Prologue.

Les os, c'est comme du verre qu'on aurait fait passer pour du diamant, ils semblent indestructibles et éternels jusqu'à ce que quelqu'un te les brise tous, en une fraction de secondes et te prouve ainsi à quel point tu as pu être aveugle de te croire si solide. C'est comme une feuille qu'on froisse, un papier qu'on déchire, il y a ce bruit infernal qui s'amplifie, se propage, aussi vite et fort que la douleur, et qui résonne dans ta tête comme si c'était le monde entier qui s'effondrait sur toi, t'écrasant sous des monts et des falaises, sans te laisser la moindre chance de t'en sortir indemne. La douleur se pare de couleurs. Tu vois les flammes qui te brulent danser sur tes paupières qui sont closes, comme si, en les gardant fermées, tu te préservais d'une quelconque souffrance, alors que tu sais bien, qu'il n'y a rien à l'extérieur, tout est à l'intérieur.

Le cri inhumain qui s'échappe de ta gorge met quelques secondes à revenir vers tes oreilles et te perce les tympans. C'est comme un boomerang, tu l'envoie loin, très loin, avec l'espoir que quelqu'un, quelque part t'entende et réponde à ton écho, mais il n'y a personne, et le boomerang te reviens, sans aucune promesse de soutiens.

Tes os sont déjà tout emmiettés lorsque ton corps atteint le sol et y rebondit. Alors que tu appuies ta tête sur cette surface solide, un nombre incalculable de souvenirs lointains refont surface, c'est comme si en mettant le sablier à l'horizontale, tu avais rappelé à toi les souvenirs cachés sous cette montagne de poussière. Les choses qui jadis te semblaient puériles et sans valeurs, ont aujourd'hui pour toi une importance capitale, elles sont la bouée à laquelle tu te raccroches pour ne pas te souvenir que tu est censée être en train de mourir. C'est juste l'odeur d'une bibliothèque poussiéreuse où tu as passé des heures, la sensation sous tes doigts de la fourure d'un animal qui t'es cher, ou le souvenir d'un arbre aux racines noueuses où l'on t'a narré les délices d'un amour. Tout ça, tout ça c'était enfoui si loin au fond de toi qu'il n'y a que la destruction des barrières que formaient tes os autour de ton coeur qui a pu libérer ces émotions, plus rien ne les retiens, pas plus que les larmes qui dégoulinent de tes yeux brulants, qui vont s'échouer à quelques centimètres plus bas, et tacher le sol sinueu.

La plainte sourde de ton corps à l'agonie semble s'être calmée, et pourtant, dans ton coeur, il y a quelque chose qui n'est pas à sa place, quelque chose qui fait mal et qui t'empêche de respirer. Tu ouvres la bouche aussi bien que tes os fracturés te le permettent et tu aspires l'air par petites goulées. Même réclamer de l'oxygène t'inflige une peine considérable. Il n'y a plus rien que tu ne puisse faire, tu aimerais alerter quelqu'un, mais il n'y a personne.

Tu tend l'oreille, autour de toi le monde grouille de vie, il y a du bruit en pagaille, de la lumière, des chocs assourdissants qui font trembler ton corps meurtris. Et la seule question qui semble disposer à franchir tes lèvres est : "Pourquoi est-ce que moi, je ne suis pas encore morte ... ?"