C'est alors que Frodon et quelques uns de ses amis de tout à l'heure pénétrèrent à l'intérieur de l'abri, et notre cousin, après avoir fouillé des yeux l'intérieur quelques instants, sourit à notre vue et se dirigea vers nous.
- Alors, les galapiats, on s'est bien amusés ?
Nos deux regards emplis d'innocence furent loin de duper le jeune Sacquet de Cul-de-Sac.
- On s'est bien amusés et on se demande comment faire pour sortir de ce guêpier sans risquer une fessée publique ?
Je souris à mon tour, quelque peu embarrassé de faire montre de telles failles stratégiques dans mes ruses.
- C'est vrai, pour tout t'avouer. En fait, nous aimerions rentrer à Château-Brande, Pippin est fatigué. Le problème, c'est que ce grand vilain de Besace monte la garde, et il n'a pas l'air décidé à nous laisser nous en tirer comme cela.
- Après pareille baignade, j'en viendrais presque à dire que je le comprends…
Nos regards restèrent fixés l'un dans l'autre pendant une seconde.
- Presque… précisa Frodon.
Puis il s'éloigna de nous, en nous priant de l'attendre. Après quelques mots avec Réginard Took, il revint, l'air ravi.
- Bon, je pense que j'ai arrangé le coup pour cette fois, les jeunes. Si vous voulez remonter rapidement à Château-Brande, Régi accepte de vous prêter ses chiens.
Pip et moi ouvrîmes des yeux ronds. Réginard était connu dans la Comté pour posséder deux magnifiques chiens-loups à longs poils qu'il attelait à une sorte de petite carriole qu'il utilisait pour se déplacer d'un endroit à un autre. Les adultes raisonnables ne voyaient souvent cela que sous un œil méfiant et désapprobateur, mais il faisait rêver tous les enfants et bon nombre de jeunes irresponsables à qui il faisait parfois généreusement essayer son truculent engin.
- C'est vrai ? interrogea Pippin.
- Evidemment. A la condition que vous écoutiez attentivement ses instructions. Ni lui ni moi n'avons envie d'être responsables d'un accident !
- Bien sûr, Frodon ! m'exclamai-je, posant Pippin au sol et marchant déjà vers Réginard.
C'est ainsi que la petite troupe nous escorta hors de notre piège au nez et à la barbe (Quelle stupide expression que cette phrase de Gandalf…) d'Othon qui restait de fait toujours impuissant face à la situation. Régi nous conduisit à l'arrière de la fête, derrière les tentes, où il détacha deux gros chiens fougueux qui se jetèrent sur lui et ses compagnons avec une affection exubérante. Leur robe noire et cuivrée était magnifique sous les quelques perles de cristaux de neige dans laquelle ils s'étaient roulés, tandis qu'ils bondissaient autour de nous. Pippin prit légèrement peur lorsque l'un d'eux se dressa de toute sa hauteur devant son nez, mais c'est au final très précautionneusement qu'il le renversa à terre pour lécher son visage qui devait encore être glacé de l'air frais. Mon cousin éclata de rire sous les lampées enthousiastes avant que Réginard ne finisse par reprendre son chien par le collier pour lui faire passer une sorte de harnais attaché à ce qui ressemblait à une luge à roulettes de bois, aux côtés du premier qui était déjà installé. Après leur avoir caressé la tête, il tourna vers nous son visage maigre encadré par de longues boucles brun-roux et sourit.
- Bien, alors venez voir, les enfants.
Nous approchâmes.
- Pil et Plou sont de gentils chiens, mais ils sont parfois un peu foufous, alors il faut savoir les conduire. Merry, assieds-toi sur le traîneau.
J'obtempérai. Il plaça mes pieds sur les cales prévues à cet effet et me mit dans les mains des rennes semblables à celles des poneys. Chaque extrémité de longe était en fait relié à l'un des harnais des chiens, sur le côté extérieur.
- Bon, tu es un petit gars malin, tu ne devrais pas avoir trop de mal à te débrouiller. Pour tirer à gauche, tu diriges Pil sur le côté, comme cela, tu vois ?
J'écoutai attentivement les conseils et observai les gestes qu'il exécutait avec les rennes.
- Et pour la droite, c'est l'inverse, tu emmènes Plou comme ça. L'autre suit toujours. Bien entendu, comme tu le devines, si tu tires des deux côté en même temps, les loulous n'y comprennent plus rien. Alors quand tu veux t'arrêter, tu tires doucement au centre et tu leur cries « HALTE ! ».
- D'accord, répondis-je, à la fois excité et anxieux de savoir si j'allais être à la hauteur.
Réginard eut un sourire bonhomme et se tourna vers Pippin.
- Peregrin, tu vas t'asseoir derrière ?
Le petit Hobbit hocha la tête et s'installa comme le lui indiquait notre aîné. Ceci fait, il nous considéra avec attendrissement et lança :
- Braves petits gars. Bon, soyez sages, hein ! Si vous tombez, ce n'est pas bien grave, la voiture est légère, mais tâchez de ne pas faire les idiots et de ne pas vous faire mal ! Lorsque vous serez rendus, les chiens reviendront tout seuls. Allez, c'est parti !
Il donna une légère tape sur l'échine des chien-loups qui partirent à petites foulées rapides.
- Merci Réginard ! lui criai-je en partant.
Le groupe d'amis nous lança quelques signes d'au revoir tandis que nous nous dirigions tranquillement, mais à une allure soutenue, vers la côte de la colline de Bouc. Nous avions finalement échappé à Othon ! Pippin se mit debout derrière moi et embrassa ma nuque pour tenir en équilibre.
- Hourra ! C'est formidable, cet engin, alors !
- Pip, tu ferais mieux de te rasseoir, je ne veux pas te perdre en route.
Peregrin consentit alors à se mettre à genoux derrière moi, dressé et étreignant toujours mon cou, posant son menton sur une de mes épaules pour voir la route avalée devant nous.
- J'adore, on peut se déplacer si vite ! Nous serons à la porte de ta maison en l'espace d'une minute, ainsi.
Les chiens entamèrent la première pente un peu plus rude, gardant toujours leur trot vif et régulier. J'appréciais le vent sur mon visage qui relevait ma frange sur le haut de ma tête et rafraîchissait de l'ambiance suffocante de fumées de plats ou de pipe, de vapeurs d'alcool et de chaleur des tentes bondées de monde. Seuls les petites lumières régulières des lanternes des arbres éclairaient le chemin de petites taches jaunes. Les roues tournaient vite dans un léger couinement.
Au premier tournant, je suivis bien les instructions de Réginard, mais il se trouve qu'il était fort peu nécessaire de guider les chiens sur un chemin bien tracé comme celui que nous gravissions. Pippin s'accrocha un peu plus fermement à moi lorsque la voiture pris le virage.
- Pippin, tu m'étrangles, là…
Pip relâcha alors sa prise pour serrer ses mains sur mes épaules, scrutant toujours avidement le chemin. Une côte assez abrupte approchait. Je lâchai un instant les rennes pour lier fermement les bras de mon cousin autour de ma taille et l'avertir de bien s'accrocher.
Les chiens accélérèrent légèrement trois mètres avant la pente et s'élancèrent toujours avec autant d'entrain, ne semblant pas se fatiguer du dénivelé, semblant même heureux de se dépenser un peu. Je sentais que Pippin devait crisper ses muscles autour de moi pour ne pas glisser vers l'arrière qui n'était pourvu que d'une petite planche en guise de dossier.
Arrivés au sommet de la côte, où le chemin s'aplanissait avant de prendre le second tournant, les chiens continuèrent à aller vivement, galopant joyeusement sur la terre un peu enneigée. J'essayai de les ralentir un peu en tirant les rennes vers le centre, mais je n'osai y aller très fort après les consignes de l'ami de Frodon. Les deux animaux ne semblaient guère en avoir cure, et prirent le virage avec un peu trop d'enthousiasme pour moi.
- Ah, ça va vite ! s'écria joyeusement Pippin pour couvrir le son du vent dans nos oreilles et le gémissement des roues.
- Un peu trop, même, je trouve, répondis-je, commençant à être un peu inquiet.
Le traîneau filait à tombeau ouvert, à présent, tressautant dans les minces ornières et des cailloux du chemin.
- Eh ! Les boules de poils, doucement !
Pippin s'assit contre moi alors que nous approchions déjà du troisième virage. Mes pieds poussèrent par réflexe contre les cales tandis que je m'exclamais :
- Doucement, doucement, DOUCEMENT !
Le traîneaux se lança brutalement à l'assaut de l'épingle à cheveux inclinée et j'entendis mon cousin pousser un petit cri en me serrant à me couper le souffle.
- Merry, je vais tomber !
- Cramponne-toi, Pip, on est presque arrivés !
Ne pouvant lâcher les rennes, j'étais inquiet pour mon cadet qui geignait doucement, la tête enfouie dans la capuche de mon manteau. J'avais moi-même la gorge serrée de peur, le vent s'engouffrait dans mes narines si fort que je suffoquais, peinant à reprendre mon souffle, ce qui me faisait sourdre les larmes aux commissures des yeux. L'un des chiens-loups lâcha un jappement en prenant le dernier tournant au cours duquel, je le sentis, une roue quitta le sol.
- HAAALTE !!!! hurlais-je alors que nous arrivions sur le pas du portail de la maison.
Les bêtes parurent alors revenir à l'écoute des ordre de leur meneur et ralentir pour en revenir à ce petit trot tranquille, puis enfin faire quelques pas avant de s'arrêter tout à fait.
- Ca va, Pippin ?
- Ca va…
Je me retournai vers mon cousin qui ne m'avait toujours pas lâché, les doigts tétanisés sur mon manteau, près du ventre. Ces cheveux étaient ébouriffés, mais probablement pas autant que les miens. Il leva vers moi des yeux écarquillés :
- On y est ?
- Oui.
- Tant mieux !
Il sauta vivement du traîneau tandis que je remerciais les chiens toujours aussi joueurs et affectueux d'une caresse, leur lançant néanmoins :
- Vous auriez pu éviter de nous faire une frousse pareille, les gars ! Allez…
Les chiens s'ébrouèrent et repartirent nonchalamment sur la piste dans un tranquille cliquetis d'essieu. Pippin se blottit aussitôt contre mon flanc :
- J'ai eu une de ces peur !
- Oh, ce n'est pas la première, il me semble ! répondis-je en repensant à nos diverses bêtises. Ca nous fera un sacré souvenir !
- C'est vrai… et j'imagine que ce ne sera pas la dernière.
Je ris de bon cœur en l'entraînant par la porte en bois qui délimitait le jardin de devant, l'arrêtai avant de passer la porte et m'accroupis à-côté de lui.
- Tiens, je dois avoir quelque chose pour te réconforter, petit Took, déclarai-je mystérieusement en fouillant sous mon manteau dans la poche de ma veste.
Les yeux de Pippin s'ouvrirent rond, emplis d'une convoitise nouvelle.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Tiens.
Je plaçai dans sa main l'une des friandises de ma mère dans son papier coloré.
- Oh, merci ! s'exclama-t-il avant de déplier avidement l'enveloppe et d'avaler la confiserie qui se trouvait à l'intérieur.
Je dégustai la mienne à mon tour et c'est en mastiquant joyeusement que nous entrâmes par la porte ronde du trou principal de Château-Brande.
Nous pénétrâmes dans la grande entrée plongée dans l'ombre. Après avoir refermé la lourde porte, j'allai directement chercher une chandelle et allumer un petit feu dans la cheminée de la salle à manger. Je retournai ensuite accrocher mon manteau à son support, à-côté de la cape de Peregrin qui se dirigeait déjà vers la cuisine.
- Crois-tu qu'il y aurait quelque chose à manger ?
- Ah ça, Pippin ! m'exclamai-je en le suivant. As-tu déjà connu Château-Brande sans nourriture ? Et qui plus est je peux te dire qu'aujourd'hui… nous avons particulièrement de quoi faire !
Là-dessus, j'ouvris la porte pour faire découvrir avec fierté à mon jeune cousin la grande table à rallonge couverte d'une kyrielle de mets plus ou moins exceptionnels, mais tous appétissants. Pippin ouvrit une grande bouche stupéfaite, puis émerveillée tandis que j'amenais le bougeoir au milieu des victuailles.
- Tout ça, c'est pour la deuxième partie de soirée. Papa viendra les chercher et les remmènera en-bas avec la charrette et les poneys, alors fais vite ton choix, maître Took, encore que nous ayons du temps devant nous.
Pippin était si abasourdi qu'il n'osait franchir le seuil, comme s'il avait peur de violer un sanctuaire. Je dus l'entraîner à l'intérieur par la boucle de la fameuse chaînette qu'il avait raccrochée à son cou.
- Alors, que prendrez-vous, messire ? Truite marinée ? Tronçons d'anguille fumée ? Jambon ? Terrine de poulet ? Pâté de foie ? Porc salé ?… hum, bien salé à ce que je constate… Poires au gingembre en bocaux ? Compote de mirabelles ? Fromage bien vieilli ? Chèvre ? Pain aux olives ? Petites saucisses ? Saucisson à l'ail ? Pudding ? Gâteau au fromage ? Céréales aux fruits secs? Marmelade de griottes ? … Fichaise, ça sent fort, cette chose !
Je voyais d'ici la tête de Pippin lui tourner. Il faut dire qu'avoir sous les yeux tant de bonnes choses à la fois faisait monter la salive à la bouche et le sang au visage. Les odeurs enivrantes, elles aussi, chargées de sel, de vinaigre ou de sucre liquoreux, faisaient tordre le ventre à elles toutes seules. Finalement, après avoir fait le tour de la table, Pippin avisa un plateau près du four et revint vers moi les yeux brillants, se léchant déjà les babines.
Quelques minutes plus tard, nous revenions à la salle à manger où le foyer avait eu le temps de diffuser une tiédeur plus accueillante. Le plancher craquait sous mes pas tandis que j'apportais un lourd, lourd plateau sur la table. Pippin apporta la bouteille de cidre, puis alla regarder au-dehors par la grande fenêtre ronde qui donnait sur le jardin de derrière.
- Oh, Merry ! Viens voir, c'est magnifique, ici !
Je m'approchai pour regarder à mon tour par le carreau un peu embué les arbres couverts de neige, l'herbe grisée par le givre, tout comme figé dans une immobilité endormie.
- Et si nous mangions ici, en écoutant les bruits de la nuit ? proposa Pippin, ravi de son idée.
- Ici ? m'étonnai-je. Pourquoi pas, après tout… Mais nous risquerions d'avoir un peu froid. Attends-moi, je vais aller chercher des couvertures.
Lorsque je revins chargé de trois oreillers et d'une telle pile d'étoffes de laine que je ne voyais qu'avec peine où j'allais, Pippin avait pensé à installer nos provisions sur l'une des chaises qu'il avait placée près du rebord de la fenêtre.
- Je vois que tu as tout prévu, Pip ! lançai-je avec un sourire.
- Je vois que toi aussi ! répliqua-t-il en commençant à me débarrasser des coussins pour les arranger sur le rebord courbe de la fenêtre qu'il ouvrit ensuite avec précautions.
Malgré l'air frais, la soirée était peu venteuse. Après avoir recouvert les oreillers d'une première couverture, je m'y installai confortablement, et me recouvrai d'une autre ; Peregrin grimpa alors à son tour et se glissa en-dessous, finissant par ressortir contre mon buste un sourire tendre et de vifs yeux vert sombre dans cette atmosphère éclairée de la simple cheminée. Je lui souris en retour et ramenai sur nous une deuxième couverture. Pippin se retourna dans un vaste gigotement et finit par se caler contre mon torse, l'étoffe sous le menton. Je lui fis passer un premier morceau de porc salé et me servis à mon tour.
Comme nous étions bien, ici. Au-dehors, la lune qui en était à son premier quartier brillait d'une lueur dorée au milieu de la nuit dense, piquée d'une kyrielle d'étoiles. Les pommiers aux étiques et tortus troncs noirs semblaient paralysés dans leurs formes crochues recouvertes d'une fine couche blanche. Par-delà la barrière de bois, nous pouvions apercevoir les lumières de la fête.
- Regarde, Pip. Là-bas, on voit les tentes éclairées, et aussi les invités danser ! Tu vois ?
- Je vois, répondit Pippin. Merry… Est-ce que tu n'aurais pas préféré rester danser avec eux, au lieu de devoir te retirer ici avec moi pour seule compagnie ?
Etonné de cette question bien mature pour Peregrin, je lui passai un tronçon d'anguille et me léchai les doigts avant de répondre :
- Aucunement ! Si cela m'avait vraiment ennuyé, tu sais, j'aurais tout simplement refusé !
Un timide murmure me répondit :
- Mais peut-être finiras-tu par en avoir assez de moi, un jour…
- Pippin… D'où te viennent soudain ces idées saugrenues ? Crois-tu que je me plaise plus au milieu de tous ces adultes ronchons et terre-à-terre intéressés seulement à courtiser ces dames ou à comparer leurs récoltes de la fin du dernier été, qu'avec toi avec qui je peux me donner les meilleurs frissons dans de grandes aventures, ou tout simplement me reposer tranquillement sans me sentir obligé de faire attention à chacun de mes dires ?
Je devinai le sourire de Pippin sans le voir, car sa joue gauche se gonfla légèrement.
- Bien. Je suis content, alors.
Un silence tranquille subsista un moment. Ayant débouclé ma ceinture en prévision, je dégustai une longue tartine de fromage de chèvre sur une tranche de pain aux olives, et je me laissai aller à ne penser à rien, la tête renversée contre le plus haut oreiller, les constellations dont je ne connaissais pas encore le nom directement servies à mes yeux, mon cher cousin, « ma petite ombre » comme ils l'appelaient, confortablement agencé devant moi, me faisant une petite bouillotte vivante. C'était là une bien belle façon de terminer une année.
- Je peux ravoir quelque chose, Merry ? demanda soudain Pippin.
- Certes. De quoi as-tu envie ?
- Une petite saucisse ! s'exclama-t-il avec conviction.
Je ris de sa détermination enthousiaste avant de lui présenter une petite charcuterie cylindrique. Peregrin mordit dedans avec entrain, la peau éclatant légèrement sous sa dent, et la dévora avec avidité. Ma mère était réputée pour confectionner des saucisses particulièrement bonnes avec les cochons que Grop Bonenfant élevait sur l'une de nos propriétés.
- Hey, laisse-moi mes doigts, tout de même ! le taquinai-je en lâchant le morceau avant qu'il oubliât de s'arrêter à son extrémité.
Pippin eut un petit rire, la bouche pleine. Je débouchai la bouteille de cidre et but directement au goulot, savourant le plaisir de ne pas avoir à m'embarrasser d'un gobelet. Je la donnai ensuite à mon compagnon, retournant à ma tartine.
- Me chanterais-tu une autre chanson, si tu avais le courage de jeûner pendant une minute ?
- Tu m'en demandes beaucoup ! Mais je suppose que peux me faire violence, comme le dit papa. Qu'est-ce que tu veux, comme chanson ?
- Je ne sais pas, ce qui te passe par la tête…
Pippin sembla réfléchir quelques secondes, silencieux, puis entonna de sa voix douce naturelle :
A tout ce que j'ai vu,
Aux insectes et aux fleurs des prés
Je pense, assis près du feu qui brûle
Des étés passés ;
Aux feuilles jaunes et aux filandres
Des automnes qui furent
Au cours du long mois de novembre
Chanterelles et rousses ramures.
Aucun hiver n'est morne
Malgré ses blanches natures mortes,
Et son givre et ses flocons qui ornent
Le linteau à ma porte.
Car il y a tant de choses encore
Que je n'ai jamais vues ;
Dans chaque bois à chaque printemps
Il y a un vert différent
Mais tout le temps que je suis à penser
Je guette les pas qui les emportent
Ces saisons nouvelles chaque année
Et les voix à ma porte.
Je me laissai bercer encore quelques instants par les vers à peine chantés, mais plutôt récités avec une sorte de mélodie naturelle que seuls les meilleurs conteurs comme Bilbon savaient saisir, et qui n'avait déjà pas manqué d'étonner la famille Took.
- C'est très joli, déclarai-je enfin en caressant rêveusement la pommette ronde de Pippin de deux doigts.
- Merci, répondit-il en accompagnant vaguement le dos de mes phalanges.
Un moment passa ainsi, Pippin quêtant avec douceur mes petites tendresses sur son visage, dans sa tignasse toute fraîche lavée qui bouclait ferme au bout de ses mèches brunes.
- Je peux avoir des biscuits, maintenant ?
Mettant le saladier sur ses genoux, par-dessus la couverture, je m'emparai pour ma part d'un morceau de ce fromage à pâte cuite sorti de l'ombre du cellier après une longue pénitence. Sa croûte s'effritait un peu par endroits et lorsque je humai l'odeur qui me plaisait tant, j'y découvris une délectable fragrance de sel, de fraîcheur et de vieux. Parfait. Y plongeant mes incisives avec délices, j'entendis mon cousin entamer ses biscuits dans un petit craquement continu.
Soudain, nos oreilles aiguisée perçurent un bruit nouveau. J'arrêtai un instant Peregrin pour éclaircir l'écoute. Plusieurs secondes passèrent. Puis le cri s'éleva à nouveau, doux et profond. Pippin se tourna légèrement vers moi pour refléter mon sourire.
- Ca, c'est une chouette, affirmai-je à mi-voix. Elle doit chasser dans le coin.
Mon cadet croqua précautionneusement ses derniers biscuits dans un bruit étouffé. Quelques instants se passèrent encore sans que nous n'entendions autre chose que les crépitement des bûches dans l'âtre. Et puis le hululement revint, plus fort. Soudain, je tendis le doigts vers l'un des pommiers squelettiques, murmurant avec fébrilité à mon cousin :
- Regarde !
Un bel oiseau clair venait de se poser, nous dévoilant un instant l'intérieur presque lumineux de ses ailes malgré l'obscurité environnante. Pippin retenait son souffle.
- Ne bouge pas, lui glissai-je très doucement à l'oreille.
Figés sous nos couvertures, nous observâmes la chouette rester elle aussi immobile, tournant seulement de temps à autres ses deux grands disques faciaux blancs, comme une pleine lune, fouillant manifestement les taches d'herbes à jour pour y repérer une proie.
Pip s'agrippa doucement à ma main droite sous les deux étoffes de laines qui nous protégeaient. Et puis, enfin, nous vîmes le rapace prendre son envol, exécuter une courbe à la fois élégante et tranchée dans les airs, devant nos yeux impressionnés, et fondre enfin sans réplique sur quelque rongeur qu'elle prit soin de maintenir piégé au sol suffisamment longtemps. Et puis, la chouette au visage si gracieux s'empara de sa proie pour la soulever et l'avaler toute ronde dans son petit bec, avant de repartir, satisfaite.
- Eh bien, je ne m'étonne plus que les habitants de Château-Brande n'aient jamais à déplorer les dégâts des souris dans leurs gardes-manger ! commenta finalement Pippin.
Je conclus en élevant la bouteille de cidre :
- C'est vrai. Bénis soient les chouettes et les hiboux !
Je baillai.
- Il est peut-être temps de songer à dormir…
- Déjà ? me taquina mon cadet.
- Eh oui ! Il me faut me remettre de mes émotions… et de toute cette ripaille !
- Oui… Tu as raison… approuva Pippin d'une voix un peu pâteuse avant de me redonner le saladier de biscuits et de fruits secs pour se retourner sur le côté et se blottir douillettement contre ma veste en fermant ses paupières.
Je reposai précautionneusement le bol à sa place, refermai doucement la fenêtre, et me tassai un peu plus dans mes oreillers et mes couvertures, les ramenant bien proprement sur la nuque de Pip que je caressai quelques instants. Lorsque je voulus le laisser au calme, son petit corps déjà à moitié somnolant ronchonna, et je revins le cajoler prudemment avec un sourire ensommeillé, avant de laisser tomber ma tête contre un coussin.
- Joyeuse nouvelle année, Merry, souffla Pippin tandis que nous nous endormions tous deux.