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« Alors ? demanda Quillish d'une voix inquiète. »

Face à lui, Roger Somerset, le regard plongé dans un compte rendu, lisait les résultats au test de QI et de QE, respectivement Quotient Intellectuel et Quotient Emotionnel, du jeune Lucka Lawliet.

Ils étaient dans son bureau, au quatrième étage d'un immeuble faisant l'angle de Lambeth et Kensington Road, en plein coeur de Londres. A travers la baie vitré situé derrière Roger, on pouvait apercevoir Big Ben, majestueux et pourtant si pataud, sonnant les heures à intervalles réguliers sans la moindre imagination, toujours accompagné par son célèbre si sol la ré ré la si sol.

Le cabinet était joliment décoré. Un bureau en acajou faisait office de table de travail, avec tous les éléments indispensables : boîte en métal contenant crayons et stylo divers, un waterman marbré vert perle reposant dans son écrin, le sempiternel coupe-papier et enfin un sous-main vert achevait de compléter l'ensemble.

Tout était en ordre, bien loin du bordel habitant celui de Quillish. Aucune feuille volante, pas le moindre dossier traînant sur un des rebords de la table.

Roger, comme à son habitude, était sobrement vêtu. Un pull noir à col roulé sur un pantalon gris. Il avait depuis longtemps quitté sa moustache et affichait un visage parfaitement imberbe. Deux yeux noisette, des cheveux et des sourcils grisonnant, une bonhomie à la base de ses traits, ce dernier se leva sans piper mot et se dirigea vers la commode, ouvrit la porte et sortit un whisky séjournant dans une carafe en cristal ainsi que deux verres. Il posa le tout sur son bureau avec un clinquement maîtrisé. Il remplit les deux verres, plus que de raisons et en tendit un à Quillish. Le vieil inventeur le saisit et le porta à ses lèvres.

Cela faisait une éternité qu'il se connaissait, à tel point qu'ils avaient cessé de compter les années.

Ils s'étaient rencontrés pendant leur service militaire. Tous deux avait été affectés à la prestigieuses Special Air Service ou SAS, unité à la célèbre devise « Who Dares Wins.» (Qui Ose Gagne)

Cette maxime les avait marqués à vie et encore aujourd'hui, dans la vie civile, ils s'appliquaient à la respecter.

Ils avaient fait leurs armes ensemble, partageant les rations pendant les opérations de survie, encaissant les blâmes simultanément et les (mes)aventures des déploiements militaires.

Ce passé commun leur avait permis de forger des liens sur lesquels le temps n'avait pas de prise, et ce malgré les distances et leurs métiers respectifs. Ils se téléphonaient régulièrement pour parler de tout et de rien, pour ne pas perdre le contact.

« Alors ? répéta l'inventeur. Ton appréciation de pédopsychiatre ?»

Roger inspira profondément et soupira. Il jeta un nouveau coup d'oeil inquiet à ses notes et paraissait chercher ses mots. Il manifestait une inquiétude allant au-delà des résultats de Lucka Lawliet. Quelque chose ayant à voir avec les conséquences, non sur Lucka, mais sur son vieil ami.

Il rajusta ces lunettes et posa son regard noisette sur Quillish.

« Ce garçon est… intéressant. »

Les sourcils froncés de l'inventeur l'inquiétèrent autant qu'ils l'amusèrent.

« C'est-à-dire intéressant ? Vas- y développe. »

La voix était riche en intonation infantile, inhabituelle chez l'inventeur.

En d'autres circonstances, Roger aurait trouvé ça plaisant. Il accusait souvent Quillish d'être trop sérieux et ça aurait avec plaisir qu'il l'aurait vu se lâcher sans avoir recours à l'alcool. Pourtant, à cause des enjeux en fond, il ne pouvait en rire. Pas à cet instant précis.

« C'est un garçon extrêmement doué. Son QI plafonne à 180 sur l'échelle de Wechsler, ce qui fait environs une personne sur trois millions. Néanmoins, ce n'est pas là sa principale qualité.

« Pour faire simple, le test se divise en différente partie : Complément d'image, codes, arrangement d'image, cubes, assemblage d'objets, symbole, labyrinthe, similitude, compréhension, mémoire des chiffres, information, vocabulaire, arithmétique.

« Les résultats obtenus à chaque test sont amplement supérieurs à la normal, néanmoins, dans une catégorie, il a explosé tous les indicateurs existants. Il s'agit de complément d'image. C'est un test qui fait appel à la perception visuel et à l'attention aux détails. J'ai été obligé de faire appel à des batteries de test d'un niveau supérieur afin de pouvoir mesurer ses capacités. Par exemple, je lui ai montré cette image et lui ai demandé de m'indiquer les anomalies. (Il ouvrit un tiroir à sa droite et en sortit une photo qu'il tendit à Quillish. Ce dernier la saisit et l'observa.) Alors qu'est ce qu'il cloche ? »

Le futur Watari la parcourut rapidement.

Elle représentait un couple à la sortit d'un mariage. Au premier abord, il n'y avait rien d'anormal. Du riz par terre, l'église en fond, les alliances à gauche, une voiture avec une plaque d'immatriculation allemande. Rien d'intéressant non plus sur la posture des mariés, leurs visages, leurs habits.

« Tu ne vois rien, n'est pas ? demanda Roger avec une petit rire. »

Quillish secoua la tête.

« Je ne t'en blâme pas. Moi non plus je suis incapable d'en extraire les incohérences. Pourtant, Lucka a été capable de me les ressortir instantanément. Au premier coup d'oeil, il a vu que les alliances étaient du mauvais côté parce qu'en Allemagne, on porte l'alliance à droite, qu'il était étrange que ni le marié et la mariée ne soient recouverts de riz alors que le sol en est couvert et enfin, qu'il ne comprenait pas pourquoi les portes de l'église étaient fermées alors que les mariés venaient d'en sortir.»

Après cette tirade, Roger fit une courte pause, histoire de reprendre son souffle.

« Quillish, ce gamin est génie, doté d'un sens de l'observation digne d'un Sherlock Holmes. »

L'inventeur acquiesça. Roger venait de lui faire le descriptif de la personne qu'il avait toujours attendu.

« Néanmoins, et tu as dû t'en rendre compte, ce génie l'isole. C'est différent de l'autisme, car même s'il paraît être un inadapté social, c'est simplement parce qu'il refuse de s'y intégrer pour mieux l'observer et le comprendre. Pourtant, en même temps, le monde lui fait peur comme l'indique sa position de repli. »

Le reste de la conversation s'intéressa à l'éducation de Lucka, à savoir une motivation constante de ses capacités intellectuels, de lui faire faire beaucoup de sport pour fatiguer son corps et son esprit afin que son sommeil soit plus sain.

En définitive, le mieux aurait été que Quillish s'en occupe personnellement. Il était inventeur, par conséquent brillant, tennisman à ses heures et ferait un modèle parfait à Lucka.

Pourtant, à aucun moment, Roger n'en parla ni même ni fit allusion.

Après une bonne demi-heure, la conversation finit par échouer sur la vie des hommes, leurs dernières découvertes, leurs dernières lectures.

Leur tête-à-tête se termina dans la bonne humeur, les langues déliées par un deuxième whisky.

Sentant la journée arriver à sa fin et n'ayant que trop abusé de la bonne grâce des assistantes de Roger chargeaient d'occuper Lucka, Quillish prit donc ses quartiers.

Il serra la main de son vieil ami et se dirigea vers la porte.

La main sur la poignée, il s'apprêtait à la tourner lorsque la voix de Roger s'éleva dans son dos.

« Je sais à quoi tu penses Quillish. »

Un silence de plomb emplit le bureau. L'inventeur n'avait pas besoin de se retourner pour savoir que ce n'était pas le regard amical de Roger qui fixait son dos. À cet instant précis, il savait que ces yeux seraient petits et acérés. Dangereux aussi.

« Ce n'est pas en te servant des capacités de ce garçon que tu les feras revenir. Personne ne le peut. Nous le savons tous les deux.

- Ce n'était pas mon intention, répliqua l'inventeur d'une voix sèche. »

Sa salive fuyait sa bouche.

Il se rendit compte que sa main sur la poignée était moite. Dégoulinante de sueur. Pire, elle accusait un faible tremblement. Il aurait voulu mettre ça sur le whisky, sur son manque d'habitude à boire mais n'ignorait pas que ce n'était que d'hideux mensonges.

Comme toujours, Roger avait vu juste.

« Quillish, je ne vais pas te mentir. Si j'apprends que tu as ruiné la vie de cet enfant par pur égoïsme, je m'en prendrais à toi. Personnellement. »

Il ne répondit pas. D'un geste peu assuré, il ouvrit la porte et sortit.

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« Où allons nous, Monsieur Whammy ? demanda poliment le chauffeur. A l'orphelinat pour ramener Monsieur Lawliet ? »

Quillish ne répondit pas immédiatement. Il venait de sortir du cabinet, un peu désorienté. Face à lui, Kensington Road était bondée.

Les voitures faisaient un bruit terrifiant, alternant le toussotement des moteurs, les klaxons, les coups d'accélérateurs, les noms d'oiseaux volant à travers les vitres baissées. L'air lui parut vicié, pollué comme jamais. Le méthane, l'essence et tout un lot de produit d'origine chimique s'insinuèrent sous sa peau, lui donnant la nausée.

Quillish se sentait au bord de l'évanouissement. Il blêmit. La main de Lucka lui sembla étonnamment chaude par rapport à la sienne. Il jeta un regard sur le jeune garçon et ne fut pas surpris de le voir le pouce collé aux lèvres, en train de le fixer de ses grands yeux noirs.

« Non… finit-il par répondre. On rentre à la maison. Je… je téléphonerai à Annie sur le chemin pour lui expliquer que je garde Lucka pour la nuit.»

Ou pour plus longtemps.

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L'intérieur de la Rolls était en cuir. Quillish n'avait jamais apprécié cette matière, allant jusqu'à la trouver trop souvent râpeuse au toucher. Trop froide en hiver, trop chaude par des température caniculaire, il n'en restait pas moins impossible de trouver un véhicule cette prestigieuse marque pourvu de tissu en lieu et place du cuir. Et il était encore moins probable qu'il eut acheté une autre voiture.

Fils d'agriculteur, il avait eu une enfance heureuse mais démunie. Après la mort de son père, sa mère avait continué de s'occuper de leurs champs, seule, acceptant à l'occasion l'aide du fils du voisin, mais refusant à chaque fois l'aide de son fils unique qui devait, à ses dires, «faire des études pour terminer plus haut que là où ses parents allaient finir sa vie. »

A l'article de la mort, sa mère n'en continuait pas moins de s'inquiéter de l'avenir de son fils, jeune universitaire dépêché en catastrophe pour assister aux derniers instants, subissant les alternance entre lucidité et de sénilité de sa mère.

Pendant l'un des phases de sénilité, le jeune homme avait tout fait pour la calmer, la rassurer et, sans trop savoir pourquoi, il lui promit que viendrait un jour où il achèterait une Rolls-Royce, véhicule que sa mère, après le passage de l'une d'entre elle perdu dans la vallée de Leeds, avait considéré comme étant la voiture de quelqu'un ayant réussi.

Cette promesse avait suffi à la ramener à la lucidité.

Le contraste fut à ce point saisissant que Quillish en eut les larmes au yeux. Sa mère s'éteignit quelques jours après, emporteé par la Grande Faucheuse.

Bien des années plus tard, et ayant compris la différence entre profiter de sa réussite et profiter de celle de ses ancêtres (comme il l'avait si bien remarqué lors de certaines soirées à l'université d'Oxford), il avait fini par avoir suffisamment de moyen pour s'approprier la Voiture.

Et il l'avait trouvé au final quelconque. Certes, le silence y était parfait. On pouvait entendre sa montre comme l'avait dit le vendeur. Elle était aussi d'un confort absolu, d'une conduite sensationnelle, d'une puissance explosive mais rassurante. Mais c'était tout. Il ne ressentait aucun lien entre lui et la voiture.

Un serment étant un serment, il l'avait gardée, poussant même le vice à en acheter une plus récente et avait fini par s'y accommoder.

« Mais, Monsieur Quillish, Madame Annie, elle va pas être contente si je ne rentre pas ce soir. »

Quillish, de retour de son imaginaire, posa les yeux sur Lucka.

Le garçon tentait vainement de prendre sa position foetale, cependant, ayant quitté ses chaussures au profit de chaussette, il avait la fâcheuse tendance à glisser lorsque le chauffeur freinait, chose régulière à cause de la circulation.

Néanmoins, nullement désarçonné ni gêné par la ceinture, Lucka recommençait son manège, s'agrippant au costume de Quillish à chaque fois qu'il ramenait ses pieds.

L'inventeur le considéra avec une étrange impression.

Juste après leur rencontre, deux jours auparavant, il avait appelé la police en leur disant qu'il avait quelques éléments susceptibles de les intéresser dans le cadre du suicide de George Sears.

Il avait rapidement fait part des découvertes de Lucka. Le policier au bout du fil paraissait attentif et un bruit de stylo était audible. Lorsqu'il eut fini, le policier lui demanda qu'il était. Quillish ne donna pas de réponse et raccrocha brusquement.

Plus tard, il découvrirait que la police avait continué l'enquête malgré l'article paru dans le journal. Jamais il ne sut si l'article avait été un leurre visant à rassurer les coupables ou bien si son coup de fil avait relancé l'enquête.

Ils finirent par arriver sur Wadour Street, tout près de Picadilly Circus. Là, Quillish possédait une petite maison, coincée entre deux immeubles de faible envergure.

L'inventeur possédait un nombre important de petites maisons de ce goût-là un peu partout dans le monde. Il appréciait le fait d'avoir un pied-à-terre lui appartenant et n'aimait pas être dépendant des hôtels.

Au final, cela avait plus d'inconvénient que d'avantages mais cette sensation d'être chez soi n'avait pas de prix à ses yeux.

Une fois à l'intérieur, Quillish demanda à son chauffeur de s'occuper de Lucka et il se faufila dans son bureau, demandant à ce qu'on ne le dérange pas. Il posa sa veste sur un porte-manteau, desserra sa cravate, remonta ses manches et alluma une bougie sur une petite table basse à l'entrée de son bureau et finit par se laisser tomber dans son fauteuil.

Son bureau n'était pas très grand. Il n'aimait pas travaillé dans des espaces gigantesques, son esprit ayant la fâcheuse propension à s'égarer sur tout ce qu'il voyait.

Son écritoire était assez simple, peu dissemblable à celui de Roger si ce n'était qu'il préférait les MontBlanc au Waterman. Cependant, à cela s'ajoutaient deux grandes différences.

La première tenait à l'ordre. Son bureau n'était qu'un amoncellement de paperasse, de style n'écrivant et de critérium sans mine.

Lorsque de rares invités entrevoyaient le champ de bataille, ils n'omettaient pas de lui demander la raison de désordre.

« Ça stimule mon imagination, répondait il à chaque fois. » Les inventeurs étant, dans l'imagination commune, des extravagants, les personnes avaient vite fait d'acquiescer et de s'émerveiller.

Sa réponse toute faite était un mensonge. L'explication était en fait plus simple. La paresse et la négligence étaient les seules réponses véridiques.

Le deuxième point distinguant son plan de travail à celui de Roger tenait à trois photos. Son ami, de par son rôle de pédopsychiatre et de la relative neutralité qu'il devait afficher à ses patients (ainsi que d'un infâme dégoût à se dévoiler au yeux des autres), n'avait pas ce luxe. Quillish était dépourvu de cette gêne et était en train de les parcourir du coin de l'oeil.

La première photo avait été prise en Irlande du Nord, pendant l'un de ses déploiements militaires. Roger aussi était présent sur la photo.

Tous deux paraissaient très jeunes, au visage presque infantile. Un gigantesque sourire était appliqué sur le visage de Quillish, alors que Roger avait un regard beaucoup plus vague et un sourire presque crispé, endolori.

La deuxième photo représentait ses parents, peu de temps avant sa naissance. Le jaune avait depuis longtemps pris le pas sur le blanc et de nombreuses taches claires parcouraient les rebords, comme si elle avait été trop manipulée.

Il refusa de regarder la troisième. Du bout des doigts, il la fit basculer face contre terre.

Il me faut un verre.

En réalité, il avait envie de beaucoup plus d'un verre. Il voulait boire à s'en faire péter le foie.

Il marcha en direction de sa bibliothèque, s'accroupit et en ouvrit l'unique tiroir sur une bouteille de whisky soixante ans d'âge de MacCutcheon. À côté de la bouteille, il dégota un verre. Il retourna à sa place, se servit un verre et l'avala cul sec.

Cent dollars de foutu en l'air en une gorgée.

Il considéra son verre quelques secondes avant de le remplir à nouveau. Cette fois-ci, son regard s'égara sur le liquide ambré. Il repensa au propos que lui avait tenu Roger.

« Je sais ce que tu veux faire. »

Et que voulait-il faire ? Éduquer ce garçon pour en faire un détective d'exception ? Que plus aucun criminel n'échappe à la justice ? Etait-ce cela qu'il voulait ? Pour que les victimes aient toujours réparation, que ceux qui leur survivent aient réponses à leurs questions ? Voulait-il de ça, faire ça ? Etait-ce pour ça, un grand projet qu'il avait toujours secrètement cultivé, qu'il avait été si content, ravi, de trouver Lucka ?

Il préféra ne pas répondre à ces questions et avala le contenu de son verre, sentant son oesophage se réchauffer, puis brûler, avant de se resservir.

Roger avait raison. Il ne pouvait pas faire ça, n'en avait pas le droit. Personne ne l'avait, lui encore moins que les autres. Parce qu'il avait une parfaite conscience de ce qu'il faisait, dans quoi il risquait d'envoyer le garçon. Parce qu'il avait les moyens de réussir.

Il but son verre et s'en resservit un nouveau.

Pourtant, si Roger n'avait pas été là, jamais il ne se serait posé la question. Il aurait foncé, sans le moindre doute, récitant des Ave Marie à un Dieu dont il refusait l'existence.

Si Roger ne lui avait pas oralement interdit, si Quillish n'avait pas eu l'idiotie de lui parler de son projet fou, alors il l'aurait fait.

Soudain, pris d'une bouffée de colère sans précédent, il hait Roger, il se hait pour en avoir parler à Roger. Parce que Roger avait parfaitement raison.

Il ferma les yeux, se rendit compte que même immobile la pièce tournait, et conclut qu'il avait trop bu. Ce qui ne l'empêcha pas d'avaler son quatrième verre et d'en resservir un autre.

La bouffée de colère qui avait germé s'amplifia et il lui fallut un exutoire, un moyen de l'effacer. D'un geste rageur, accompagné par un cri rauque, il renversa tout ce qui était sur son bureau. Tout. Sans exception.

Son oreille, étrangement affûtée malgré l'alcool, perçut tous les sons, allant du feulement des feuilles jusqu'au fracas de la bouteille s'épanchant sur le tapis afghan, en passant par la lampe dont l'ampoule explosa, laissant à la bougie le dur rôle d'éclairer la pièce.

Au milieu de tout ça, il y eut un bruit différent, semblable à du cristal.

Quillish craignit de l'avoir reconnu.

Il se précipita de l'autre côté de son bureau, manqua de trébucher à cause de son ébriété avancé, s'accroupit. Déglutit.

Ses trois cadres étaient à terre, avec le reste. Deux étaient fêlés, le troisième sans doute cassé comme en attestait les débris. Les deux cadres fêlés étaient la photo de ses parents et celle avec Roger. Il retourna le cadre de la dernière photo, se coupant sur le verre. Trois personnes y étaient immortalisées, un homme, une femme, une fille.

L'homme en question était Quillish. A sa gauche se tenait une femme d'une trentaine d'année et entre les deux, une jeune file s'approchant des douze ans. Elles s'appelaient Sarah Creed et Julie Creed. Sarah avait été la femme de l'inventeur un temps et Julie était la fille de Sarah, d'un père différent. Quillish l'avait aimé comme sa propre fille.

Un jour, toutes les deux étaient parties à la salle de gym, bras dessus bras dessous. Quillish les avaient vu partir, le regard bienveillant. Elles n'étaient jamais rentrées. Leurs cadavres furent découverts quelques temps plus temps, dans le coffre d'une voiture. L'assassin ne fut jamais retrouvé.

Quillish avait de toutes ses forces espéré l'apparition d'un sauveur, d'une personne susceptible de résoudre cette enquête. Pour avoir des réponses. Pour pouvoir reposer en paix.

Ce sauveur n'arriva jamais. Petit à petit, pris dans une dépression le confinant à la folie, il était venu à la conclusion que si le sauveur ne venait, alors il faudrait le créer. Pas pour lui.

Pour les autres.

Serrant la photo contre lui, il se coula jusqu'à la bibliothèque, y colla son dos, ignora la poignée lui vrillant le dos. Ses jambes prirent une position semi fœtale, les genoux à 90°. De sa main gauche, il serrait la photo sur son coeur, sa main droite reposait le long de son corps, lâchant du sang par à coup. L'esprit embrumé, sa tête reposa sur son sternum et il était sur le point de s'endormir, exténué par l'alcool et sa colère qu'il s'avait inexcusable.

A ce moment-là, la porte s'ouvrit sur un Lucka, le dos légèrement voûté. Il l'observait de ses grands yeux inquisiteurs. Avec une infinie lenteur, il s'approcha du corps fatigué du Quillish et s'arrête à un mètre de lui.

Il resta là, sans bouger pendant quelques secondes, affichant une timidité étrange, presque coupable. Il s'éclaircit la voix, comme il l'avait si souvent lu dans les livre, vu dans les films.

« Monsieur Quillish, est ce que vous avez du chocolat ? C'est bon le chocolat, ajouta-t'il d'une petite voix, comme si cela justifiait sa démarche. »

Quillish leva les yeux vers le garçon, l'observa avec un drôle d'air. Il eut un rire étrange, un rire d'ivrogne presque.

« Qu'est ce que c'est la justice pour toi ? demanda t'il, d'une voix chevrotante. »

Sans trop savoir pourquoi, il devait poser sa question. Puis il se rendit compte du ridicule de sa démarche. Quand bien même il avait 180 de QI, ça n'en restait pas moins un enfant.

Il secoua la main en disant :

« Oublie ce que je viens de dire. »

Loin d'oublier la question, Lucka répondit.

« La justice, c'est quand les gentils gagnent. »

La réponse était enfantine, presque ridicule en des temps où le gris avait pris le pas sur le blanc et le noir.

Pourtant, aux yeux de Quillish, il n'existait pas de meilleurs de réponses. C'était la vérité. La seule vérité qui soit juste.

Il resta en admiration devant le jeune garçon.

Il se dit que si ce garçon en avait les capacités alors il faudrait foncer. Il se rendit compte de l'égoïsme de ses envies. Il n'y prêta pas attention. Il allait éduquer l'enfant, allait en faire le meilleur détective que la Terre ait porté, accepterait le jugement que lui porterait Roger, Dieu, l'humanité. En échange, il ferait tout pour le garçon, s'effacerait au profit de son génie, mettrait sa personnalité en veille. Il n'allait plus être le sommet dont il était si fier, il serait une marche vers le sommet.

Cette pensée fit le chemin dans son cerveau et devint une promesse. Comme celle faîte à sa mère. Il se releva l'air pataud, lança un regard bienveillant vers le garçon et murmura :

« Bonne idée. Allons manger du chocolat. C'est bon le chocolat, ajouta t'il avec un rire. »

Il saisit la main du garçon et tous deux se dirigèrent vers la cuisine.

Plus tard, il laissa un message à Roger. Ce n'était que trois mots mais il savait que Roger comprendrait. Il ne lui pardonnerait pas mais il le comprendrait. Et c'était tout ce dont il avait besoin.

Who dares wins.