Titre: La nuit blanche pourrait durer... toute l'éternité... jusqu'à la fin de l'été
Auteur.e : mnabokov
Traductrice : Elizabeth Mary Holmes
Relectrice : Nalou
Rating: M
Genre(s): Romance
Warning : Usage récréatif de drogue ; relation S/M sottovoce
Pairing : Charles Xavier/Erik Lenhsherr
Chapitres : 1/3
Notes : Merci beaucoup à mnabokov de m'avoir laissé traduire cette perle aigre-douce. Merci aussi à Nalou de m'avoir initiée au Cherik et d'avoir relu ce texte ! Merci à vous de venir me lire, après tout c'est aujourd'hui que je publie mon 100e texte. Vous trouverez sur Archive of Our Own un petit lexique en annexe. Bonne lecture !
un
Ils se rencontrent un été sur une plage de Tel Aviv alors que le soleil écrase la ville et que même le ciel semble bailler mollement dans la torpeur du début d'après-midi. La plage de sable est silencieuse et brûlante, noire de gens qui s'y prélassent.
Charles marche sans but, ses orteils s'enfoncent à chaque pas dans le sable. Tout lui semble infini : la plage, l'océan, le sable et même l'été.
Pour sa défense, les contours de la ville grattent le ciel bleu layette. Les bâtiments rose pâle et blanc crémeux sont comme les dents d'une terre qui semble d'autant plus inerte qu'elle déborde de vie, abritant une nation de guerre et de religion sur une terre de contradictions, et ce plus particulièrement maintenant, ici, sous le soleil implacable.
Depuis quatre jours, il est là, et ne semble pas encore s'être lassé de la mer. Il se sent autant fébrile que paresseux. Ici le soleil tape avec acharnement. Chaque jour depuis son arrivée, il chemine à travers les marchés, passe devant les vendeurs ambulants, effleure les plantes suspendues, et arrive enfin sur la bande de sable qui borde la Méditerranée. A cause des coups de soleil, sa peau commence à peler.
A sa gauche la mer s'étale paresseusement. Il a passé de nombreuses heures à se prélasser dans les eaux peu profondes, regardant fixement le ciel alors que le ciel le regarde fixement lui aussi. Aujourd'hui, pourtant, il continue à marcher le long du rivage sans aller se baigner. Loin de la ville, la plage devient presque déserte. Maintenant il y a davantage de place, plus d'espace pour respirer, et le sable n'est plus constellé de serviettes de bain.
Il continue d'avancer.
La sueur perle sur son front et roule le long de son dos, des mèches de cheveux collent derrière ses oreilles, sa fine chemise de coton commence à devenir transparente. Il voit trois silhouettes sous un arbre à côté d'un stand. Quelques pièces cliquettent dans sa poche quand il y plonge la main pour y récupérer assez de monnaie pour se payer une bière.
A quelques mètres de la mer, une bande de sable chaud le sépare du stand et d'une bière potentiellement fraîche mais il sent déjà une onde de frustration émaner d'une grande silhouette sous l'arbre, presque comme si elle en était l'épicentre.
Trois hommes se tiennent devant le petit chariot, deux d'entre eux sont engagés dans une conversation furieuse. Le troisième homme, le vendeur, relève la tête à l'arrivée de Charles et pose une question en hébreu en haussant un sourcil épais. Charles pointe du doigt une bouteille de bière, « Bevakasha », détournant poliment le regard des deux hommes qui continuent d'échanger bruyamment tout en sortant les pièces de sa poche.
« Zev !» l'un des hommes interrompt bruyamment et le vendeur se retourne.
Charles se retourne également et observe les deux hommes : l'un est grand et élancé, l'autre petit et corpulent. Brusquement, le vendeur répond mais le plus grand fait un pas en avant. Charles sent une pulsion d'énergie sombre, de colère, et ses doigts le démangent. Il veut seulement une bière.
Le grand ne ménage pas le plus petit qui n'est pas du tout d'accord, le vendeur hausse les épaules, et le grand baisse la tête en murmurant dans sa barbe : « Je ne peux pas croire que... » presque inaudible mais Charles parle aussitôt en anglais : « Navré mon ami, » Charles fait un pas vers l'homme grand : « mais je... »
Il tourne la tête et ses yeux sont captivants : bleu-vert-gris. - Mein Gott, imbécile, jamais plus, pas après - est tout ce que parvient à percevoir Charles avant de faire face à l'équivalent télépathique d'un miroir.
L'homme se saisit de Charles et de détails en l'espace de quelques secondes : sa chemise tachée de sueur, le métal de sa montre (un alliage d'argent), l'origine de son accent (britannique), un flot d'informations saisissant avant de dire sur un ton tranchant « Je ne suis pas ton ami ! »
Charles recule d'un pas, autant à cause des mots de cet homme que de l'intensité de ses pensées. « Navré ! » réitère-t-il après avoir légèrement relevé ses barrières mentales. « Mais je voulais juste... »
« Une bière » l'homme gesticule devant le vendeur, lui demandant clairement de servir Charles. « Comme ça tu peux te barrer. » Toutefois, le vendeur, insistant, retourne à l'hébreu et Charles ne sait pas où se mettre « Tout va bien, je ... »
Mais le grand se dresse véhément contre le vendeur et Charles se hérisse. Tout ça pour une bouteille. Vraiment ?
Le vendeur sort de derrière son stand, les sourcils froncés et le poing serré. « Tout va bien, je vais juste me barrer. » dit-il en essayant de s'interposer entre les deux hommes. C'est à ce moment que Charles fait mine de lever une main, comme pour retenir le grand homme et à la seconde même où la main est levée, l'homme aux yeux pâles et perçants s'en saisit immédiatement comme un serpent sortant des hautes herbes. Sa poigne broie presque les os fins du poignet.
Instinctivement, la main libre de Charles se pose sur sa tempe, les lèvres pincées alors qu'il reçoit enfin quelque chose :
- Mein Gott je n'aurais jamais dû venir ici casser son poignet métallique argent montre poignet os -
Le grand homme se fige sur place. Derrière eux, le vendeur et l'homme trapu se retournent et partent dans des directions opposées. « Tu vas me laisser partir, Erik » dit Charles. Charles qui apprend le nom de l'autre homme en même temps qu'il le prononce. « Et tu vas rentrer chez toi et... » Le métal de la montre de Charles tinte, écho à la poigne de chair et d'os sur son autre poignet.
« Quoi... ? »
Vingt ans après, Charles parlera de cet instant comme d'une révélation. Vingt ans après, Charles dira que c'était remarquable. Mais pour l'instant, en ce moment précis, c'est comme un éclair, un éclair dans la gorge, un éclair dans le ventre comme si Charles regardait dans un miroir et y voyait enfin un reflet plutôt que des ombres.
D'un coup, il voit.
Un bruit de gorge étouffé lui échappe et il relâche son emprise sur le corps et les pouvoirs d'Erik.
Erik recule en trébuchant, l'air aussi sonné que Charles. Il a pâli et de la sueur perle sur son front. « Qu'est ce que... Comment as-tu...? »
Charles rit, ravi, clignant des yeux pour chasser le soleil et la sueur. Le goût de l'air salé sur le bout de sa langue. Tu ne vois donc pas, Erik ? projette Charles.
« Comment tu fais ça ? » demande Erik, la voix rauque, reculant d'un pas. Son esprit bruisse comme une lame de scie. Le métal autour d'eux - la montre de Charles, le chariot métallique du vendeur, les capsules des bouteilles de bière - commence à tinter en guise d'avertissement.
« Je suis comme toi. » répond Charles, les lèvres ourlées en un sourire énigmatique. « Mon nom est Charles Xavier et je suis tout à fait comme toi. Tu as tes tours et j'ai les miens. »
« Tu étais dans ma tête ! » dit Erik
« Tu n'es pas seul, Erik. » dit Charles en faisant un pas en avant et lui tendant la main.
Erik fronce les sourcils, soupçonneux: « Comment connais-tu mon nom ? »
« Oh mon ami, » dit Charles « Je sais tout de toi ».
Ils prennent tous deux une bière fraîche dans le chariot de Zev avant de retourner vers la plage.
« La mutation... » commence Charles alors qu'il imagine Raven lever les yeux au ciel. « C'est ce qui a permis aux êtres monocellulaires de devenir ce que nous sommes aujourd'hui, et ce qui nous a donné ces pouvoirs. »
« Tu peux lire dans ma tête ? » interroge Erik et son regard est sombre et incisif, même sous le soleil Israélien.
« C'est la télépathie. » Charles acquiesce et boit une gorgée de bière « Et toi, tu contrôles le métal. »
Erik serre les poings comme s'il voulait objecter et Charles évite soigneusement de lire son esprit.
« Je ne savais pas que... qu'il y en avait d'autres. » Erik est hésitant.
« Oui, il y en a. »
« Ce que tu as fait, » Erik lève deux doigts vers sa tempe et reproduit le geste de Charles: « Quand tu m'as figé et que tu as déplacé les autres. Tu pourrais le refaire ? »
« Euh, oui ! Retenir plus d'une personne à la fois, c'est un peu compliqué mais les pousser dans la bonne direction, c'est pas grand chose. »
La voix rauque, Erik lui dit: « C'est incroyable ! »
Sous la plante de ses pieds nus, le sable est chaud, et au-dessus, le soleil brûle ses joues. Charles rougit vivement au compliment. Ils jettent leurs bouteilles vides dans une poubelle proche.
« Ta mutation est aussi des plus fascinantes. » reprend Charles.
Erik s'arrête d'un coup, ses pieds nus soulèvent un petit nuage de poussière alors qu'il se retourne pour faire face à Charles. L'expression de son visage est absolument indéchiffrable.
« La capacité à manipuler les métaux, n'est-ce pas ? C'est tout à fait fascinant mais la façon dont tu parviens à comprendre... » poursuit Charles en haussant un sourcil.
Il n'a pas le temps de finir sa phrase parce qu'Erik l'interrompt en se retournant aussi soudainement qu'auparavant si ce n'est que cette fois-ci il s'engage sur le sentier bétonné qui tourne le dos à l'océan et avance à grandes enjambés. Mais grâce à son don, il tire doucement, presque comme pour le séduire, sur la montre de Charles, et ce en parfaite contradiction avec sa démarche rapide.
Sans l'ombre d'une hésitation, Charles le suit. Erik avance d'un pas résolu, chaque enjambée est plus grande que celle de Charles, qui se retrouve à devoir accélérer pour rester à la hauteur d'Erik alors qu'ils arrivent au bout du sentier et sur la route.
Erik remonte une rue, sans avoir l'air de suivre un chemin précis, jouant des coudes au milieu de la foule de piétons et de vendeurs de rue, slalomant entre les étals de fruits et légumes tout en continuant de tirer sur la montre de Charles qui sourit sans arrière-pensée.
Charles effleure un kiosque à journaux et se baisse pour éviter de se cogner dans une série de plantes suspendues, les yeux rivés sur la chemise de coton blanc d'Erik. L'air sent les falafels, le shawarma et l'amba alors qu'ils passent rapidement à travers les stands de nourriture. Le trottoir de ciment mord dans la chair de ses talons et dans ses veines, son sang bouillonne.
C'est l'ivresse de la poursuite.
Charles se glisse dans une allée entre deux hauts bâtiments blancs, les joues rouges, le cœur qui bat la chamade. L'ombre dans l'allée lui semble être comme une gorgée d'eau fraîche après avoir passé une journée d'été à s'affairer au soleil : « Erik, que ... »
Erik se retourne et se saisit du poignet de Charles pour la seconde fois de la journée et le pousse contre le mur, se dressant presque contre lui. « Ce que tu as fait ...tu peux le refaire ? » demande Erik, le regard interrogateur.
Charles se lèche les lèvres. Sous le tissu fin de sa chemise, il sent les briques qui s'effritent alors qu'Erik le pousse, son dos frottant contre le mur. Demain, son corps sera couvert de marques. Un de ses poignets est aux prises avec la poigne de fer d'Erik alors que de l'autre main, il touche sa tempe et se plonge dans son esprit.
Maintenant, il s'agit pour Charles d'être prudent. Sa main tremble imperceptiblement, ses lèvres sont luisantes parce qu'il n'a de cesse de passer sa langue dessus, son esprit bourdonne d'anticipation à l'idée de rencontrer celui d'Erik encore une fois.
Comme ça ? Ses dents effleurent la bouche d'Erik et se saisissent de sa lèvre inférieure qu'il mord d'un coup. Toucher Erik l'électrise : ses pensées sont déchiquetées, comme par une lame de couteau en forme d'éclair, et son cœur manque un battement.
L'esprit d'Erik est tiède, lumineux et curieux : une série d'images défile dans les pensées de surface : - de l'eau outremer clapotant sur du sable blanc, une pièce d'argent, des notes de musique noires sur une page blanche, des taches de sang épaisses - et le tout accompagné d'une pensée hésitante écrite en script : est ce que tu... ?
Le sourire de Charles s'élargit. Oui, il peut. D'aussi près, Charles peut presque goûter la sueur d'Erik sur sa langue, presque aussi facilement qu'il a le goût de l'océan dans sa bouche, presque aussi facilement qu'il sent l'odeur de la saumure, presque aussi facilement qu'il peut goûter l'houmous et l'amba. Oui, mille fois oui.
Il envoie à son tour une petite pensée, tiède et douce, l'équivalent mental d'un effleurement et Erik grogne de surprise. Il change légèrement de position et leurs genoux s'entrechoquent. La hanche de Charles effleure la cuisse d'Erik.
Charles se concentre et progressivement les ombres obscures de l'allée, les parfums de la cuisine de rue israélienne et l'air chaud disparaissent pour devenir les verts paysages d'Oxford, une cloche d'argent tinte au loin et un parfum de jasmin flotte dans l'air.
Erik laisse échapper un petit cri et Charles rit. Erik est empli d'une crainte respectueuse et ses pensées fusent, rapides et sûres, évocatrices d'un banc de poissons argentés nageant dans une mer olivâtre. Fondu au noir et Oxford se colore de bleu pour devenir New York, grouillante d'activité sous un ciel nuageux. Les deux hommes regardent le ciel blanc alors que la pluie commence à tomber, tiède sur leurs peaux.
Charles écarte sa main de sa tempe et le cri d'un vendeur de rue les ramènent à la réalité : ils sont de nouveau à Tel Aviv, dans l'ombre de deux bâtiments branlants, et l'air chaud les brûle.
Erik sourit, toutes dents découvertes : « À mon tour maintenant. »
Charles lit superficiellement les pensées d'Erik, juste assez pour saisir sa détermination à lui montrer. Il se plonge avec bonheur dans la fraîcheur des replis de son esprit alors qu'Erik continue de laisser ses pouvoirs s'étendre, ses pensées croissent et se colorent de rouge sombre. Elles s'étalent sur des années, des décennies,des éons... La colère d'Erik est quelque chose d'archaïque, de lent et sombre, de primordial, quelque chose qui fait écho dans tous les esprits.
Mais ses pouvoirs n'ont rien de comparable à tout ce que Charles a pu ressentir auparavant. Tout autour d'eux, il ressent le courant électrique, passant à la vitesse de l'éclair dans les gaines, chaque impulsion électrique comme une goutte de sueur roulant sur la peau, un murmure. Erik est en écho avec la structure même des atomes, Erik connaît le métal d'une façon que Charles ne peut qu'imaginer. Le métal et les champs magnétiques sont partout : les câbles métalliques semblent psalmodier en écho avec l'air ambiant, leurs effleurements sont électriques et le murmure grave des champs magnétiques terrestres les capture dans une bulle d'une chanson presque inaudible. Et finalement, plus doucement encore, la lente respiration de la terre et de tout le métal qu'elle contient alors qu'elle ne veut pas perturber les êtres à sa surface.
Le chef d'orchestre de cette symphonie, c'est Erik. C'est Erik qui mélange tous ces sons en un cocktail parfait pour l'oreille de Charles, quand le métal chante.
Charles frémit alors que les pensées d'Erik s'assombrissent et prennent un goût amer.
Le sol lui-même bat au rythme du cœur d'Erik comme un réservoir d'énergie qui attend d'être saisi. Erik pourrait changer l'axe de rotation de la terre s'il le voulait et Charles sent une bouffée d'excitation à l'idée.
La voix rauque et la gorge serrée il parle : « Mon ami, tu vaux tellement plus que tu ne le crois. »
La réponse télépathique d'Erik consiste à resserrer son étreinte, comme lorsque l'on resserre sa prise sur la garde d'une épée.
Erik libère finalement le poignet de Charles, un doigt fin après l'autre, laissant ses os endoloris et son cœur tambour battant.
Sans plus un mot, ils s'éloignent l'un de l'autre.
Charles ne s'était pas rendu compte d'à quel point ils étaient proches. - le souffle d'Erik sur sa joue, leurs hanches qui s'effleurent - jusqu'à ce qu'ils quittent la venelle obscure.
Les couleurs et les parfums de la rue les attirent alors qu'ils flânent paresseusement. Charles fourre les mains dans ses poches et Erik trace les contours d'une pièce de métal à l'aide de sa mutation ; l'action est si peu réfléchie que ce doit être une habitude. Charles reste sur les talons d'Erik et se colle à ses pensées.
Charles achète un pita au za'atar qu'il partage. Ils mangent en marchant à travers les rues, pied-nus, leurs pensées encerclant celles de l'autre avec les précautions d'un loup qui se prépare au combat. Charles fait attention à retenir ses pensées mais ce juste assez pour qu'Erik en reconnaisse le contour et puisse lire ce que Charles lui écrit.
Après avoir acheté une orange fraîche, les pensées d'Erik voguent vers la mer et Charles le suit diligemment alors qu'ils retournent vers la plage. L'air a un parfum d'agrumes, d'eau salée et de soleil alors qu'Erik épluche son orange. Charles est fasciné par l'éclair argenté qui traverse l'esprit d'Erik qui tour à tour se concentre sur l'orange qu'il épluche, puis sur la mer, puis sur le sable, et à nouveau sur l'orange.
Leurs pieds nus touchent le sable chaud et un flot de questions se presse aux portes de l'esprit de Charles. En guise de réponses, il envoie une série d'images : une résidence étudiante à Oxford, Raven éclatant de rire, les longues heures passées dans la bibliothèque. Charles tend les bras et le soleil apprécie son étreinte : « C'est mon dernier été à l'étranger. » en guise de conclusion alors que ses bras retombent sur ses flancs.
Charles se retourne, la tête inclinée comme pour demander Et toi ?
A haute-voix Erik s'interroge : « Ne connais-tu pas déjà tout de moi ? » alors qu'il a déjà sentit que Charles se retenait. Charles marque une pause, pondérant si ce serait trop dire que de dire : Je crois que même si on me donnait tout le temps du monde, je n'en saurais jamais assez sur toi. Courageusement, il envoie quelque chose de ce goût-là à Erik.
Erik tourne et retourne la pensée dans tous les sens jusqu'à ce qu'elle soit douce et aussi lisse que du verre de mer. « Tu sais ... »
- je partirai ce soir, je n'aurai jamais dû venir ici, poignet cassé os argent montre os du poignet, jamais, jamais plus -
(Des notes de musique étalées sur une page blanche, une flaque de sang épais, de la colère qui bouillonne depuis des années, rouge sombre et couleur de vitriol.)
Charles baisse la tête. « Je sais »
Et ils continuent d'avancer.
C'est la première fois qu'ils rencontrent un autre mutant adulte.
Le soleil tape et l'océan murmure paresseusement, le temps se dilate et le monde ralentit.
Au début, ils ne parlent pas. Pourquoi parleraient-ils quand la convergence des esprits en dit tellement plus long ?
Erik ne fait rien pour cacher les bords acérés de ses pensées et son regard scrutateur des plus aiguisés, il est vigilant mais aussi curieux, n'hésite pas à mordre, se montrer cassant ou alors renvoyer un flash de lumière à la façon de Charles.
Ils ressemblent à des aimants qui s'attirent autant qu'ils se repoussent. L'ivresse de la poursuite rend l'oeil vif et le souffle rapide. Entre le temps qu'il faut pour que le soleil atteigne son zénith et pour qu'il se couche sous l'horizon, Charles apprend comment ne pas se couper sur le fil des pensées tranchantes d'Erik, comment reconnaître la couleur de ses émotions, comment les molécules de cuivre et de zinc se mêlent délicatement pour devenir du laiton.
Dans le même laps de temps, Erik a découvert comment Charles rit et ils sont revenus aux mots, comme pour connaître aussi bien leurs voix autant que leurs pensées. Et ils leur semblera plus tard qu'ils ont parlé des heures. Charles ne pourra pas dire de quoi, mais ne s'en souciera pas.
(Lorsque Charles se plongera dans les souvenirs de ce jour-là, il ne verra qu'un autre lui-même, jeune et avide de partager des récits sur les mutations et la reduplication de l'ADN et Erik qui regarde plus qu'il n'écoute)
- parce que c'est maintenant moins une question de mots que de sons, moins de pensées que de présence, le poids d'une autre personne, d'un autre mutant -
L'obscurité commence à s'installer sur la ville alors qu'ils sont sur le chemin du retour. Les vendeurs de rue rangent leurs étals et bien que le soleil ait prit une couleur d'ambre, la sueur colle à la gorge de Charles et les joues d'Erik se sont empourprées.
« Personne ne t'accompagne.» Ce n'est pas une question.
En réponse, Charles reçoit l'image mentale d'un appartement propre à quelques pâtés de maison de l'hôtel où loge Charles. L'étage et la chambre d'Erik sont d'inspiration Bauhaus avec vue sur la mer. L'adresse flotte vers lui et ensuite Erik pense à plusieurs choses : une pièce métallique, la Méditerranée, du sang sombre avant de dire : « Pour l'instant ».
Ils se séparent en bons termes, Erik continue d'avancer vers la mer alors que Charles retourne vers le labyrinthe de la ville et son hôtel. Ils se sont promis de se retrouver le lendemain.
Même si leurs chemins se sont séparés, Charles sent l'empreinte de l'esprit d'Erik sur le sien, comme des empreintes de doigts dans de l'argile humide. Il se demande combien de temps il faudra pour qu'elles sèchent et combien elles resteront.
Charles est venu à Tel Aviv sur un coup de tête.
(Il devait passer l'été en Thaïlande mais son vol a été retardé. Ne pouvant tenir en place et prêt à partir, il a sauté dans le premier avion et c'est comme ça qu'il s'est retrouvé à Tel Aviv)
Il passe les premiers jours de son séjour à monter et descendre la promenade le long de la mer, parfois pour aller s'y plonger, à vagabonder par les rues et entrer autant dans les synagogues que les églises, achetant ceci et cela aux vendeurs de rues, errant dans les magasins et tentant de discuter, l'air un peu emprunté.
Mais ce matin, il descend la promenade, très déterminé. Il se dirige vers un bâtiment Bauhaus en particulier où il sait qu'Erik à ses quartiers. Il est sur le point d'entrer dans l'immeuble quand la porte du hall s'ouvre sur Erik. Charles capture d'un regard bref l'autre homme, juste le temps d'enregistrer son pantalon kaki et sa chemise de fin coton blanc, avant qu'il ne lui adresse la parole :
« Tu te donnerais la peine de déjeuner avec moi ? » demande t-il à haute voix alors que Charles a déjà dit oui mentalement.
Il est aisé de laisser Erik retrouver sa place dans son esprit, aussi facile que de laisser Erik poser une main sur sa chute de rein pour lui rafraîchir la mémoire. Ils marchent un moment pour arriver à une petite boutique proche de la mer. L'air sent légèrement le sel mais la mer est suffisamment éloignée pour qu'il n'y ait pas de sable. Erik salue le propriétaire et dit quelque chose en hébreu avant de pointer du doigt une table isolée dans l'arrière-salle.
« Tu voulais savoir pourquoi je suis là, » dit Erik sans préambule alors qu'ils s'installent.
Autour d'eux, quelques clients sont déjà assis dans la boutique et parlent à voix basse.
Le soleil se fraie un chemin et brille généreusement sur leur table en bois, baignant toute la pièce de sa lumière. Casseroles et gamelles s'entrechoquent dans la cuisine derrière eux et un parfum chaleureux de pâtisseries variées emplit l'air. « Je l'ai tué. » dit Erik.
Charles lève la tête alors que le patron arrive et dépose plusieurs plats sur leur table. Plusieurs sortes de pains, deux bols de salade à l'israélienne des plus colorées, des oeufs, de la chakchouka, du fromage, du raisin, du poisson en saumure, plusieurs pâtes à tartiner et du café. Charles sourit en guise de remerciements et le patron repart.
« Je l'ai tué. » répète Erik, le regard acéré.
« Je sais. » dit Charles alors qu'il regarde Erik droit dans les yeux.
Après une pause, il reprend: « Est-ce-que cela t'as apaisé ? Est-ce-que ça été... cathartique ? »
Erik se saisit de sa tasse de café et en boit une gorgée, ses pensées aussi sombres que sa boisson.
Charles poursuit : « Ou est-ce que c'est pour ça que tu es venu ici ? »
« Est-ce que j'aurais dû ne pas le faire ? » demande Erik à voix-basse. Il redresse une dent tordue de sa fourchette avec le petit doigt. Une tâche rouge envahit ses pensées, comme du sang traversant un bandage blanc.
« Cela ne suffit pas à te définir, Erik. » dit Charles en se saisissant comme son compagnon d'une fourchette. « Il n'y a pas que la douleur et la colère en toi, il y a aussi de la bonté. » Charles se mord la lèvre inférieure et tape la table avec son annulaire: « Je l'ai vu ».
Dans sa main, sa fourchette se tord et se déplie, comme un soupir. La tension retombe un peu alors qu'ils continuent de manger mais Charles sent toujours les bords coupants des barrières qui gardent l'esprit d'Erik, naturellement toujours en place à cause de son obsession constante.
Le petit-déjeuner est délicieux - le pain est tiède et moelleux, tout juste sorti du four, le fromage légèrement piquant, les fruits frais sont succulents - mais se termine beaucoup trop vite. Erik sort quelques billets et ils partent, hochant la tête pour remercier le patron.
« Combien de temps ? Combien de temps vas-tu rester ici ? » demande Charles dès qu'ils ont repris la route et vont à l'appartement d'Erik pour aller chercher quelques cigarettes.
Ils remontent la promenade et suivent le même chemin qu'à l'aller. Maintenant, la plage commence à se remplir. Avec la chaleur estivale, les foules trouvent refuge près de l'océan. Les aficionados se pressent, les hanches de Charles et Erik s'entrechoquent. Ils marchent côte à côte, le coude droit de Charles effleurant régulièrement le bras d'Erik. Charles ne s'attend pas à une réponse.
« Jusqu'à ce que je retrouve la paix. » dit-il finalement alors qu'ils s'écartent de la foule et qu'ils se dirigent vers la ville blanche. Ils entrent dans le hall et montent un escalier en colimaçon jusqu'au petit appartement d'Erik.
Ses quartiers sont spartiates, comme s'y attendait Charles. L'appartement est entièrement blanc et nu à l'exception du soleil encore pâle et de plusieurs bibliothèques.
Charles entre sans attendre d'invitation et Erik verrouille la porte derrière eux et lui dit de s'installer sur le balcon qui surplombe l'océan pendant qu'il va chercher les cigarettes. L'esprit d'Erik s'étire pour ressentir tout le métal qui les entoure.
Il n'y a pas de porte pour aller sur le balcon, uniquement des rideaux de tulle qui encadrent la vue sur l'océan. Charles les écarte doucement alors qu'il s'installe sous le soleil chaud. Le bâtiment est suffisamment proche de la mer pour sentir l'odeur de sel dans l'air.
« Tu as un piano ? » demande-t-il en s'adressant au vide parce qu'Erik a disparu dans l'une des autres pièces. Il quitte le balcon et entre dans la pièce principale du côté qui fait office de salon. En effet, un piano droit noir est coincé entre le balcon et des bibliothèques. Charles effleure quelques touches et grâce à la mutation d'Erik, sent les cordes métalliques vibrer très légèrement. Le vent s'engouffre par la fenêtre ouverte et les pages d'un concerto se répandent sur le sol. Chopin. « Un Romantique ». Charles sourit.
« Tu en joue ? » Erik sort de l'une des chambres et tient un paquet de cigarettes dans une main et un briquet dans l'autre.
« J'en ai joué, oui. Et toi ? »
« Non, mais j'écoute. » dit Erik en sortant sur le balcon.
Charles le suit, se saisit d'une cigarette et la met en bouche. Erik se saisit du briquet qui flottait et se rapproche, une main entourant la clope et la bouche de Charles, l'autre créant une flamme. Une fois la cigarette allumée, il s'éloigne mais Charles est persuadé qu'il peut encore sentir les doigts d'Erik sur sa joue.
Des volutes de sel, de fumée et de silence se répandent dans l'air.
Un peu plus tard, Erik contacte Charles télépathiquement, comme pour se rassurer et s'assurer qu'il est bien là : Charles apprécie particulièrement ce poids dans ses pensées.
Le corps d'Erik est toujours au rythme de la traque, même quand il fume, il ne peut s'empêcher d'observer. Sa main calleuse se saisit de la rambarde métallique du balcon et ses yeux sont rivés sur les rues, transperçant du regard toutes les silhouettes passant par là. Charles a pourtant trouvé sa place dans le flux des pensées d'Erik, il ressent et voit ; pris dans le flot des informations qui déferlent : le vent d'Est qui se lève, les canalisations des égouts, la montre, les voitures, les câbles électriques, les issues, Charles ne peut pas dire si Erik se sent proie ou prédateur, s'il attaque ou se défend.
Dans tous les cas, Charles s'installe dans l'une des chaises métalliques sur le balcon et pose ses pieds sur la rambarde avant de prendre une longue et lente bouffée de sa cigarette. Il exhale des ronds de fumée - il a appris la technique à Oxford - qu'il envoie flotter sur la ville alors qu'il ferme lentement les paupières et étend son esprit.
Tel Aviv grouille d'activité. De l'océan vient une vague de satisfaction, de la ville un bruissement régulier de précipitation et d'affaires et par-delà l'océan et la ville, les respirations silencieuses d'esprits trop lointains pour être reconnaissables. Il imagine le désert, les montagnes, et plus loin encore, la Ville Sainte, la Mésopotamie et la Cité Perdue, se demandant si un jour il verra ces endroits ou s'il devra se résoudre à vivre ça par procuration. Charles se demande aussi si la télépathie est comme un muscle que l'on fait travailler et que l'on renforce. S'il pratiquait suffisamment, son esprit attendrait-il le désert et la mer ?
Charles reprend une longue bouffée de sa cigarette, la fumée remplit alors sa gorge et il exhale lentement.
Il songe à la vigne-vierge là bas, à Westchester, la plante d'un vert délicat et les briques qui s'effritent. Parfois Charles se dit que ses pensées agissent un peu de la même façon. Il s'étire en direction d'Erik, lui envoyant une image de verdure et de vigne-vierge.
« Décorer un peu ton balcon, ça serait pas mal. » commente Charles alors qu'il tire sur sa cigarette, tapotant la rambarde avec la cheville.
Erik détourne son regard de la ville, et ses yeux se rivent sur Charles.
« Maintenant ? »
Charles hausse les épaules : « J'ai un été entier à mettre à profit ! » et c'est vrai.
La nicotine et le murmure de leurs mutations le rendent léthargique, il n'y a rien d'autre que les paquets de cigarettes qui se vident et les respirations régulières d'Erik pour mesurer le temps qui passe. Erik se lève et s'installe derrière la chaise de Charles. Une pause, un moment d'immobilité, et sa main se pose sur l'assise du siège.
Le métal rougeoie doucement comme la peau rougit sous les baisers d'un amant. Bien que ses yeux restent clos, Charles resserre sa prise sur sa cigarette et se trémousse sur son siège. Le métal ondule avec lui, s'incurvant et suivant la courbe de son dos, de ses hanches, de ses cuisses. Lorsque lui et son siège ont trouvé leurs positions définitives, il est bien plus confortablement installé.
Charles croise les jambes aux chevilles, se réinstalle sur la rambarde et tire une nouvelle fois sur sa clope. Erik s'installe en face de lui ; Charles n'a pas besoin d'ouvrir les yeux, il peut sentir le mouvement par la forme des pensées d'Erik, le métal chantant doucement alors qu'il se rassoit. Il a l'impression qu'ils se connaissent depuis déjà un certain temps et tout à la fois qu'ils ne se connaissent pas.
Charles ouvre grand les yeux.
Entre eux deux la fumée part en volutes. Erik expire prudemment, son expression est indéchiffrable. La balustrade vibre lentement alors qu'Erik tapote le métal avec deux doigts, renvoyant un écho significatif à Charles. Les prémices de la colère et de la peur s'immiscent dans l'esprit d'Erik quand Charles l'interrompt.
« Est-ce que je t'ai déjà raconté comment j'ai découvert ma télépathie ? » Le ton est décontracté, comme s'ils se connaissaient tous les deux de toute éternité. « Jamais. » Erik répond sur le même ton en se rasseyant. La colère retombe aussi vite qu'elle est montée. Charles se demande combien de temps il lui a fallu pour apprendre à contrôler aussi bien sa rage. « Dis-moi.»
« Quand j'étais enfant, il y avait un étang dans notre parc, alimenté par un ruisseau qui faisait le tour du domaine, à quelques minutes de marche après le fond du jardin. » Charles songe à la brise printanière et Erik et lui entendent le vent qui secoue les feuilles du chêne.
« Ma nourrice m'y emmenait et me laissait descendre le ruisseau et je crois qu'elle savait, et ce avant même que je le sache. Parce qu'elle me demandait ce que le cuisinier allait faire à manger le soir-même et quelle était la couleur des draps qu'elle m'avait choisi le matin. Jamais au manoir, mais toujours dans le parc. »
Charles pense aux méandres du ruisseau, au soleil qui tachette les feuilles frémissantes, l'élan chaleureux des joies simples de l'enfance. « Je ne veux pas dire... mais... » Il hausse les sourcils, fait tomber la cendre de sa cigarette avant de poursuivre : « Ce que je veux dire en fait, c'est que toutes les mutations ne se manifestent pas nécessairement avec la douleur et la colère. » Il se redresse. « Je crois qu'en fait c'est au moment de l'équilibre entre la rage et la sérénité. »
Avant même que Charles ait complètement fini sa phrase, une réplique incisive s'est formée dans l'esprit d'Erik. Mais Charles l'ignore et pose deux doigts sur sa tempe. « Tu me permets ? »
C'est un peu tard pour demander, tu crois pas ? pense sèchement Erik qui acquiesce tout de même.
Charles est prudent, fait un pas de côté pour éviter les souvenirs d'Auschwitz et saute directement dans l'enfance d'Erik avant d'aller au souvenir d'Edie Lenhsherr et son fils en train d'allumer une Menorah. Le souvenir flotte à la surface de l'esprit d'Erik comme une bouée bigarrée.
Charles passe un pouce sur sa joue et répond à l'interrogation muette d'Erik : « J'ai atteint la zone la plus sereine de ton système mémoriel, réessaye maintenant! » Du menton, il désigne la rambarde.
Erik joue avec sa cigarette quelques instants avant de froncer les sourcils et de lever la main. Le métal devient du lierre, reproduisant dans les menus détails les poils de la plante. Charles sourit et se rassoit, reprend sa cigarette et s'absorbe dans le parfum doux de la nicotine, le parfum âcre de l'océan, de la sueur, des larmes, et la bouffée d'air frais du succès.
Autour d'eux le métal semble frémir : celui des chaises, celui de la rambarde du balcon, celui des poutres d'acier du bâtiment.
« Tu pourrais changer l'axe de rotation de la terre si tu le voulais, mon ami » dit Charles, observant Erik diriger son orchestre d'un mouvement de la main.
« Et toi ? Qu'est ce que tu peux faire ? » Erik se retourne dans la direction de Charles.
« Je crois que tu as déjà ta réponse. »
« Tu pourrais détruire cette ville juste en clignant des yeux. » Erik cale délicatement sa cigarette entre ses lèvres et Charles ne peut pas s'empêcher de contempler la courbe de sa bouche. « Tu pourrais m'anéantir. »
« Tu pourrais m'anéantir toi aussi. »
Charles perçoit un reflet qui joue sur une dague crantée, puis sur une pièce métallique et puis finalement l'impression vague d'une boucherie. Schweinebauer, un éleveur de cochons. Erik rit brusquement : « Moi je les anéantis de l'extérieur mais toi de là »Erik se tapote la tempe et tire sur sa cigarette.
Charles se trémousse sur sa chaise, mais pas parce qu'elle est inconfortable.
Imagine tout ce que nous pourrions faire ensemble ! Aucun d'eux le dit mais ils l'entendent pourtant. Il ne sait pas dire qui l'a pensé.
Charles finit sa cigarette dans un silence plaisant mais les couleurs de leurs pensées ont commencé à se mêler, et pas de la façon qu'elles le font pour une conversation mais plutôt comme pour créer une oeuvre d'art à quatre mains. A ce moment précis, Erik a commencé à brosser le portrait d'un nouveau monde ; un monde de métal et de mutation.
Combien de temps ont-ils passé sur ce balcon à fumer cigarette sur cigarette et à absorber tous les rayons du soleil ? Tout un été ou seulement un après-midi ?
D'une pichenette, Charles jette son mégot sur le sol et l'écrase du talon. Puis il se lève mollement et fait courir sa main sur la rambarde. Le grondement des voitures et la cacophonie de l'océan se fondent en un bruit blanc.
Erik détourne ses pensées de son utopie mutante et se concentre sur la sensation de la chair contre le métal, des doigts qui effleurent la vigne-vierge. C'est vraiment comme si l'effleurement avait appuyé un bouton en lui et que toute son attention se concentrait désormais uniquement sur Charles. Charles qui passe sa langue sur ses dents et dont les doigts s'attardent sur la balustrade. Puis il se retourne pour faire face à Erik, toujours assit.
Un pas en avant, et puis un autre, et Charles effleure des jointures le dossier métallique de la chaise d'Erik qui se blottit presque contre Charles lorsque celui-ci l'effleure. Le métal serpente comme un reptile svelte, rampant hors de la chaise de fer comme un Golem sortant de la boue. Le serpent métallique s'empare de la main de Charles et passe entre ses doigts avec précaution.
« Je crois que je devrais y aller. » dit Charles même s'il ne peut détacher son regard de la danse du serpent de métal qui lui fait penser aux charmeurs de serpents des temps lointains.
« On se voit demain ? » demande Erik
Charles détache son regard avec difficulté de la danse hypnotique du reptile.
« Oui, demain. »
Ils n'ont rien à faire cet été.
Charles n'a pas de travail universitaire, pas d'emploi et uniquement les subsides d'Oxford à jeter par les fenêtres. Erik n'a pas de piste à suivre et n'a d'attaches nulle part.
« Je suis d'abord allé à Jérusalem parce que je pensais... » dit Erik alors qu'ils prennent un autre petit-déjeuner dans une autre boutique dans un autre endroit de Tel Aviv.
Un ange passe.
« Tu n'as pas trouvé ce que tu cherchais, alors tu es venu ici ? » Charles fait tourner son couteau entre ses doigts.
Les mains calleuses d'Erik se saisissent d'une tranche de pain dont elles prennent un morceau. Le soleil brille fort sur leur table et cascade entre la manche de Charles et le pli du coude d'Erik, faisant étinceler les assiettes de porcelaine et les fourchettes métalliques. La peau d'une orange entre leurs assiettes s'est ourlée en forme de virgule, comme une pause.
Aujourd'hui, ils ont pris les devants et ont amené des cigarettes et deux livres de poche défraîchis ; le tout est empilé vers le coude de Charles, les cigarettes sur le dessus. Peut être qu'après le petit-déjeuner, ils fumeront et liront, chacun leur livre, et se dirigeront ensuite vers l'océan.
Erik hoche la tête à la proposition.
Ils terminent de manger avec avidité la chakchouka, Charles tartine le reste du houmous sur du pain frais et il envoie impulsivement à son vis-à-vis un soupir de contentement.
Par les fenêtres et la porte ouvertes, un zéphyr léger et salé s'immisce dans la boutique. Les doigts de Charles courent sur la table, ça lui démange d'en fumer une. Erik finit son pain et plonge sa main dans sa poche d'où il ressort un briquet qu'il pose sur la table.
Charles allume sa cigarette et la fumée part en volutes presque écœurantes entre eux. Erik tend la main et se saisit d'un gros grain de raisin. Il le mange, ses dents croquant dans la peau avec un soupir satisfait. Puis il prend son roman. Sa peau sèche frotte contre le papier usé et Charles l'observe commencer à lire.
Le monde continue de tourner autour d'eux et Charles se satisfait d'être assit et de regarder.
(Pour l'instant.)
Plus tard, ils rentreront à l'appartement d'Erik et Charles s'installera au piano et tentera de jouer les premiers accords du Premier Concerto pour piano de Chopin et Erik l'écoutera. Les cordes métalliques du piano chanteront doucement et Erik tournera les pages pour Charles.
Et beaucoup plus tard encore, ils retourneront à la plage et marcheront le long du rivage, les coudes s'effleurant à peine, et Charles parlera de génétique : « La mutation est ce qui nous permet d'être aujourd'hui ce que nous sommes alors que nous n'étions que des êtres monocellulaires… » Des heures et des heures il en parlera, cartographiant le chromosome humain et d'autres rêves encore. Ils feront des aller et retours sur la promenade, les pieds couverts de cales qui les protègent du sable brûlant. Le soleil surveillera leurs empreintes, le ciel et l'été sont sans fins.