasme :

« C'est exactement ce qu'il nous faut. Jette un œil à ce magnifique jardin d'hiver ! Ce sera parfait pour tes plantes. Et il y a deux chambres. »

« Oh. »

Devant l'air désappointé de Crowley, il expliqua en souriant :

« Il m'en faut une pour stocker tous les livres qui ne rentreront pas dans le salon. »

« Et ta librairie ? »

« J'en ouvrirais une autre là-bas. Avec des livres que je pourrais vendre sans regret. La perspective de batailler avec les clients ne m'amuse plus tellement. Peut-être de la littérature pour enfants ? »

Crowley affichait une mine déconfite. Aziraphale s'arrêta net.

« Qu'est-ce que tu en penses ? »

« C'est-à-dire que... Ouais. Enfin. Laisse-moi le temps de m'y faire, quoi. »

« C'était juste une idée en l'air, » mentit Aziraphale. « Donne-moi ton avis franchement. »

« Franchement ? Je ne me sens pas prêt à aller m'enterrer dans un trou perdu. »

« Je comprends. Ce n'est pas grave. »

Aziraphale éteignit l'ordinateur.

« Bon, » dit-il d'un ton léger pour masquer sa déception, « voyons si le tentateur millénaire n'a pas perdu la main. »


Avec l'hiver, la mélancolie d'Aziraphale s'accentua. Il se surprit quelquefois à pleurer sans raison. Il se détestait de ne pas parvenir à se secouer. Et il détestait la façon dont Crowley le regardait de plus en plus souvent. Comme s'il était un objet fragile à manipuler avec précaution.

Alors que, face à la baie vitrée, il contemplait Londres silencieuse dans son cocon de neige, l'origine du problème lui apparut brutalement. Comment avait-il pu mettre autant de temps à comprendre ? Ce vide qu'il ressentait à l'intérieur, c'était celui laissé par la présence de Dieu.

Il ne pouvait pas en parler à Adam sans donner l'impression de regretter son choix, ni à Crowley sans aggraver l'air coupable que celui-ci affichait déjà suffisamment souvent quand il trainait dans l'appartement, entre deux longues virées solitaires avec la Bentley.

Aziraphale se mit à fréquenter assidûment l'église. Une fois, Crowley l'y accompagna, par curiosité. Il posa un pied prudent sur le sol de marbre. Osa un deuxième pas. Attendit, les épaules crispées. Puis fit demi-tour et sortit, l'air presque déçu. Il fut étrangement silencieux tout le reste de la journée.

Mais l'église n'apporta pas à Aziraphale ce qu'il était venu y chercher. Il songea que la prière n'était pas le seul moyen de rester en contact avec le Seigneur et qu'il y avait plus utile à faire.

En total contraste avec les semaines d'apathie qu'il venait de passer, il s'engagea dans toutes sortes d'organisations bénévoles. Alphabétisation, aide aux sans-abris, accueil des réfugiés… Pendant près d'un an et demi, il travailla sans relâche. Il se sentait mieux. Même sans ses pouvoirs angéliques, il n'était pas impuissant. Il pouvait agir autrement. Il refusait d'écouter les plaintes de Crowley, irrité de ne faire que le croiser dans l'appartement, et ses exhortations à ralentir le rythme et à se reposer.

Puis, il y eut ce bête accident, un soir de septembre. Il était tard, il faisait sombre. Aziraphale revenait du refuge pour femmes battues où il travaillait quelques heures par semaine. Epuisé, perdu dans ses pensées, il traversa sans regarder.

Quand l'anesthésie cessa de faire effet, en salle de réveil, une infirmière était penchée sur lui.

« Comment vous sentez-vous, M. Fell ? »

Désorienté, Aziraphale mit quelques instants à se rappeler que, des mois auparavant, Crowley avait pris la précaution de leur procurer de faux papiers et de leur bâtir un semblant d'existence légale. Mieux valait ne pas savoir comment.

« Tout va bien, » reprit l'infirmière. « Vous avez été renversé par une voiture. Vous avez fait une hémorragie interne. On a dû vous opérer. Ca va aller, maintenant. On a craint une commotion cérébrale. Les ambulanciers ont dit que vous répétiez : "Ca va, je ne vais pas mourir, je suis un ange."» Elle rit gentiment tandis qu'Aziraphale faisait une grimace embarrassée. « Mais ça devait juste être le choc. Je vous emmène dans votre chambre. Il paraît qu'il y a quelqu'un qui vous attend impatiemment et qu'il est plutôt du genre nerveux. »

« Nerveux » était un euphémisme pour décrire l'état d'agitation de Crowley. Il fit un effort manifeste pour ne pas se jeter sur Aziraphale aussitôt que le lit de ce dernier franchit le seuil de la chambre. Ce n'est qu'après l'avoir scruté pendant plusieurs minutes et avoir bombardé l'infirmière de questions qu'il consentit à se détendre un peu. La menace d'être mis dehors s'il fatiguait trop le patient l'y aida grandement.

Quand ils furent seuls, Crowley s'assit sur le bord du lit et serra avec force la main d'Aziraphale.

« Tu m'as fait peur, tu sais. »

« Tu as entendu : je suis tiré d'affaire. Cesse de t'angoisser. »

« Ca ne se serait pas produit si tu ne travaillais pas si tard, » dit doucement Crowley, avant d'avoir l'air de regretter sa phrase, mais ajoutant tout de même : « Je t'en prie, lève un peu le pied à partir de maintenant. »

« Ca n'a rien à voir. Un accident, ça peut arriver à tout le monde. »

Aziraphale savait ce que son compagnon allait répliquer et il ne voulait pas l'entendre. Aussi recourut-il à une pirouette en se forçant à sourire :

« Je suis plus solide que tu ne le crois. Tu n'es pas près d'être débarrassé de moi. »

Crowley se contenta de le regarder gravement.


Deux mois s'écoulèrent, durant lesquels Crowley fut aux petits soins jusqu'à ce qu'Aziraphale soit pleinement remis sur pieds. Un matin de novembre, celui-ci fut brusquement tiré de son sommeil par une exclamation enthousiaste :

« Debout, mon ange ! »

« Mmmh ? Depuis quand te lèves-tu si tôt ? »

« Depuis que je t'emmène en weekend. Allez, bouge, » l'exhorta Crowley en arrachant les couvertures du lit.

Deux heures plus tard, la Bentley se gara devant un cottage situé sur les hauteurs de Seaford.

Aziraphale fronça les sourcils :

« Tu as loué une maison ? Pour deux jours ? Ce n'était pas plus facile d'aller à l'hôtel ? »

« J'ai réservé une chambre dans le centre, mais je voulais qu'on passe ici d'abord. Le cottage est à vendre, je me suis arrangé pour qu'on puisse le visiter sans se farcir un agent immobilier, » dit Crowley en agitant des clés.

Voilà qui expliquait sa longue disparition de la veille.

« Tu… tu es sérieux ? »

Il ouvrit la porte sans répondre. La maison, entourée d'un jardin de belle taille mais délaissé, était spacieuse et lumineuse. L'annonce devait probablement comporter les mots « de caractère » et « pleine de charme ». Autrement dit, la demeure abritait des boiseries magnifiques mais aucun confort moderne.

Aziraphale se promena de pièce en pièce, s'extasiant sur la véranda donnant sur la lande, admirant la courbe de l'escalier.

« C'est exactement ça… » murmura-t-il.

Crowley l'observait avec un petit sourire. Il l'entraina à l'étage.

« Viens voir. Il y a plein de place pour tes livres. Alors, qu'est-ce que tu en dis ? »

« Elle est merveilleuse. Mais il y en a pour des mois de travaux. »

« On pare au plus pressé pour la rendre habitable, et une fois dedans, je m'occuperai du reste. Ce n'est pas toi qui me disais l'autre jour que je devrais me trouver une occupation ? Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? »

« Oh, rien. Je viens de t'imaginer en train de bricoler. Tu ne sais même pas planter un clou. »

« Le roi de la reconversion, tu te souviens ? Et tu es devenu un expert en premiers secours, de toute façon. »

Aziraphale n'osait pas y croire. Un soupçon de mauvaise conscience le poussa à argumenter :

« Je me suis engagé dans beaucoup de projets. »

« Il y a des gens à aider ici aussi. Mais cette fois, je veillerai à ce que tu restes raisonnable. Et que tu n'en fasses pas une fuite en avant. »

« Tu ne voulais pas quitter Londres. Je ne veux pas que tu te forces pour moi. »

« Alors, considère que je le fais pour moi. J'ai besoin de te voir heureux. »

Une onde de chaleur se répandit dans la poitrine d'Aziraphale. Il adressa à son compagnon, qui le dévisageait depuis l'autre bout de la pièce, un sourire lumineux. Un sourire de pure joie angélique. Il vit Crowley vaciller. Aziraphale se jeta dans ses bras.

« Tu crois que l'agence est ouverte ? On pourrait y passer maintenant ? »

« A vrai dire… Je suis vraiment soulagé que le cottage te plaise parce que, eh bien… j'ai signé l'acte d'achat hier. Il ne reste que quelques formalités pour que tu en sois le propriétaire aussi. »

Aziraphale poussa une exclamation et le couvrit de baisers, tandis que Crowley faisait semblant de se débattre en riant.

« Annule l'hôtel, on va dormir ici cette nuit ! » dit Aziraphale, excité comme un gamin un soir de Noël.

« Mon ange, il n'y a pas de lit, il fait glacial et l'électricité est coupée. »

« Je m'en fiche ! On n'a qu'à aller chercher des couvertures et des bougies à Seaford ! »

Crowley sourit.

« D'accord, d'accord. De toute façon, il est temps que tu découvres ta librairie. »

Aziraphale écarquilla les yeux :

« Dis-moi que tu plaisantes. »

« C'est ce qui m'a décidé pour cette maison. Il y avait une surface commerciale qui se libérait dans le centre au même moment. »

« Tu as acheté une librairie ? » répéta Aziraphale, hébété.

« J'ai juste mis une option dessus. Je ne voulais pas l'acheter sans que tu la voies. Mais je suis certain que tu vas l'aimer. »

Et personne ne connaissait son ange mieux que lui.


Crowley avait refusé qu'ils donnent un nom au cottage, affirmant que c'était ridicule et qu'Aziraphale était capable de choisir une mièvrerie comme « Notre paradis » ou quelque chose d'aussi mauvais goût. Il avait en revanche insisté pour qu'ils inaugurent la maison selon une coutume humaine consistant, selon lui, à faire l'amour dans chacune des pièces. Aziraphale n'avait jamais rien entendu de tel mais s'y plia de bonne grâce.

Le dernier carton déchargé, ils considérèrent la quantité de travail qui les attendait et décidèrent qu'il passerait après une balade sur la falaise.

Le ciel était plombé. La pluie ne tarderait pas. Le vent faisait défiler les lourdes nuées sombres. Face à eux, la mer préparait ses assauts contre la craie claire. Ils se sentaient minuscules. Ils se repurent du spectacle un bon moment, en silence. Aziraphale songea qu'il ne s'en lasserait jamais, quel que soit le temps qui leur serait encore accordé. Des dizaines d'années, avec un peu de chance. Et en espérant que le Ciel et l'Enfer ne s'en mêlent pas à nouveau. Si cela devait arriver, au moins, ils étaient maintenant assurés de combattre dans le camp qu'ils auraient de toute façon choisi.

Une diagonale de lumière perça la masse compacte des nuages et tomba sur la mer, faisant scintiller les vagues. Les doigts froids de Crowley se glissèrent entre ceux d'Aziraphale, qui les pressa en retour sans quitter l'horizon des yeux.

Quelle planète idiote et fabuleuse.


Notes:

1) Cette fic a été initialement postée sur ao3. Elle est dédiée à Lunasong365, qui a eu la gentillesse de traduire (merveilleusement) ma fic "Tout ce qu'on ne dit pas" en anglais. Je vous conseille vraiment d'aller y lire (notamment) son cycle de poésie inspirée par "Good omens". Dit comme ça, le concept peut sembler un peu déroutant, mais le résultat est tout simplement magnifique et très touchant.

2) N'hésitez pas à laisser une review. Quand elle est positive, elle encourage à continuer; quand elle est critique, elle permet de progresser. Merci! J'en profite pour remercier Zoyou pour son soutien inconditionnel! :)