La matinée s'était déroulée parfaitement aux yeux de Sherlock. Lui et John avaient bouclé une affaire tard dans la nuit et, après presque trois jours sans dormir, ils s'étaient effondrés chacun dans leur chambre pour un peu de repos bien mérité. Sherlock s'était levé avec un indéniable sentiment de contentement, chose qui n'arrivait qu'après une affaire particulièrement stimulante. Autre rare instance, l'idée de passer une journée à ne rien faire ne le remplissait pas d'horreur : une nuit de sommeil complète après une chasse au criminel faisait des miracles sur le caractère de John. Sherlock hésitait à faire plus de bruit pour pousser son ami au réveil. Il avait suffisamment patienté pour profiter de tous les bienfaits qu'un John Watson de bonne humeur distribuait autour de lui.

Il n'avait pas eu besoin de le réveiller, John s'était levé deux heures après lui, sa magie développant un kaléidoscope de couleurs et une impression de douce chaleur. Elle lui rappelait le feu de cheminée dans le bureau de son père quand il était petit, toujours changeante, potentiellement létale mais totalement apprivoisée dans l'âtre. La magie de John n'apparaissait pas aussi nettement à Sherlock que celle des autres. Là où les gens étaient entourés de couleurs vives, celle de John était plus diluée, pas à proprement parlé terne, mais plutôt comme des pastels ou des aquarelles. Un mélange de teintes qui s'entrelaçaient, se mélangeaient, présentaient toutes les nuances de l'humeur de John alors que pour la plupart des gens, seule leur humeur principale était visible. Sherlock avait depuis longtemps abandonné la volonté de comprendre John Watson, ainsi que de tenter d'expliquer en quoi il était différent. De toute façon, les gens ne comprenaient déjà pas qu'il puisse voir la magie de cette façon, elle était censée être cachée, pas apparaître d'une manière si claire quand on ne faisait pas appel à elle.

A peine levé, John s'était attelé à la préparation du petit déjeuner : une théière entière de leur meilleur thé et des toasts grillés, nappés de beurre et de confiture de mure. Le matin, l'humeur de John pouvait se déduire de son choix en confiture : mure (le préféré de Sherlock) n'était sorti que lorsque John voulait le récompenser, souvent pour avoir retenu ses remarques acerbes, fraise était le parfum de tous les jours, un bon compromis entre leurs goûts. Abricot était le signe que John avait quelque chose à lui reprocher et la marmelade d'orange était la pire des punitions. John n'avait sorti la marmelade que trois fois depuis qu'ils avaient emménagé ensemble et à chacune de ces instances, il avait refusé d'adresser la parole à Sherlock pendant 3 jours. Même ses promenades au parc n'avait pas permis de dissiper l'aura noire qui l'entourait. La magie de John pendant ces trois jours avait paru glacée, dure et rigide, loin des douces vagues habituelles.

Frissonnant pour chasser ce mauvais souvenir, Sherlock termina le morceau qu'il était en train de jouer avant d'en commencer un autre. Il jouait depuis une heure pendant que John feuilletait le journal, un second service de thé avait été servi et, d'ici peu, John allait se lever pour commander le repas de midi. Sherlock avait atteint le troisième mouvement d'une sonate de Bach, quand John se leva.

Sans s'arrêter de jouer, Sherlock se tourna vers lui : " Du poulet Makkhani avec un supplément de naan" annonça-t-il.

"Comment sais tu que j'allais …" il ne termina pas sa phrase "Laisse tomber, je ne veux pas savoir de quoi tu as déduis que je voulais manger indien et que je me levais précisément pour commander". Son ton était sec mais un sourire était apparu au coin de ses lèvres. "Donc poulet Makkhani ! Je suis étonné que tu manges à nouveau, tu as repris des toasts deux fois ce matin."

"Manger me ralentit, mais comme je n'ai pas l'intention de bouger aujourd'hui, il n'y aura aucune conséquence à abuser un peu."

John émergea de la cuisine avec le flyer de leur restaurant indien préféré. Il sortit son téléphone de sa poche et plaça leur commande en quelques instants. Sherlock s'était à nouveau tourné vers la fenêtre et observait la vie de Baker Street en terminant sa sonate. Il sentit le regard de John dans son dos pendant qu'il se balançait doucement au rythme de la musique. Sherlock avait toute son attention et c'était une de ses sensations préférées, surtout quand John murmurait des mots comme "Incroyable", "magnifique" ou qu'il regardait Sherlock avec fierté et de l'admiration. Sherlock abaissa son archet et son violon.

"Le livreur devrait être là dans 30 minutes, je vais prendre une douche, pense à lui ouvrir si je ne suis pas sorti avant qu'il arrive."

"Mme Hudson peut s'en occuper, elle est là pour ca"

"Elle te répèterait qu'elle est notre logeuse, pas notre gouvernante. De toute façon, elle est partie hier chez sa sœur. Essaie de faire attention, je suis affamé et je n'ai pas envie d'attendre que le livreur repasse parce que tu as été trop paresseux pour descendre lui ouvrir."

John ferma la porte derrière lui sans lui laisser le temps de répondre. Le manque d'audience n'empêcha pas Sherlock de se retourner, les pans de sa robe de chambre volant autour de lui. Il atteignit le canapé en quelques pas, ses pieds nus se posant brièvement sur la table basse, avant de se laisser tomber sur les coussins. Il tourna le dos à la pièce et décida de trier les informations intéressantes de leur dernière enquête pour future référence.

Certains détails valaient vraiment la peine de les ranger dans son palais mental même si, tout compte fait le mobile de cette série de cambriolage avait été sans interêt. Seul le modus operandi avait été brillant.

La plupart des créatures magiques peuplant la terre ne se mélangeaient pas et plusieurs se portaient une haine tenace. Réussir a faire travailler spectres, farfadets et elfes ensemble était un défi en lui-même. Réussir à associer leurs capacités sans créer de perturbation prouvait une connaissance de leurs propriétés et interactions qui frôlait le génie. Leur cumul avait rendu le système de sécurité des victimes complètement aveugle et avait embrouillé Sherlock pendant quelques temps. Seule l'analyse d'un résidu sur les lieux d'un troisième cambriolage lui avait donné la clé de ce mystère. Il avait prévu plusieurs expériences pour reproduire ce mélange. Une fois qu'il maîtriserait le procédé, il pourrait appliquer ces nouvelles connaissances et créer de nouvelles associations. Il avait pour des jours entiers de recherche devant lui. Il commencerait dès demain. Sa première série d'essai était déjà planifiée et le tableau pour enregistrer les résultats était également sauvegardé dans son palais mental. Il y a quelques mois, il n'aurait pas attendu pour commencer, mais les premiers pas d'une nouvelle expérience étaient ceux qui risquaient le plus de mal tourner et il ne voulait pas risquer la bonne humeur de John avec quelque chose d'aussi ennuyeux qu'une explosion, de mauvaises odeurs ou un nettoyage non prévu de plafond.

En parlant d'ennuyer John … il devait surveiller le livreur. Sherlock sortit de son palais mental pour trouver John dans le salon, fraîchement lavé et les poings sur les hanches.

"Heureusement que le livreur a pris l'habitude de m'appeler quand personne n'ouvre la porte."

Un coup d'œil rapide à la table de la cuisine calma Sherlock. Il avait visiblement raté le livreur, mais le repas avait bien atteint sa destination. Un second coup d'œil à John finit de le rassurer, il n'avait pas l'air en colère, juste exaspéré.

"Je ne sais pas comment tu as fait pour survivre seul toutes ces années." John se dirigea vers la cuisine et commença à organiser la table. Il installa leurs assiettes et couverts et sortit les divers contenants des sacs en plastique.

Sherlock se posait régulièrement la même question mais il mourait avant de l'avouer à qui que ce soit, John était devenu une nécessité dans sa vie.

"Je me débrouillais très bien tout seul, je n'ai pas besoin de trois repas par jour."

"Bien entendu. Du coup, tu ne m'en voudras pas de garder ton poulet pour demain au travail. Je commence à en avoir marre des sandwich du distributeur automatique"

A ces mots, Sherlock se leva du canapé, repassa par dessus la table basse et atteignit sa chaise dans la cuisine en quelques enjambées. Il saisit rapidement la boite de poulet Makkhani et plusieurs naans avant de s'asseoir. Un léger ricanement lui fit lever la tête. John souriait, pas le petit sourire en coin qu'il utilisait le plus souvent, mais un vrai sourire, qui atteignait ses yeux et se mélangeait avec la tendresse que Sherlock avait vu apparaître de plus en plus souvent ces derniers mois. Il ne savait pas quoi faire de cette constatation et, comme à chaque fois, décida de s'en occuper plus tard. Il lui fallait plus de données avant de conclure quoi que ce soit. Les sentiments n'étaient vraiment pas sa spécialité.

Ils commencèrent à manger avant que John n'engage la conversation.

"Le procès de Moriarty commence dans 3 jours, Lestrade voudrait que tu passes demain à Scotland Yard pour refaire un point."

"Nous avons déjà revu mon témoignage deux fois, pour qui me prend-il ? Un des idiots qui travaille avec lui ? Je n'ai pas besoin de le ressasser une troisième fois."

John poussa un soupir avant de répondre :

"C'est exactement pour cela qu'il veut revoir l'ensemble avec toi. Un témoignage, c'est plus que des données à transmettre. La façon dont tu les annonces est aussi importante. Et traiter les gens d'idiot ne va pas aider à te rendre sympathique."

"Je ne veux pas être sympathique", Sherlock mit autant de dédain que possible dans ce dernier mot, "la vérité reste la vérité quelque soit la façon dont elle est communiquée"

John se passa la main sur le visage : "Écoute Sherlock, je ne vais pas discuter avec toi de la véracité de tes dires. Le fait est que le jury sera plus enclin à t'écouter si tu n'insultes pas toutes les personnes présentes." Sherlock ne put s'empêcher de se protéger en croisant les bras, il pensait que son comportement de dérangeait pas John, du moins pas au point de vouloir le changer.

"C'est toi qui insiste sur le fait que Moriarty doit absolument être mis hors d'état de nuire. Et après la piscine, je ne peux qu'être d'accord avec toi. Nous voulons juste être sur qu'il ne ressorte pas libre de ce procès"

Tout cela était logique et Sherlock savait que John et Lestrade avaient raison. Cela confirmait également sa conviction que les gens étaient, pour la plupart, des crétins sans cervelle et un énorme gâchis d'espace. Mais cela n'expliquait pas sa réaction aux mots de John. Il n'avait rien appris à Sherlock, il connaissait très bien l'effet qu'il avait sur les gens. Pourtant entendre que son seul ami voulait le changer l'avait mis sur la défensive et il ne comprenait pas pourquoi il était devenu difficile de respirer profondément. John se remit à son repas, complètement ignorant du maelström de pensées négatives qui assaillaient Sherlock. Ce dernier arrêta de manger et commença à déplacer le reste de son poulet autour de son assiette, l'appétit complètement coupé par la tournure de leur conversation. Peut-être allait-il commencer sa nouvelle série d'expérience aujourd'hui tout compte fait, sa bonne humeur s'était évaporée et il fallait quelque chose pour lui changer les idées.

"Fini de manger Sherlock, j'aimerai profiter encore un peu de ton violon pendant que je termine mon dernier article sur le blog. Si ça ne te dérange pas, bien sur. Tu pourrais peut être déduire les gens dans la rue ensuite ? J'ai beau t'avoir vu faire des centaines de fois, je suis toujours autant stupéfait du nombre de choses que tu apprends avec un simple regard. Tu pourrais même être aussi insultant que tu veux. Voit cela comme une contrepartie pour bien te tenir au procès."

L'étau autour de sa poitrine disparut aussi vite qu'il était apparu. John était vraiment un mystère, il créait une multitude de réactions en Sherlock, la grande majorité n'ayant aucun sens. Il reprit sa fourchette et s'attaqua aux restes de son assiette, si John lui demandait, c'est que cela ne devait pas le déranger tant que cela. Sûrement que le problème était réellement le procès et pas quelque chose de plus permanent.

"J'irai voir Lestrade demain."

John leva les yeux de son assiette et acquiesça avant de retourner à son repas. Le sujet était clos, Sherlock allait se plier aux lubies de Lestrade, Moriarty allait être enfermé pour les trente prochaines années et John continuerait à être d'humeur joyeuse.

Son assiette enfin vide, il se leva et retourna à son poste devant la fenêtre. Il saisit son violon et son archer et démarra une de ses propres compositions. Il avait piraté le compte de John ce matin. Son colocataire avait déjà écrit les grandes lignes de leur dernière affaire pendant qu'ils attendaient que les incompétents de Scotland Yard regroupent les preuves et enregistrent leurs dépositions. Il lui faudrait encore une heure pour conclure, corriger les fautes et, la tâche la plus fastidieuse aux yeux de Sherlock, bidouiller sans fin pour essayer de donner un style correct à l'ensemble du texte. A ce jour, John n'avait jamais réussi ce challenge quelque soit le temps passé sur sa prose. Tous les efforts de Sherlock pour remédier au problème s'étaient soldés par la même réponse : "Entre nos deux blogs, rappelle moi qui a le plus de visite ?" Malgré tous les arguments avancés sur les problèmes de syntaxe, le niveau affligeant de grammaire ou d'orthographe de certains commentaires et sur l'utilisation abusive du langage sms par leurs contemporains, aucun n'avait pas permis à Sherlock de faire passer le message voulu, ni à John d'améliorer ses textes.

La concentration de Sherlock retourna sur son violon. John avait décidé du programme pour cet après midi et Sherlock ne voyait aucune raison de lui refuser. Il pourrait se montrer difficile plus tard dans la semaine.