I.

« ENTRER »

« J'ai toujours trouvé ça stupide. De tomber amoureux, je veux dire. Et laid, aussi. Je vois pas pourquoi les gens laids deviendraient tout à coup mignons juste parce qu'ils ont décidé de se trimbaler par paires. Il y a un couple, le couple. Vous voyez le genre : le quaterback vedette de l'équipe du lycée avec la reine des abeilles. Beaux tous les deux, un sourire éclatant de santé – oui, comme dans la pub pour le dentifrice –. Séparément, y a pas à dire, ils sont parfaits. Mais, je vais vous dire, ensemble, ils sont écœurants. On dirait qu'ils essaient d'aspirer le visage de l'autre à longueur de temps. Leurs salives respectives, petits cours d'eau sans histoire, se réunissent en un véritable torrent, je vous assure ! On l'entend couler, et tourbillonner et bouillonner. On devrait jamais pouvoir entendre la salive des autres, c'est dégoûtant. Le pire, c'est la cafétéria. Ils s'y donnent en spectacle chaque jour que Dieu fait. Et moi, j'y peux rien, ça me donne envie de gerber. Depuis que ces deux là sortent ensemble, j'ai dû perdre au moins cinq kilos ! Je vous entends déjà. Mais pour qui elle se prend, cette sale conne cynique ? Quelle pauv' fille, elle fait pitié ! Mal-baisée ! C'est la jalousie qui parle, y a pas à dire, elle est verte ! Ferme-là, sale gouine ! Ptet bien que vous avez raison. Peut-être que je suis ultra-réaliste et que j'aime aller pourrir le cerveau des gens, ou peut-être que je ne suis pas sûre de ma sexualité. Peut-être bien… Peut-être aussi que j'abreuve les amoureux de commentaires acerbes parce que j'aimerais leur ressembler. Mais ça n'arrivera jamais, alors je les méprise, c'est toujours ça de pris. Peut-être bien… Il n'empêche qu'ils me donnent vraiment envie de gerber, j'y peux rien. Est-ce que je suis la seule, sur cette foutue planète, chez qui ils provoquent cette réaction physiologique incontrôlable ? Putain, j'espère bien qu'non ! C'était moi pour la toute première fois et vous n'avez encore rien vu ! »

Oserait-elle, n'oserait-elle pas… Le doigt figé au-dessus de la touche « Entrer », Kim se mordillait la lèvre inférieure, indécise. Elle poussa un soupire exaspéré et laissa retomber sa main qui percuta son jean avec un bruit sourd. Elle resta immobile quelques instants, le corps mou, les yeux perdus dans le vague. Soudain, elle se leva brusquement de son bureau et fixa son ordinateur avec défiance, comme s'il menaçait de lui sauter à la gorge. L'adolescente finit par lui tourner le dos. Les mains croisées sur la poitrine, une moue boudeuse plaquée sur les lèvres, on aurait dit qu'elle lui faisait la tête. Kim se laissa finalement tomber sur son lit et, les yeux résolument fixés sur la fissure qui traversait son plafond, elle énuméra un à un les arguments qui la poussaient à faire une chose pareille.

« Petit un, ça fait à peine un mois que tu as commencé le lycée ici, personne ne te reconnaîtra. Petit deux, tu as pris soin de te couvrir la moitié du visage et de modifier le son de ta voix, personne ne te reconnaîtra. Petit trois, tu as des choses à dire et personne à qui les dire, enfin on t'écoutera. Petit quatre, si tu ne fais pas ça, tu vas finir par exploser au mauvais moment et au lycée, là où tout le monde te reconnaîtra. Petit cinq, c'est l'occasion d'apprendre à t'affirmer en toute sécurité avant d'avoir assez de cran pour aller emmerder les gens bien en face. Cinq arguments… Cinq arguments, c'est pas mal, non ? Je devrais le faire, alors. Mais pourquoi ne pas écrire un journal ? C'est bien ça, un journal. Pourquoi pas ? C'est encore plus sûr… Oui, mais personne ne me répondra. Je me parlerais à moi-même. C'est pas déjà ce que je fais tout le temps ? En ce moment-même ? Ca risque de me rendre encore plus folle que je ne le suis déjà. Non, c'est la bonne solution, je dois le faire ! Je dois l… »

Kim fut interrompue dans ses réflexions par un coup frappé à la porte de sa chambre.

« Chérie ? Tu es en ligne avec une amie ? », s'enquit sa mère de l'autre côté du panneau de bois.

Kim eut un sourire désabusé. C'était l'hypothèse la plus plausible. Quelle mère irait penser que sa fille se parlait à elle-même, socialisait avec son moi intérieur, était assez pathétique en somme pour se contenter de sa propre compagnie à défaut de celle de ses camarades de classe ? Aucune. Evidemment. Et il valait mieux que la sienne, de mère, n'en sache rien. D'ailleurs elle ne la comprendrait même pas. Elle n'était rien de plus qu'une adolescente normale devenue adulte. Peut-être même avait-elle été populaire. Oui, peut-être bien. « Ce qu'elle ignore ne peut pas lui faire de mal », se murmura la jeune fille.

« Kimmy ? Tu as dit quelque chose ? »

« Hum, non, je parlais à Kathleen, mais je viens de raccrocher, tu peux entrer ! »

« Non, tu sais bien que je n'aime pas empiéter sur ton espace privé, chérie. J'espère quand même que tous tes cartons sont déballés… »

Kim grimaça. Bien sûr que non, ils n'étaient pas déballés. Elle rechignait à prendre définitivement possession de cette pièce. Le pire, c'est qu'elle ne savait pas vraiment pourquoi. Ses affaires, depuis qu'elles séjournaient dans ces cartons, lui donnaient l'impression d'appartenir à une autre. Etrange, n'est-ce pas ?

« … Je venais juste te prévenir que le dîner est prêt », poursuivit madame Calbreen.

« Je descends tout de suite, maman ! »

L'adolescente jeta un dernier coup d'œil au plafond avant de se lever. Des fois, elle avait vraiment très envie de se glisser dans cette fissure et de disparaître. Pour toujours. Lorsqu'elle prit place à la table du salon, elle affichait un air maussade qui alerta immédiatement son père. Elle intercepta son regard soupçonneux et se mit à transpirer d'appréhension : de ses deux parents, il était de loin le plus difficile à berner.

« Tu vas bien, ma puce ? »

Kim esquissa un sourire qu'elle espérait rassurant et se força à penser à quelque chose d'heureux pour éviter que ses yeux ne la trahissent. Là était le secret : les lèvres ne pouvaient mentir seules.

« Oui, je dois sûrement être en hypoglycémie ! », répondit-elle sur un ton enjoué.

Monsieur Calbreen fronça les sourcils. La jeune fille se morigéna intérieurement : tout bon menteur savait que la compétence la plus essentielle mais aussi la plus difficile à acquérir pour duper son monde était de savoir doser les émotions. Elle avait certainement trop forcé sur le côté enjoué.

« Il n'y a pas de quoi pavoiser, tu pourrais tomber dans les pommes. Tu ne manges pas assez, combien de fois vais-je devoir te le dire ? »

« Tu as raison, papa », répondit-elle d'une toute petite voix en remplissant abondamment son assiette. Elle espérait que ce geste apaiserait les craintes de son père mais l'attention de ce dernier était résolument et définitivement fixée sur elle. « Cible verrouillée », pensa-t-elle, ironique, elle était en plein dans sa ligne de mire. Kim fit mine de commencer à manger pour se donner une contenance. Son ventre était noué, cependant. Sans les voir, elle sentait peser sur elle les deux yeux noirs inquisiteurs de son père. Au point qu'elle les imaginait en train de forer deux trous bien ronds à l'intérieur de son crâne. Heureusement, elle fut tirée d'affaire lorsque sa mère revint de la cuisine.

« Alors, comment se porte Kathleen ? », lui demanda-t-elle en prenant place aux côtés de son mari.

« Kathleen ? », s'étonna Kim, complètement perdue en levant les yeux de son assiette.

« Eh bien oui, tu n'étais pas au téléphone avec elle, tout à l'heure ? »

« Ah oui ! Oui, c'est vrai… Hum… Ben elle m'a dit que je lui manquais et puis elle m'a parlé des nouveaux profs. Y en a un qui est complètement taré, il… »

Et durant plusieurs minutes, l'adolescente enchaîna mensonge sur mensonge, comme elle savait si bien le faire. Kathleen, sa meilleure amie depuis le collège, n'était d'ailleurs qu'une supercherie de plus. Kim racontait des bobards à ses parents depuis des années et ceux-ci n'y voyaient que du feu. Enfin pour l'instant, et elle priait chaque jour pour que rien ne change. Elle se souvenait encore de cette époque lointaine où elle disait la vérité, toujours, et où elle lisait la déception dans leurs yeux, à chaque fois. Quel parent n'aurait pas de la peine à l'idée que son enfant soit rejeté voire même ignoré par ses camarades de classe ? Parfois elle leur en voulait. Kim leur en voulait de ne pas deviner, de ne pas comprendre que rien n'avait changé depuis cette époque. Mais elle recouvrait bien vite la raison, se rappelait qu'elle ne faisait pas ça pour elle, mais bel et bien pour eux. Jusqu'à il y a quelques mois, elle payait Sally Lincoln pour jouer le rôle de Kathleen de temps en temps. Ses parents n'étaient pas stupides : s'ils ne l'avaient pas vue en chair et en os, jamais ils n'auraient cru à son histoire de « meilleure amie pour la vie ».

Avec le temps, Kim avait appris à ponctuer ses mensonges de petits détails insignifiants qui faisaient office d' « effets de réel ». Personne ne pouvait résister à ça, personne. L'adolescente, victime de son succès, en venait parfois à regretter son premier mensonge, celui qui avait entraîné tous les autres. Mais elle était allée si loin qu'il lui était impossible de faire machine arrière, elle allait devoir vivre avec ça. Lorsqu'elle avait appris que sa famille déménageait pour La Push, Kim avait été catastrophée. Cela supposait qu'elle invente tout un nouveau réseau de mensonges et surtout qu'elle les consigne pour ne pas s'emmêler les pinceaux. C'est ce qu'elle faisait au tout début mais, à force de rester dans la même ville et dans le même établissement, tout était devenu facile, elle n'avait plus eu besoin de consulter ses notes. Ici, en revanche, elle repartait de zéro. Elle s'était accordé un mois de répit, mais il devenait urgent maintenant de s'inventer une nouvelle amie et de trouver une personne susceptible de vouloir jouer le jeu contre rémunération.

Elle y avait déjà réfléchi car le mensonge devait être progressif. Elle parlerait d'abord de l'amie en question comme d'une connaissance tout au plus, puis elle inventerait un ou deux exposés à faire avec elle. Une sortie ciné ou concert à la suite de laquelle elles deviendraient inséparables servirait de dernière pierre de touche à cette nouvelle fausse amitié. Durant quelques jours, Kim avait espéré se faire quelques vrais amis, mais en vain. Ce déménagement aurait pu lui offrir un nouveau départ, malheureusement elle n'était pas plus populaire au lycée de La Push qu'elle l'avait été à celui d'Orlando. Pour cela, il aurait fallu qu'elle change de look et de personnalité, ce dont elle n'avait pas la force.

Le point positif, c'était que le lycée de La Push et celui, voisin, de Forks, avaient un intranet commun sur lequel les élèves pouvaient ouvrir des blogs. Elle avait créé son compte quelques temps auparavant sans oser encore y publier quoique ce soit. Le message à transmettre lui paraissait clair mais elle avait longtemps hésité quant à la forme à adopter. Elle avait finalement opté pour la vidéo. Pourquoi ? Peut-être ressentait-elle un certain attrait pour la mise en scène… En fait, elle n'en savait trop rien. C'est vrai, le fait de devoir se filmer engendrait des complications dont elle aurait très bien pu se passer. D'un autre côté, la vidéo, c'était à la mode, les lycéens n'aimaient pas trop lire. Elle toucherait sans doute beaucoup plus de monde de cette manière, en y repensant.

Kim leva les yeux de son assiette et se décrispa en voyant que son père ne lui prêtait plus aucune attention. Le fait qu'elle quitte la table n'éveilla même pas son intérêt. Elle eut un petit pincement au cœur en se disant que même son père, si attentif, commençait à l'ignorer. Les larmes lui montèrent aux yeux mais elle serra les dents très fort pour les empêcher de couler. C'était ridicule, elle était trop sensible. Même après toutes ces années de mensonge, elle était incapable de réfréner complètement ces émotions qui la submergeaient quelques fois, des émotions violentes, incontrôlables. Parfois impromptues. C'est en regagnant sa chambre qu'elle réalisa que ce n'était pas son père, qui la rendait triste, c'était tout ça. Tout ce cirque. Ce jeu. Cette blague qu'était devenue sa vie.

Kim reprit place à son bureau pour visionner une nouvelle fois la vidéo. Si elle n'avait pas été Kim Calbreen, elle ne se serait pas reconnue. C'était parfait. Elle écoutait cette fille parler et elle arrivait à oublier que cette fille, c'était elle. Elle portait un loup prolongé d'un morceau de dentelle noire qui lui couvrait tout le bas du visage. Quant à sa voix, il avait été très facile de la transformer à l'aide d'un logiciel. Elle ne l'avait pas rendue plus grave ou plus aigue, juste différente. Elle était, en vérité assez fière d'elle, bien que très nerveuse en pensant à ce que ses camarades allaient pouvoir en dire. Enfin si elle décidait de publier la vidéo. Elle hésitait encore, à vrai dire. Elle appuya sur « Pause » et poussa sur ses pieds pour que son fauteuil roule en arrière, la projetant au milieu de la chambre. Elle se mit à tourner et à tourner. Soudain, elle se leva et alla se poster devant le miroir qui était fixé sur le côté intérieur de la porte de sa chambre : elle n'avait plus fait ça depuis longtemps mais c'était comme le vélo. Oui, certainement, ça ne s'oubliait pas !

« Dois-je publier cette vidéo ? »

« Est-il nécessaire que quelqu'un d'autre que toi la voit ? »

« Evidemment ! Sinon elle n'aura servi à rien ! »

« A quoi est-elle censé servir ? »

« A communiquer. »

« C'est tout ? »

« Je crois… »

« A communiquer quoi ? »

« Eh bien... A communiquer… A communiquer la vérité ! »

« La vérité. Pourquoi veux-tu dire la vérité, tout à coup ? »

« Le mensonge, j'en peux plus, j'ai peur de craquer. Je ne dois pas craquer. »

« A qui est-ce que tu mens ? »

« A mes parents. »

« A qui vas-tu dire la vérité ? »

« Aux élèves du lycée… »

« Où est la logique ? »

« Mes parents ne doivent pas savoir. Je dois juste dire la vérité à quelqu'un, n'importe qui. Mais pas à eux. Surtout pas. »

« Tu dois dire la vérité à des gens qui ne comptent pas pour pouvoir continuer à mentir à ceux que tu aimes ? »

« Exactement ! »

« Tu veux dire que jusqu'à maintenant, tu n'as été vraie ni avec tes parents, ni avec tes camarades ? »

« … »

Kim détourna les yeux du miroir, étonnée. Elle venait de découvrir quelque chose. Quelque chose de très important. Quelque chose qu'elle avait au fond d'elle mais qui jusque là lui avait toujours échappé. Elle n'était jamais elle-même. Elle n'était elle-même nulle part : ni au lycée, ni à la maison. Ou si, elle était elle-même en cet instant, seule, enfermée dans sa chambre. Elle leva de nouveau les yeux sur son reflet, prête à répondre.

« Si je ne suis moi que lorsque je suis seule, alors je n'existe pas. »

« Ne peut-on être vrai juste pour soi-même ? »

« Non, bien sûr que non ! »

« Pourquoi ? »

« Parce que… Parce que je ne suis rien sans le reflet que me renvoient les autres. Mes parents me renvoient un reflet déformé parce que je leur mens, mes camarades ne m'en renvoient aucun parce qu'ils ne me connaissent pas. Personne ne sait qui je suis, donc je n'existe pas. »

« Et toi, sais-tu qui tu es ? »

Dans le miroir, Kim vit les murs nus, les étagères vides, les boîtes en carton et elle comprit.

« Non, je ne sais pas qui je suis. »

« As-tu eu ta réponse ? »

« Oui. Je dois publier cette vidéo pour que les autres me renvoient un reflet, mon reflet. Pour savoir qui je suis ! »

C'est ainsi que Kim, en cette douce soirée de fin septembre, appuya sur la touche « Entrer ». Ce qu'elle ne savait pas encore, c'est que ce geste allait à jamais bouleverser son quotidien de menteuse en série.

TO BE CONTINUED. . .