Coucou tout le monde !

Voici, toute chaude sortie du four (bon, sans compter un petit accrochage mineur à la relecture) la suite et fin du passage du côté obscur d'un pauvre petit Maiar qui n'a rien demandé...

Mini rappel : Curumo est le nom que portait Saroumane quand il était à Valinor.

ooo

Voilà, bonne lecture, et n'hésitez pas à me laisser vos avis ou vos impressions ! Enjoy (ou pas...)

0o0o0o0

– Un sourire au goût de sang –

0o0o0o0

Quelques jours passèrent, et Mairon ne retourna pas à la forge. Comme lui avait ordonné son maître, il resta dans ses appartements au palais, cloîtré, sans trouver le repos, malgré toutes ses tentatives. Il était hanté de milles questions et réflexions qui tournaient en boucle dans son esprit, le harcelant sans répit en chassant toute velléité de sommeil. A chaque fois qu'il fermait les yeux, il voyait s'imprimer sous ses paupières closes le souvenir du visage de Melkor tout près du sien, de sa dangereuse beauté, de l'éclat insoutenable de son regard, et cette image tournait dans son esprit, exclusive, obsédante.

Il croyait entendre, dans chaque son qui se portait jusqu'à ses oreilles, les échos de sa voix grondante comme un lointain orage, et qui soulevait son cœur d'une myriade de sentiments violents et contradictoires – colère, haine, animosité, curiosité, admiration, attirance – comme une succession de vagues s'écrasant sur la falaise ; et alors, il ne pouvait plus songer à tenter de s'endormir.

Quand il estima qu'un peu d'eau avait coulé sous les ponts, et surtout quand il n'en put plus d'inactivité, croyant devenir fou à tourner en rond dans son appartement comme un lion en cage, il prit son courage à deux mains et reprit le chemin des halls d'Aulë. A fouler à nouveau le sol couvert de cendres, à sentir à nouveau l'odeur de fumée et de métal chaud emplir ses poumons, à entendre à nouveau au loin les échos des coups de marteau et du ronflement du feu, il fut envahi d'un délicieux sentiment de paix, d'une douce euphorie qu'il n'avait que bien rarement ressentie.

Oubliant momentanément Melkor, il crut, l'espace d'un instant, redevenir l'enfant insouciant et maladroit qui recevait un marteau dans ses mains pour la première fois, le manipulait avec hésitation et sans cesser de s'écraser les doigts ; le jeune adolescent qui apprenait à faire naître le feu de ses mains et regardait avec envie ses aînés créer de complexes animaux de flammes avec une aisance déconcertante. L'apprenti vibrant de joie de vivre qui s'émerveillait de tout ce qu'il voyait, à qui Aulë avait en personne appris à se servir des outils de forge et de ses pouvoirs.

Aujourd'hui, bien des choses avaient changées. Aujourd'hui, il surpassait tous ceux qu'il avait jadis admirés, mais il n'avait acquis la reconnaissance d'aucun d'eux. Aujourd'hui, son cœur vacillait au-dessus du gouffre des ténèbres et du doute. Aujourd'hui, il pensait avec mélancolie à ces temps lointains de la jeunesse innocente, alors qu'à cette même période de sa vie, il désirait plus que tout entrer dans la cour des grands.

Et quand il pénétra à nouveau dans les halls des forges d'Aulë, il lui sembla qu'il s'était écoulé des siècles depuis qu'il les avait quittés. Pourtant, ni les lieux ni ses confrères n'avaient changés. Absorbés par leurs œuvres, ceux qui le remarquèrent levèrent à peine les yeux avant de les baisser sur leurs enclumes, sans paraître particulièrement joyeux, surpris ou soulagés de le voir de retour.

Mais l'un d'eux garda le regard rivé sur lui quelques secondes de plus. Tout en nouant de nouveau son tablier autour de sa taille, Mairon le dévisagea du coin de l'œil. Il paraissait jeune, bien plus que lui, qui faisait pourtant partie des cadets des artisans d'Aulë. Ces cheveux aussi blonds que l'or fondu, retenus en une tresse hâtive sur la nuque, ces grands yeux couleur d'argent, ce délicat teint de neige que les rudes efforts de la forge et la chaleur du feu avaient marbrés de rouge… Il ne se rappelait pas les avoir vus ici auparavant.

Vaguement intrigué, mais pas assez pour aller vers cet inconnu et l'interroger, Mairon se contenta de hausser les épaules et saisit son marteau. Aussitôt, un grand soulagement le saisit, comme s'il avait retrouvé un ami cher après en avoir été longtemps séparé. Son bras, animé d'une puissance nouvelle, se mit à marteler avec enthousiasme le premier morceau de métal qu'il trouva. Il n'avait aucune idée de création précise en tête, mais laissait ses mains s'activer toutes seules, comme si elles étaient dotées de leur volonté propre. Comme il l'avait toujours fait.

Et il lui semblait que son cœur battait au rythme des coups clairs qu'il assenait sur l'enclume. Ah, qu'il était bon de revenir chez soi…

Il était en train d'esquisser l'ébauche d'une dague à lame recourbée, quand il vit Aulë en personne délaisser sa forge pour s'approcher de lui. Son expression était approbative et un sourire était au coin de ses lèvres. Le cœur de Mairon s'emplit de joie fébrile quand il le vit.

-Mairon, prononça Aulë en le regardant droit dans les yeux. Comment vas-tu ?

-Mieux, je vous remercie, répondit-il laconiquement, les yeux étincelants de plaisir.

Le sourire du Valar Forgeron s'accentua légèrement, puis tourna la tête vers le jeune inconnu blond, penché sur ce qui ressemblait à la trame d'un hanap. Le désignant d'un mouvement de menton, il dit à Mairon :

-Son nom est Curumo. Il est arrivé pendant ton absence. Son potentiel est exceptionnel malgré son jeune âge... J'ai rarement pu observer tant de talent à l'état brut. Il sera de notre devoir de le ciseler pour faire de son art le plus brillant des diamants.

Et quand il entendit ces mots, le cœur tambourinant de Mairon cessa net de battre, comme un étalon lancé au galop soudainement stoppé par un obstacle insurmontable. Le sang quitta son visage, et il déposa doucement son marteau avant qu'il échappe d'entre ses mains tremblantes.

-J'aimerais que ce soit toi, Mairon, qui l'aide et qui l'entraîne, reprit Aulë, le regard toujours rivé sur l'apprenti, qui s'appliquait à son travail avec un sérieux remarquable sans réaliser l'attention dont il était l'objet. Il ne sera pas en de meilleures mains que les tiennes. Une jeune graine si prometteuse ne saurait s'épanouir convenablement qu'à l'ombre du plus haut chêne, n'est-ce pas ?

Il y avait un sourire affectueux dans sa voix, mais Mairon n'écoutait plus son maître. Le sang pulsait dans ses tempes en produisant un bourdonnement sourd qui l'assourdissait et estompait sa perception des choses qui l'entouraient. Son regard perdu errait à travers les halls, qui d'un seul coup lui semblèrent glacés et inhospitaliers, comme en quête d'un point d'encrage auquel s'agripper. Il glissa sur chacun de ses confrères, qu'il avait toujours, au cours de tous ces siècles, considérés avec un lointain mépris au point de ne jamais faire l'effort de retenir leurs noms ou leurs visages. Bientôt ce dénommé Curumo rejoindrait leurs rangs, sous sa tutelle, et au vu du regard dont le couvait Aulë, il n'aurait aucune difficulté à se tailler une belle place parmi eux.

Et pendant ce temps, lui serait toujours relégué au second plan, à l'ombre et à l'oubli. Pire encore, ce serait lui qui serait chargé de la tutelle de cet apprenti.

Il allait, de ses propres mains, forger l'instrument de sa défaite.

Un désespoir sans nom lui traversa la poitrine, cruel et froid comme la traître lame d'un poignard, transperçant son cœur d'un seul coup, sectionnant toutes ses attaches, toutes ses certitudes, détruisant tous ses plans, tous ses espoirs.

Pourquoi ? Qu'avait-il fait de mal ? Quelques jours d'absence avaient-ils réellement suffi à le jeter à bas, à effacer de la mémoire de son maître le peu d'estime qu'il lui portait encore ?

Son maître avait-il un jour compris l'ampleur de son potentiel et de son talent, et l'intensité de son amour pour l'art de la création ? Son maître l'avait-il, quand il était enfant, entouré d'autant d'attentions, avait-il parlé de lui avec tant de chaleur dans la voix ?

La main de Mairon s'appuya contre le métal froid de l'enclume, soutenant son corps laissé tremblant par le terrible choc qu'il venait de recevoir.

Il s'était toujours considéré comme le meilleur. Il n'avait jamais compris pourquoi les autres refusaient d'aller à lui. Il ne comprenait toujours pas.

Tout ce qu'il comprenait, était qu'il ne servait plus à rien d'espérer encore. Tout était perdu.

Tout…


A cet instant, commença le long calvaire de Mairon. Tentant d'oublier les cruelles paroles de son maître, qui lui avait, sans même s'en apercevoir, infligé la pire des blessures qu'il avait jamais reçue, il avait passé le reste de la journée à marteler furieusement la dague qu'il forgerait, et apaisait sa douleur en s'imaginant la planter dans le ventre de cet impudent apprenti qui lui volait sa place ; la place qu'il n'avait jamais occupée dans le cœur d'Aulë, mais qu'il avait toujours désirée, et avait toujours considérée comme sienne.

Il réalisait, trop tard, avoir eu tort de la penser acquise. Il avait eu tort de détourner le regard, de relâcher sa garde. Un instant d'inattention avait suffi pour que d'indésirables rivaux apparaissent.

Eh bien, il allait leur damer le pion. Il y était résolu.

Et chaque nouveau coup de marteau imprimait cette résolution plus solidement dans son cœur écartelé.

En fin de journée, alors que ses confrères Maiar commençaient à quitter les forges, comme de coutume, alors que lui restait pour peaufiner son ouvrage, il sentit une présence derrière lui. Sans cesser son ouvrage, il jeta un rapide coup d'œil par-dessus son épaule, et reconnut sans peine l'éclat de cette chevelure claire qui luisait à la lueur dansante du feu.

-Curumo, c'est ainsi qu'on te nomme ? Interrogea-t-il d'un ton sec.

Le plus jeune sembla intimidé de sa rudesse, et pris quelques secondes avant de répondre, d'une voix douce :

-Oui, maître.

-J'ai moi aussi un nom, saches-le. Le seul que tu devras ici appeler maître est le seigneur Aulë.

Mais tandis qu'il s'entendait parler, ses propres paroles lui déplurent. Car il n'avait encore jamais entraîné d'apprenti – on devait penser son caractère trop difficile pour cela – mais l'idée de se faire appeler maître et d'être traité avec déférence par un adolescent inexpérimenté le séduisait. Cependant, il savait qu'Aulë le désapprouverait s'il utilisait l'ignorance de son élève à des fins aussi basses, et la dernière chose qu'il souhaitait au monde était de décevoir Aulë.

-Je dois donc vous appeler Mairon ? Reprit Curumo d'une voix hésitante.

-Exactement, répliqua le susnommé en plongeant sa lame tout juste forgée dans l'eau froide, avec un sifflement et un nuage en vapeur. Mais que cela ne te fasse pas oublier que je suis d'un rang supérieur au tien, et que tu me dois respect et obéissance.

Avec une lenteur calculée, il essuya ses mains sur son tablier et déposa son matériel sur l'enclume, pour finalement faire face à celui qui serait désormais sous sa tutelle. Il était plus petit que lui de plusieurs centimètres, et Mairon se prit à s'en réjouir, car il ne rencontrait que rarement des personnes à la stature moindre que la sienne. Dans ses yeux brillait la flamme claire de l'innocence, celle qui avait été mouchée dans les siens comme une fragile chandelle par des siècles d'attente et de déception ; et dès qu'il la vit, brûlante d'ardeur et d'espoir dans ces immenses prunelles couleur d'argent, il la haït de toute la passion de son âme, et il désira la voir vaciller et s'éteindre.

Il allait s'y employer, se promit-il.

-Je n'ai rien à te dire ni à t'apprendre ce soir, déclara-t-il hautainement. Nous commencerons ton entraînement demain. Je veux te voir ici avant l'aube, car ainsi nous bénéficierons d'un peu de silence avant l'arrivée des autres forgerons.

Avec respect, Curumo inclina docilement le buste, les yeux baissés.

-Et ne t'avises pas à traîner, l'avertit encore Mairon, se délectant du plaisir de pouvoir dispenser ordres ou menaces à loisir.

-Ne craignez rien, Mairon, je serais là avant l'aube, promis cérémonieusement l'apprenti.

-Très bien… Va, à présent.

Le jeune Maiar blond s'inclina de nouveau, puis s'esquiva d'un pas dansant. Mais, arrivé sous les galeries de voûtes qui menaient à la sortie des forges, il se retourna vers celui qui serait désormais son mentor. Celui-ci s'était déjà désintéressé de lui et avait repris sa lame refroidie pour l'examiner, la tenant levée à la hauteur de son visage, qu'elle semblait ceindre en deux. Avec curiosité, Curumo l'observa. Il admira ses cheveux flamboyants d'or roussi mêlé de mèches sanglantes, tombant en boucles délicates autour de son fin visage triangulaire, aux pommettes hautes et saillantes, aux sourcils froncés avec sévérité au-dessus d'yeux aux prunelles intenses comme le feu qu'il manipulait entre ses mains aux longs doigts blancs. Sa silhouette se découpait dans la pénombre des forges, menue et délicate, et pourtant si puissante, drapée de son tablier de cuir et d'une ample tunique d'un rouge profond.

-Eh bien, que fais-tu encore là ? Aboya-t-il rudement en remarquant soudain la discrète présence de son apprenti à l'ombre des voûtes.

-Je suis désolé, murmura celui-ci en reculant d'un pas. Je vous observais simplement.

-Qu'as-tu à observer ? Répliqua Mairon, d'un ton où perçait une pointe de surprise.

La bouche de Curumo se tordit d'un sourire gêné. D'un impérieux geste de main, son maître l'enjoignit de poursuivre.

-Vous aviez l'air si... absorbé par votre travail, s'expliqua le jeune homme d'une voix posée en cherchant ses mots. On aurait dit qu'il n'existait plus rien d'autre pour vous. Je trouve cela fascinant.

Plantés dans les siens, les yeux de Mairon s'agrandirent de stupéfaction. Passèrent quelques secondes de silence si pesant qu'il leur sembla à tous deux que du plomb coulait dans leurs veines, alourdissant leurs corps et engourdissant leurs sens. Immobiles comme des statues, ils se fixaient, prunelles de feu contre prunelles d'argent. Ils se dévisageaient, s'évaluaient, et dans leurs regards passèrent de nombreuses questions silencieuses.

Puis Mairon brisa le charme en détournant sèchement la tête. Une mèche de cheveux glissa sur sa joue, masquant son profil aux yeux de son apprenti.

-Reviens demain, trancha-t-il d'un ton qui ne souffrait aucune réplique. A l'aube, souviens-t-en bien.

Et, comprenant qu'il approchait dangereusement de l'épuisement des maigres ressources de patience de son mentor, Curumo tourna les talons et quitta prestement les halls d'Aulë.

A l'instant où les échos des pas du jeune Maiar s'évanouissaient dans le lointain, Mairon sentit un souffle chaud lui effleurer le cou. Il redressa la tête, surpris, le corps contracté. Et quand il reconnut cette poignante odeur de cendre et de sel qui envahit ses poumons comme un poison, un frisson convulsif raidit ses épaules.

-Melkor, murmura-t-il dans un souffle expirant.

Il resta immobile, sans bouger d'un pouce ni tourner la tête. Mais grande était l'envie, impérieux était le désir de voir encore une fois le visage du Valar noir. A présent que ses yeux s'y étaient une fois posés, ils ne pouvaient plus se passer de leur ténébreuse grâce, de leur terrible perfection ; et, pourtant, une crainte dont il ne saisissait pas l'origine le retenait, comme s'il ne se sentait pas dignes de le contempler…

-N'essaye pas de repousser tes limites, ou tu t'effondreras d'épuisement sous peu…

Mairon reconnut ces mots, qu'Aulë avait prononcés quelques jours auparavant, en le congédiant. Dans la bouche d'un autre, et dans un contexte différent, ils prenaient un tout autre sens.

-N'as-tu pas compris que ce n'était pas pour ton bien qu'il t'a écarté ? Poursuivit la voix, sifflante, glacée, pernicieuse comme un vent d'hiver, que pourtant il ne pouvait s'empêcher d'écouter. Il ne veut pas de toi ici… il n'a jamais voulu de toi…

-Qu'en savez-vous ? Répliqua-t-il, d'une voix basse qui sonna comme une supplique. Comment pouvez-vous dire cela ?

Un bref rire plein de mépris apitoyé s'éleva derrière son épaule, grondant comme le tonnerre, et à nouveau, un souffle brûlant caressa la peau sensible de sa nuque découverte. Un frisson glacial descendit le long de son dos, et Mairon inclina la tête, fermant les yeux, surpris par l'étrange sensation qui montait en lui, et qu'il n'avait jamais encore ressentie, emplissant sa poitrine et son cœur, comme une intense douleur mêlée d'un profond bien-être.

-Je te comprends, jeune Maiar, reprit la voix rauque de Melkor, alors qu'une main fine aux longs ongles effilés comme des griffes se posait sur son bras. Plus que personne ne le pourrait. Au fond, nous sommes si semblables...

A travers le tissu de sa tunique, Mairon sentit le contact étonnamment doux de cette main qui savait manier des armes terribles, et avait semé la destruction et le chaos au sein d'une terre jeune et naïve.

Elle le touchait sans le serrer, sans l'emprisonner ni le contraindre, et pourtant, il ressentit dans cette légère étreinte toute la force et la puissance contenue de son corps, et il fut écrasé sous leur poids. Sa nuque ploya, et son corps s'arqua quand un torse puissant se colla dans son dos. Il rentra la tête entre les épaules, les paupières étroitement soudées et les mains contractées comme des serres au bord de l'enclumes à laquelle ses doigts s'agrippaient.

-Arrêtez, implora-t-il, le cœur trépidant si fort dans sa poitrine que ses battements effrénés emplissaient son esprit en brouillant ses pensées.

En réponse, le corps derrière lui le pressa un peu plus, le forçant à se courber sur l'enclume, presque couché sur elle. Des lèvres brûlantes se déposèrent sur sa nuque offerte, capturant la peau fine et blanche pour la marquer de rouge. Mairon tenta de se dégager, mais ses forces et sa volonté semblaient l'avoir entièrement désertée, et ses pauvres efforts pour se débattre ne reçurent en réponse qu'un nouveau rire, où sonnait un accent de moqueuse satisfaction, et de terribles promesses.

-Tu n'as aucune chance, jeune loup, souffla la voix essoufflée de Melkor, tout près de son oreille. Abandonne, c'est tout ce que tu as à faire...

Un sentiment d'urgence monta dans le cœur de Mairon, affolant son esprit qui le pressait de se libérer avant qu'il ne soit trop tard ; mais en lui naissaient des sensations nouvelles, troublantes et délicieuses, qu'il n'aurait jamais cru un jour éprouver. Et son instinct le plus primaire appréciait ce traitement si dur et si bon, et il désirait recevoir davantage, et son corps s'alanguissait sous celui de Melkor, cherchant plus de proximité, plus de chaleur entre ses mains.

Il sentit une langue chaude tracer le parcours de sa nuque jusqu'à ses omoplates, découvertes par sa chemise échancrée. La main libre de Melkor entreprit de doucement dégager le col, tandis que ses dents parcouraient lentement ses épaules. Les paupières de Mairon frémirent, et un léger soupir franchit ses lèvres entrouvertes. Ses bras se détendirent, et il laissa sa tête reposer contre le métal froid de l'enclume sur laquelle il était désormais couché.

Et soudain, il fut pris d'un violent vertige, comme s'il vacillait au-dessus d'un précipice noir. Ce fut comme un choc qui heurta son esprit, plus vigoureux qu'un coup de marteau, dissipant les brumes qui le paralysaient. Et sa raison lui revint avec la violence d'une gifle, lui faisant ouvrir les yeux comme s'il s'éveillait brutalement d'un cauchemar ; et un élan de révolte dicté par le désespoir le saisit. Sa main enveloppée de flammes ardentes saisit le poignard étincelant, abandonné près de lui. Vive comme l'éclair, elle frappa.

Un grondement de douleur répondit au coup qu'il porta. L'étreinte qui le retenait s'envola, le libérant d'un poids immense, et Mairon s'écarta prestement, la respiration précipitée et les yeux remplis de larmes. Son regard fuyant de bête traquée heurta celui de Melkor, luisant dans l'ombre comme celui d'un loup. Son visage était tel qu'il en avait gardé le souvenir, et un sourire railleur était sur ses lèvres malgré le sang qui coulait de son bras à la manche déchirée.

-Rares sont ceux qui ont jamais su se défaire de mon emprise, déclara-t-il d'un ton appréciateur, comme s'il savourait sur sa langue un goût particulièrement doux.

-Je ne sais même pas ce que vous attendez de moi… murmura Mairon entre deux inspirations saccadées.

Melkor s'avança d'un pas. Instinctivement, Mairon recula d'autant. Mais soudain, il sentit son dos heurter la surface froide et rêche du mur de pierre.

Il était piégé.

Et le sourire sur les lèvres du Valar s'élargit, ses yeux étincelant d'une lueur de plaisir, comme s'il se prêtait à un jeu particulièrement distrayant ; cette vision remplis Mairon de rage sourde.

-Je ne suis pas un jouet que l'on peut manipuler à guise, lâcha-t-il en détournant le regard, incapable de soutenir cette vision si envoûtante qui lui causait tant de douces souffrances. J'ignore ce qui vous pousse à me poursuivre ainsi, mais je vous préviens que la chasse sera ardue pour vous.

-Parfait, répondit Melkor d'un ton caressant. Je n'en attendais pas moins de toi…

-Savez-vous au moins qui je suis ? Siffla Mairon, fixant obstinément un pont invisible au-dessus de l'épaule carrée du Valar.

Celui-ci se rapprocha sensiblement et tendit le bras. Son index effilé glissa sous le menton de Mairon, le forçant à relever la tête pour le regarder en face. Les yeux d'onyx du Valar s'abaissèrent sur le visage délicat du jeune Maiar, et il admira longuement ses immenses prunelles d'une ardente couleur d'ambre, dans lesquelles dansaient des flammes dangereuses, qu'il trouva attirantes. Il aimait le danger. Et les menaces silencieuses que lançait ce regard-là avaient pour lui un goût de promesse.

Jouer avec le feu…

-Je sais beaucoup plus de choses sur toi que ton propre maître, Mairon… J'ai appris en t'observant, chose qu'Aulë n'a jamais pris le temps de faire. Quelle terrible erreur de sa part… S'il avait fait cet effort, il aurait pu comprendre tous ces signaux de détresse que tu lui envoie depuis des années. Il aurait pu découvrir l'immensité de ce que tu as à lui offrir. Mais il ne l'a pas fait, Mairon, et il ne le fera jamais. Il ne sert à rien d'espérer de lui… et au fond de toi-même, tu le sais…

-Non… c'est faux… protesta faiblement Mairon, vacillant comme s'il avait reçu un coup.

-Laisse-moi soigner tes blessures, Mairon...

Melkor sourit de nouveau, mais ce sourire était compréhensif, comme s'il savait quels ravages que cette douloureuse vérité pouvait provoquer. Et, se penchant lentement sur le Maiar, il saisit ses deux poignets pour les bloquer entre leurs deux corps soudés, et il s'approcha jusqu'à presser sa taille délicate entre lui et le mur. Prisonnier, incapable de se libérer de cette si tendre et si forte emprise, Mairon leva les yeux, dont l'étincelle de vie était voilée de fièvre, assombrie par le désir. Il se perdit dans les iris de nuit du Valar qui se rapprochaient, doucement, doucement…

-Pourquoi faites-vous cela ? Murmura-t-il, désemparé. Pourquoi… moi ?

Sans répondre, Melkor déposa ses lèvres sur celles de Mairon. Celui-ci ferma les yeux, acceptant le baiser sans y répondre, à moitié persuadé qu'il baignait dans un rêve. Il était épuisé, perdu. Il ne comprenait plus ce qui lui arrivait et n'était plus certain de savoir faire la différence entre le réel et le mensonge, le bon et le mauvais, le bien et le mal. Il n'y avait aucune explication aux improbables enchaînements de circonstances qui avaient transformées sa vie en cauchemar éveillé.

Quand donc tout cela se terminera ?

-Laissez-moi, je vous en prie, souffla-t-il sous les lèvres de Melkor.

Celui-ci, docile, s'écarta de quelques centimètres. Mais Mairon sentait toujours son souffle précipité lui brûler le visage, il sentait toujours ses poignets prisonniers de ses mains si puissantes, il sentait toujours leurs corps liés l'un à l'autre. Il sentait le furieux désir qui bouillonnait dans ses veines, brûlant comme de la lave.

Jamais il n'avait autant haï le feu.

-Allez-vous-en, ordonna-t-il en tentant de se dégager, malgré la grande lassitude qui avait envahi ses membres, l'abandon qui l'avait saisi et semblait le pousser à laisser faire.

Mais il n'en était pas question. Il ne pouvait se laisser faire, se livrer ainsi sans avoir combattu. Il n'était pas un jouet…

-Non, vraiment pas, susurra Melkor à son oreille, provoquant dans sa nuque un long frisson. Tu es tout sauf un jouet, Mairon. Ici, tu es une ombre oubliée, délibérément écartée. Avec moi, tu seras un puissant et terrible seigneur. Tu régneras à mes côtés, et tu seras maître de toutes les volontés. Je sais que c'est ce que tu souhaites…

Et, pour la première fois, l'âme de Mairon détourna les yeux du chemin pavé, droit et ensoleillé sur lequel il marchait depuis toujours, pensant, sans jamais en douter, trouver honneur et reconnaissance tout au bout. Et il se prit à regarder vers les hasardeux sentiers d'ombre perdus dans le brouillard, ceux qui ne menaient nulle part de bon, disait-on. Mais s'il n'avait rien à espérer de la lumière, peut-être la nuit l'accueillerait-elle avec plus de chaleur ?

-Tu me ressembles, Mairon, plus que tu ne le penses. Tu aurais tout à gagner à me rejoindre, car tu n'as plus rien à attendre ou à espérer des Valar.

Et sur ces mots, soufflés comme une promesse, Melkor le libéra et s'écarta de lui. Se fondant dans les ombres dont il était le maître, il disparut en un instant, sans quitter Mairon des yeux, et son visage semblait éclairé d'une douce lumière, pâle et blanche comme un rayon de lune. Et Mairon se retrouva seul, encore une fois, avec un immense vide dans le cœur et un cri de douleur brûlant ses lèvres.

Soudain pris d'un immense accablement, il glissa le long du mur, et finit à genoux sur le sol, le corps tremblant, les yeux brouillés de larmes et la tête remplie de foules de mots incohérents qui dansaient une folle farandole, comme s'ils essayaient de le perdre dans les méandres de la folie.

Il avait froid. Terriblement froid. Après la vague brûlante qui l'avait saisi comme une rafale de feu, après la pression ardente d'un corps puissant contre le sien, après l'envie de se laisser dévorer, après… Après cela… Lui, créature du feu, tremblait comme une feuille, glacé comme si le sang s'était figé dans ses veines, habité de la terrible certitude que rien ne serait capable de le réchauffer.

Rien, sauf le corps de celui qui venait de lui voler ce baiser, et avec lui, sa raison et une part de son âme.

Il ferma les yeux et enfouit son visage entre ses mains. Il se mordit la lèvre. Fort. Jusqu'à ce qu'un goût métallique n'envahisse sa bouche, jusqu'à ce qu'un liquide chaud ne coule lentement sur son menton. Il ne l'essuya pas, goûtant à la saveur de son propre sang pour tenter d'oublier le parfum entêtant de la langue de Melkor.

Un parfum de sel et de cendre.

Mais au fond, il savait que c'était trop tard. Les paroles du Valar l'avaient heurtée comme des lames de poignard, et leurs cicatrices ne s'effaceraient jamais. Il avait insinué la gangrène du doute dans son esprit. Il avait tourné son regard vers l'ombre et le mal. Il lui avait offert de nouveaux horizons. Il lui avait fait miroiter ce qu'il désirait plus que tout : la reconnaissance, l'honneur et l'amour.

Le cœur de Mairon ne lui appartenait plus. Ses pas avaient divergé de la voie que suivaient ses confrères. La beauté qu'il recherchait n'était plus celle dont il s'émerveillait autrefois.

Il voulait à présent la grandeur et le pouvoir. Et Melkor pouvait lui offrir tout cela. Il le lui avait promis.

Alors c'est ainsi que tout devait finir ?

Car ici et maintenant, s'achève l'histoire de Mairon l'Admirable, le Maia de feu d'Aulë.

Commence celle de Sauron Gorthaur, lieutenant de Morgoth Bauglir et gardien de sa noire forteresse d'Angband.


0o0o0o0


Voilà, ceci était la fin la plus nulle de l'histoire des fin. J'assume.

... je vous ai déjà dit que je shipais le Angbang ? XD

D'ailleurs je suis actuellement en train d'envisager une suite à cette première histoire, un genre de second volet qui parlera de Sauron/Annatar. Qu'est ce que vous en dites ?