Tremors


Eren constata, non sans ironie, qu'avec l'intermédiaire du couteau entre son épiderme et celui de Levi, ses doigts ne tremblaient plus. Au contraire : le poids de l'acier dans sa paume était aussi familier que stimulant. Toutefois, lorsqu'il approcha la lame de l'intérieur du coude du caporal, il hésita.

« En êtes-vous bien sûr ? Demanda-t-il avec une pointe d'anxiété.

- De quoi ? Vouloir me tailler le nom de mon crevard d'oncle ? Rétorqua Levi, puis sans attendre de réponses, continua sur sa lancée : aussi étonnant que ça puisse paraître, j'ai passé d'excellent moment avec cette raclure de Kenny et je lui dois en grande partie ce que je suis devenu. Le bon comme le mauvais. »

Eren eut une moue sceptique : il avait bien du mal à croire que le meilleur en l'homme qu'il adorait tant pouvait être l'œuvre de cet assassin de masse. Mais Levi tenait à ce que l'initiale de Kenny accompagne celle de sa mère sur son bras droit afin que la fratrie fût enfin réunie. Seulement, il n'était pas assez habile de sa main gauche pour la graver lui-même.

Levi devait bien reconnaître qu'il était assez étonné de sa propre initiative : ses balafres avaient une dimension intime pour lui et elles n'avaient de sens que si c'était lui qui les gravaient. Pourtant, il n'éprouvait ni malaise ni nervosité à l'idée de confier cette charge à Eren, aussi inexpérimenté fut-il.

Le garçon secoua pourtant la tête et insista :

« Mais êtes-vous certain de vouloir me laisser faire ? Je n'écris pas vraiment bien. »

L'ombre d'un sourire étira brièvement le coin des lèvres de Levi. Entre tous les conflits d'intérêts qui auraient pu tirailler sa conscience, songea-t-il avec amusement, Eren semblait simplement préoccupé par la qualité de son écriture et du rendu qu'elle aurait sur lui.

« Je sais quel sagouin tu fais, répondit-il, mais j'ose espérer que tu t'appliqueras davantage sur la peau de ton supérieur que sur papier. »

Eren fit la moue, parut vouloir répliquer, mais ne trouva rien à redire.

« J'ai confiance en toi, poursuivit Levi, il n'y a qu'à te voir dépecer une bête : tu as un talent inné pour la boucherie. Ce n'est pas si différent. »

Le garçon ne sut guère convenir si le compliment était sincère ou purement ironique. Il n'eut pas le temps d'y méditer toutefois, car Levi enveloppa sa main et guida le couteau au milieu de son avant-bras. Il se pencha légèrement en avant et son souffle caressa la pommette échauffée d'Eren.

« Le secret est de trouver le bon équilibre. Si ta lame ne pénètre pas assez, elle ne laissera pas de cicatrice, dit-il tout en appuyant doucement sur ses doigts pour enfoncer l'acier dans sa propre peau. En revanche, si tu vas trop profondément, tu risques de léser les muscles. »

Levi dégagea sa main et laissa apparaître une estafilade superficielle où germait de timides perles vermeilles. Eren eut un hochement concerné, mais en son for intérieur, il essayait surtout de se rappeler ses leçons d'écriture sous la tutelle de sa mère et durant lesquelles il avait recopié d'interminables rangées de lettre parfaite. Elle aurait été consternée, réalisa-t-il alors, de s'apercevoir qu'en grandissant, son écriture s'était pas mal étiolée.

« De toute manière, tu n'as pas intérêt à me rater », l'avertit gravement Levi, le sortant aussitôt de ses réflexions nostalgiques.

Eren raffermit sa prise sur le balisong, s'efforçant de se concentrer sur son pensum plutôt que de délibérer sur le crédit de la menace du caporal. Mais quand enfin, il eut fini d'atermoyer et s'apprêta à entamer le pâle épiderme, un souffle tiède dans sa nuque le fit sursauter.

Il se redressa vivement, une main plaquée dans son cou comme si un moustique venait de l'y piquer, et darda sur le fauteur de trouble un regard tiraillé entre ahurissement et indignation. Levi arborait un air faussement innocent qui déconcerta tout à fait le garçon.

« C'est moi qui tiens le couteau, voulut-il le mettre en garde, vous n'êtes vraiment pas en position de plaisanter.

- Tente donc ta chance, gamin », rétorqua Levi et sa mine inoffensive se mua en un rictus taquin.

Les mots sonnèrent curieusement familiers aux oreilles d'Eren. Lui revint alors les réminiscences de cette soirée insolite où, au plus fort d'une de ses crises de panique, Levi l'avait enlacé fermement, massé son abdomen noué par l'angoisse, avant de le repousser en lui assénant cette même réplique. L'étreinte avait laissé à Eren un souvenir doux-amer de quiétude terni par un arrière-goût de frustration.

Pourtant, si les propos étaient quasi conformes, Eren avait l'étrange sentiment que cette fois-ci, ils n'accusaient non pas de réprimande, mais plutôt une subtile invitation.

Le garçon baissa précipitamment la tête pour dissimuler ses joues pivoine et son sourire béat, jubilant à part lui de cet échange complice avec son supérieur. Un frisson implacable se répandit aussi dans son ventre, remonta dans sa poitrine et le fit trembler un court instant. Il n'aurait su dire s'il trouvait la sensation agréable ou incommodante, un peu des deux éventuellement, mais elle le grisa tant et si bien que quand elle se fut évanoui, Eren en ressentit un manque singulier. Un vide frustrant, presque douloureux.

Ce n'était pas la première fois qu'il éprouvait ce sentiment exultant en présence de son supérieur, mais maintenant qu'il en avait identifié l'origine, chacune de ses émotions à son égard prenait un tout nouveau sens, s'exprimait avec une intensité qui lui vrillait le crâne et ébranlait ses entrailles.

Eren prit une brusque inspiration comme pour disperser ses pensées absconses. Il guetta une nouvelle perturbation qui n'arriva finalement pas, avant de se lancer une bonne fois pour toute.

Il fut ébahi par la simplicité de l'opération : l'acier était si parfaitement aiguisée que l'épiderme s'ouvrait avec une facilité déconcertante sous le fil de la lame. Le brun en éprouva même une délicieuse satisfaction. Il réalisa avec brio une première entaille, essuya les effusions de sang en ignorant consciencieusement sa soudaine envie de coller sa bouche à la plaie suintante, puis finalisa la lettrine avec une arabesque dont sa mère aurait été particulièrement fière.

« Je savais que tu t'en sortirais à merveille », reconnut Levi avec un hochement satisfait et aussitôt, un nouveau fourmillement assiégea l'estomac d'Eren.

Gonflé par une nouvelle assurance, fier de son œuvre dermique et de la reconnaissance de son supérieur, il en oublia sa concentration exemplaire et cueillit par réflexe le sang frais qui dégoulinait de l'entaille. Levi ne put réprimer son amusement devant la réaction du garçon qui, réalisant ce qu'il était en train de faire, parut exagérément confus, mais continua tout de même de suçoter ses doigts ensanglantés comme si sa vie en dépendait.

« De quoi es-tu embarrassé, gamin ? Tu viens de t'enfiler une fiasque entière de mon sang », relativisa Levi et le brun se détendit instantanément.

Une fois que son bras fut pansée, Levi enfila promptement sa chemise et entreprit de regrouper le matériel médical.

« Il est temps pour les moutards de se mettre au pieu », annonça-t-il à l'adresse du brun.

Vexé, Eren s'apprêtait à objecter, mais se rappela qu'à chaque fois qu'il essayait de démontrer sa maturité, il paraissait à l'inverse excessivement puéril. Maugréant à part lui, il se contenta de se traîner à la salle d'eau avec prudence, soucieux de ne pas réveiller trop tôt ses douleurs latentes, pour y laver secrètement son affront.

Quand il revint dans la chambrette, mains fraîchement lavées et vessie vidée, la pièce était plongée dans une semi-pénombre. Le halo faiblard d'une bougie sur la table de nuit enveloppait la silhouette du caporal, installé sur son siège habituel au chevet du lit.

« Vous ne comptez pas dormir ici à nouveau ? S'indigna alors Eren.

- Pourquoi ? Tu as organisé une petite sauterie avec tes camarades sans même m'inviter ? Rétorqua Levi, caustique.

- Vous êtes convalescent, argua-t-il, vous avez besoin de vous reposer convenablement dans un vrai lit.

- Occupe-toi d'abord de ton cul avant de te tracasser du mien, lui répondit l'officier en levant les yeux au ciel, mais si tu insistes, tu peux avoir la chaise. »

Le brun ne protesta pas davantage. Il se glissa dans son lit et sitôt après, Levi soufflait la flamme et les plongeait dans le noir. Eren remonta les draps sous son nez et se délecta de leur bonne odeur de propre mêlée à la fragrance suave et sauvage de Levi.

Il était exténué, réalisait-il seulement, et à présent que le semblant de forces que lui avait octroyé son frugal repas déclinaient, l'épuisement et ses tourments le rattrapaient. Pourtant, en dépit de la somnolence qui le guettait, Eren se sentait bien incapable de fermer l'œil.

Il ignorait comment il était supposé dormir alors que la présence de Levi attisait cruellement ses sens, que son odeur le nimbant de toute part enflammait son imagination et son appétit charnel. En outre, Eren avait aussi la curieuse impression que cette nuit encore lui réservait de nouvelles révélations troublantes.