Titre : A l'aube de ton jardin
Résumé : Un crime terrible amène le non moins terrible inspecteur Sebastian Michaelis à entrer dans le monde fleuri de Ciel Phantomhive.
Pairing : SebastianxCiel
Rating : M. Ce chapitre est safe.
Disclaimer : L'univers et personnages de Black Butler ne m'appartiennent pas. Je ne gagne pas d'argent en écrivant cette fanfiction, mais je veux bien être payée en cookies si c'est possible silvouplé.
Playlist : Yael Naim : New Soul, Coward, Go to the river, Dream in my head
Commentaire : Un immense merci à ma bêta Nessia-chan, qui a fait un travail génial pour cette correction ! Je t'envoie tout plein de reconnaissance et d'amour !
Réponse aux review anonymes : visiteur Jun29: Ciel ne peut pas être présent partout, mais le voilà dans ce chapitre ;) visiteur - Jun28: "Je l'avoue je le suis un peu 6 36 36" :p - claire : Je passe aussi le plus clair de mon temps sur fanfiction à lire en anglais ! Je suis contente que cette fanfiction te plaise, bien qu'elle soit française. - Guest Mar 11 : Merci pour ce petit mot!
J'espère avoir répondu à tous, sinon contactez mon agent de presse pour les coups de fouets (je n'ai pas d'agent de presse) (ni de fouet).
Chapitre 9
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Sebastian Michaelis était un homme avec des principes. Il mettait sa serviette sur les genoux à table, indiquait la direction quand on la lui demandait, changeait la litière de son chat, et il était ponctuel. Il lui arrivait peut-être de frapper les plus petits que soi et de mentir sur le chemin qu'il donnait, mais c'est un autre débat sans importance. C'est ainsi que, fidèle à ses principes, Sebastian fit honneur à sa ponctualité et mit ses pieds au Rialto à l'instant même où la trotteuse de sa montre indiqua midi et demi. Il trouva le principal héros de ses nuits tranquillement installé sur une table en terrasse, absorbé dans la lecture d'un impressionnant ouvrage. L'enquêteur le rejoignit tout en s'efforçant de ne pas le dévorer des yeux trop ostensiblement - la décence était un autre de ces principes. Aujourd'hui, Ciel Phantomhive avait délaissé sa tenue de fleuriste pour une chemise aux manches retroussées et un jean à lacoupe classique. Une fine écharpe vert eau entourait son cou délicat. Sebastian nota distraitement que sa peau laiteuse était encore plus pâle que sa chemise, pourtant d'une blancheur impeccable. Ses cheveux resplendissaient d'un étrange bleu à la lumière du soleil froid. L'horticulteur leva la tête et plongea son unique œil dans les prunelles sanguines du chasseur. Ce dernier ne put qu'observer, impuissant, les milles éclats de ce bleu intense briller au soleil comme un saphir précieux. Il se sentit soudainement faible, comme si une partie de lui s'évaporait à travers ce contact visuel.
"Bonjour, Monsieur Michaelis." salua le fleuriste de sa voix suave, et Sebastian frissonna en assistant à la naissance d'un sourire aux contours de ces lèvres vermillon.
"Monsieur Phantomhive, répondit-il poliment. Merci d'être là." Il récupéra assez de force pour s'emparer d'une chaise et s'asseoir en face de son interlocuteur. Ce dernier referma son immense bouquin et Sebastian eut tout eût juste le temps de lire le titre "L'Architecture de la Renaissance" avant que Ciel ne le range dans un grand sac derrière sa chaise.
"Merci de m'offrir mon déjeuner." répondit le jeune homme, apprenant à l'enquêteur par la même occasion que l'addition serait pour lui.
Un serveur à la figure débonnaire vint à leur rencontre, un sourire commercial peint sur son visage marqué par les années.
"Bonjiourno mes enfants. Bienvenue chez moi, j'espère que ce petit voyage en Italia vous plaira. Voici la carte. Je reviens tout à l'heure pour prendre votre commande !"
Le fleuriste se désintéressa immédiatement de l'enquêteur pour détailler le menu avec concentration. Sebastian l'imita pour faire honneur à ses principes de décence - c'est à dire éviter de se perdre dans une contemplation éhontée. La carte était bien trop banale pour un déjeuner avec une créature de cette envergure. Il choisit rapidement son plat, mais garda les yeux rivés sur le menu, évitant le dérangeant regard de Phantomhive. L'employé revint avec un petit calepin.
"Alors, di me, qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?" s'enquit-t-il en s'emparant d'un stylo.
Sebastian commanda un risotto al funghi, tandis que l'horticulteur réclama un tiramisu classico et une crostata de lime, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde de ne se nourrir que de desserts. Le serveur parut un brin surpris mais ne fit aucune remarque, probablement habitué aux excentricités de certains clients.
Ciel attendit patiemment que l'italien s'éloigne avant de demander de sa voix de velours : " Donc, Inspecteur, quelle est la raison pour laquelle j'ai été réveillé de si bon matin ? " Il était remarquable que même un reproche sonnait comme une douce flatterie dans la bouche de Phantomhive. Quelle était cette sorcellerie ? Peut-être ce subtil accent anglais ? Ce miel dans les syllabes, cette délicatesse dans les liaisons ?
"La même raison pour laquelle j'apporte ma contribution financière à votre futur diabète." Répondit le jeune enquêteur, implacable.
Un léger sourire vint effleurer les délicates lèvres du fleuriste, amusé par cette répartie inattendue.
"L'affaire sérieuse d'aujourd'hui concernerait donc mon pancréas ? fit mine de s'interroger le jeune homme. J'admets que c'est terriblement plus excitant qu'un dessin floral tâché de sang."
Sebastian avait une certaine idée de ce qui serait terriblement plus excitant que tout ceci, mais se débarrassa furieusement de ces dangereuses pensées.
"J'ai besoin de vos connaissances sur les coquelicots."
"Les coquelicots." répéta Ciel, songeur. Pourquoi ce choix ? "
Sebastian sentait la carte dans la poche intérieure de son veston comme si ce contact le brûlait. "C'est confidentiel." répondit-il d'un ton ferme.
"Vous ne voulez pas me montrer votre nouvelle trouvaille, n'est-ce pas ?" demanda posément le fleuriste. C'était une constatation plus qu'une question. Sebastian se crispa. Il allait devoir négocier sévèrement pour que Ciel accepte de l'aider sans informations supplémentaires de sa part.
"Êtes-vous plutôt Zeus ou Seth, Monsieur Michaelis ?"
L'enquêteur fronça les sourcils - d'où venait cette question ? Quel rapport avec la conversation ? - mais réfléchit à sa réponse. Il supposa qu'elle sous-entendait s'il préférait la mythologie grecque ou la culture égyptienne.
"Plutôt Arès, répondit-il avec honnêteté. Arès, Dieu de la Guerre et la Destruction, excusez du peu."
"Commençons par les grecs, alors. Déméter, pauvre mère, cherchait inlassablement sa fille Perséphone partie aux Enfers. Tant et si bien qu'elle inquiéta Morphée. Bien que dévoué à endormir les mortels, ce dernier ne manquait pas de ressources pour clore les yeux des divinités. Il lui offrit simplement un bouquet de coquelicots, ce qui eut pour effet de l'endormir aussitôt."
Sebastian restait interdit. Était-ce tout ? Pas de négociations, de transaction, de marchandage ?
"Quant aux Égyptiens de l'Antiquité, ils parsemaient les tombeaux de pétales de coquelicot afin que les défunts puissent jouir d'un doux sommeil." Ciel joignait le geste à la parole en mimant les anciens jetant ces offrandes fleuries - comme un pâtissier saupoudre un gâteau de sucre.
"En quoi ces deux histoires se rejoignent, Monsieur Michaelis ?"
"… le sommeil ?" demanda-t-il, sur la défensive. Il était étrange que Ciel cède aussi facilement et lui offre son savoir sans découvrir son nouvel indice. C'était pourtant bien ce que l'inspecteur voulait, il en était sûr. Alors pourquoi cette victoire avait-elle un goût si amer et inquiétant ?
"C'est exact. Ses pétales contiennent de la rhoéadine. C'est un composé chimique qui a d'intéressantes propriétés sédatives. Une infusion suffit à calmer un enfant agité. Paracelse se demanderait probablement combien de tasses lui faudrait-il pour atteindre une incoordination motrice, des agitations involontaires, jusqu'à un décubitus et l'incapacité à se relever." *
Sebastian trouvait que c'était une question très intéressante mais ne releva pas.
"Les poètes disent donc qu'elle endort les chagrins et les tristesses. Elle est souvent offerte en réconfort."
Son Démon chercherait-il à être réconforté ? Ou réconforter quelqu'un - quelque chose ? Depuis quand les Monstres ont besoin de réconfort ? À quel genre de chagrins sont-ils confrontés ? Un être sans âme peut-il seulement ressentir de la tristesse ? Et surtout, quelle ironie du sort, quel Dieu cynique, avait placé un Diable émotif sur le chemin d'un Homme sans émotion ? Les questions fusaient, s'entrechoquaient et rebondissaient sur la paroi du crâne de l'inspecteur. Avant qu'il ne puisse réorganiser ses pensées, Ciel continua ses explications, insensible à ses réflexions.
"Elle parsemait autrefois les champs de nos contrées, Monet en a fait une magnifique toile, n'est-ce pas ?" Sebastian hocha la tête avec l'assurance d'un collectionneur - il n'avait pas la moindre idée de ce à quoi ressemblait ce tableau. "Hélas, son suc est toxique pour les ruminants et elle est trop envahissante pour nos cultures céréalières. Les pesticides tentent de l'effacer de notre paysage. Mais ce sont des fleurs hardies et indépendantes. Nul besoin d'humain ni d'insecte quand un coup de vent suffit à semer des milliers de graines dès avril. Un sol sec, un peu d'eau, beaucoup de soleil, et elles auront tôt fait de colorer les prairies d'un rouge écarlate."
Ciel posa les coudes sur la table – lui, n'avait pas de principes - croisa les doigts et y appuya son menton, songeur. Cette posture typiquement féminine aurait probablement rendu ridicule l'inspecteur Randall, mais elle était tout à fait naturelle et charmante chez le jeune homme. "Je me demande de quelle couleur sont vos pétales."
Sebastian écarquilla les yeux et sentit son pouls battre contre ses tempes. "Mes... pétales?" répéta-t-il, incertain.
Ciel cligna des yeux, comme si la question était grossière. "Bien sûr. Les pétales de votre coquelicot."
L'enquêteur résista à l'envie de se taper la tête contre la table. Ces pétales-là, évidemment. Pas SES pétales. Quelle absurdité. Quel imbécile.
"Elles sont rouges. Rouge vif."
"Ah, alors c'est un coquelicot sauvage, s'exclama Ciel. Papaver rhoeas de son nom latin. Vous saviez qu'elle était originellement appelée "coquerico" en référence à sa ressemblance avec une crête de coq ?" demanda-t-il avant d'ajouter rapidement : "Non, évidemment, vous ne saviez pas." Sebastian ferma la bouche qu'il avait ouverte pour répondre qu'il ne le savait pas.
Les yeux de Ciel se plissèrent et adressa un -faux- sourire de connivence : "Voilà peut-être un élément intéressant pour vous, Monsieur Michaelis. Les seules graines disponibles dans le commerce en France sont celles de Papaver rhoeas. Je viens de réduire vos recherches à un seul pays." s'exclama le fleuriste avec une fierté qui n'était que moquerie.
Sebastian ne se força pas à le remercier. Comme si les frontières dessinées par les humains avaient un sens pour les Démons...
Ce fut le moment que le serveur choisi pour revenir : "Voici votre commande, miei amicos." Sebastian lui fut reconnaissant pour la minute de répit consacrée à la distribution des plats, comme une respiration pendant une brasse coulée. Ses interrogations depuis l'orchidée se soulevaient à nouveau, tels des spectres s'agitant derrière ses paupières. Peut-on attribuer des sentiments humains à un être non-humain ? Cela avait-il même un sens d'essayer d'interpréter ces fleurs d'un point de vue humain ? Pourtant, elles n'étaient pas là par hasard et sûrement pas choisies aléatoirement. Il y avait une intention derrière chaque pétale. Que pouvait-il faire d'autre que d'en chercher une interprétation parmi sa propre espèce ? Il n'avait pas d'encyclopédie florale démoniaque.
" Le réconfort…" murmura-t-il, songeur.
L'horticulteur attendit patiemment que le serveur s'éloigne pour répondre, comme si c'était une évidence : "Bien sûr, il y a cette autre interprétation."
L'inspecteur le questionna du regard. Inutile de formuler une question évidente.
"Les coquelicots sont des fleurs prolifiques, dangereuses, leur élégance a inspiré de grands artistes... Mais leur beauté est éphémère et leur vie tellement fugace..." Il soupira, comme attristé par cette fragilité. Il semblerait que dans l'étrange monde de Ciel Phantomhive, les végétaux recueillaient plus d'empathie que les êtres humains. Mais au nom de quoi Sebastian le jugerait-il ? Lui n'avait de sentiments pour aucun des deux.
"Aimons-nous sans plus attendre." déclara Phanthomhive à sa tarte au citron avant de l'entamer à coup de cuillères. "La philosophie ici est de consommer l'amour le plus tôt possible, comme il faut profiter du charme du coquelicot avant qu'il défraîchisse..."
"Oh mon Dieu ! Mais ne serait-ce pas mon adorable Ciel ?" s'écria soudainement une voix féminine, les coupant dans leur conversation. Sebastian tourna la tête pour découvrir une silhouette rouge qui s'agitait dans leur direction. Il s'agissait d'une grande femme, vêtue d'un immense manteau rouge qui virevoltait entre deux longues jambes se terminant par de petits souliers vernis. Ses cheveux coupés en un carré court étaient d'un rouge surprenant, et le chasseur remarqua que la femme avait pris soin de se teindre également les sourcils. Un petit chapeau était élégamment posé sur sa tête, comme une cerise sur un immense gâteau aux fraises.
L'enquêteur fut surpris d'entendre sa poupée vivante jurer - ce qui était peu commode pour une poupée, vous en conviendrez. Une tornade rouge s'abattit rapidement sur le pauvre petit être, enserré dans les bras de la nouvelle venue. Le chasseur, qui était entraîné à tuer des Démons et non des gâteaux aux fraises, décida qu'il était plus sage de finir son verre d'eau plutôt que d'intervenir.
"Ciel ! Je suis teeellement contente de te voir !" s'exclama la dame en rouge d'un enthousiasme non feint.
"Je suppose que c'est pour ça que tu m'écrases la cage thoracique ?" s'enquit Ciel en grimaçant – l'enquêteur nota avec une certaine fascination que même ses grimaces étaient adorables.
L'inconnue desserra son étreinte et le fleuriste en profita pour se dégager rapidement.
"Désolée, répondit-elle sans avoir l'air désolée du tout. C'est juste que l'on te voit si peu ! Tu pourrais rendre visite à ta vieille tante de temps en temps! Et que dire de Lizzy ? Elle qui essaie désespérément de te contacter depuis son arrivée et… Oooh…" Sebastian comprit que la vieille tante avait repéré sa présence et avala sa gorgée d'eau de travers, détournant les yeux vers la table d'à côté comme si il y avait quelque chose d'extrêmement intéressant.
"Et je ne savais pas que tu déjeunais en si bonne compagnie ! Bonjour jeune homme, gloussa-t-elle en papillonnant des cils. Je suis Madame Red, la tante de ce garnement."
L'enquêteur décida d'affronter la diablesse par un valeureux baisemain et son sourire innocent numéro six.
"Sebastian Michaelis, enchanté. Votre filiation confirme que l'élégance est bien une affaire de gènes." Madame Red parut ravie de ce compliment.
"Tante Ann, marmonna Ciel, de plus en plus agacé. Comme tu l'as parfaitement fait remarquer, nous sommes en plein déjeuner."
"Allons, mon cher neveu, aurais-tu peur que ta vieille tante te fasse honte devant ce beau brun ténébreux ? chantonna-t-elle avec des yeux emplis de malice. Mais sache que la famille est exactement faite pour ça !"
Son neveu poussa un long soupir et plongea sa cuillère dans son tiramisu, de guerre lasse. Sebastian enregistrait chacune de ses nouvelles expressions, avide de découvrir l'influence des diverses émotions sur les traits parfaits de l'horticulteur. Il se demanda distraitement s'il était devenu fou, à vouloir répertorier milles facettes d'un même visage, avant de se rappeler qu'il y avait déjà longtemps qu'il avait perdu la raison.
"Veuillez pardonner mon enthousiasme, c'est juste tellement rare de voir Ciel avec…" Elle laissa sa phrase en suspens, cherchant ses mots, et Michaelis sentit l'horticulteur soudainement tendu. "Avec quelqu'un de nouveau, disons." compléta-t-elle avec un petit sourire d'excuse vers Ciel, qui lui l'ignorait superbement.
Le chasseur se sentit instantanément plus léger, comme s'il était quelqu'un de spécial, privilégié à passer quelques instants avec un ange que les mortels n'oseraient même pas rêver de rencontrer. Ciel était sa divinité et le pauvre pêcheur qu'il était ne pouvait que savourer les moments de grâce en sa compagnie avec un mélange de fascination et d'incrédulité.
"Quoiqu'il en soit, Ciel, tu tombes extrêmement bien !" s'empressa de changer de sujet Madame Red, comme si elle avait deviné les pensées déviantes de Sebastian. "J'organise justement une grande soirée cocktail ce soir et avec l'invitation écrite, le mail, le message sur ton répondeur, et les deux sms, je ne pense pas que tu ignores à quel point que tu es vivement convié. Et tant que j'y suis…"
"Je n'irai pas." la coupa Ciel, clairement plus intéressé par le biscuit au fond de son tiramisu que par le harcèlement de sa tante.
"… tant que j'y suis disais-je, continua l'imperturbable Madame Red, je serais ravie d'y voir également ton ami Sebastian."
Cette fois-ci, le fleuriste releva vivement la tête de son dessert – ou était-ce considéré comme un plat principal ? - pour jeter à sa tante un regard glacial. Un seul œil était suffisant à Ciel Phantomhive pour geler n'importe qui sur place. Madame Red ne devait pas être faite de la même souche que les autres mortels, car elle ne frissonna même pas. Sebastian baissa les yeux vers son assiette. Son risotto était froid.
"Écoute, Ciel, soupira-t-elle. Tu te montres si peu que mes amis commencent même à douter de ton existence. Ça commence à jaser."
"Bien, maintenant qu'ils parlent. Ils vont bientôt peindre des animaux sur les parois de leurs grottes et ça sera le début de la civilisation."
L'enquêteur Michaelis n'avait jamais assisté à une dispute de famille – il n'en avait pas - mais il devinait que ça devait plus ou moins ressembler à la scène qui se déroulait devant ses yeux rouges, flambants d'une lueur fascinée. Alors qu'il se disputait avec sa tante, Ciel lui semblait moins en contrôle, plus vulnérable, plus intime, plus vrai.
"Tu devrais me remercier de t'inviter, petit morveux ingrat. Mes soirées sont extrêmement populaires ! C'est toujours un crève-cœur de devoir faire un choix parmi les invités et…"
"Jette-les dans le lac avec un poids et donne la priorité aux survivants" proposa innocemment Ciel.
"Ciel ! Je ne peux pas te laisser dire ça." le réprimanda sa tante avec un air faussement sévère.
Le fleuriste lui adressa un magnifique sourire insolent. "C'est pourtant ce que tu viens de faire."
Il y avait quelque chose de rafraîchissant dans cette conversation, comme si l'une des nombreuses barrières qui entouraient le personnage Phantomhive était tombée aux pieds des souliers vernis de la tante Ann et que l'étrange créature de la serre se permettait pendant quelques instants de se sentir tel le petit morveux ingrat qu'il était accusé d'être.
"Ce sera très new wave; de belles robes, des costumes chics, pas d'animaux évidemment…" renchérit l'organisatrice de soirées.
"Ce n'est pas très gentil d'exclure Alois, tante Ann." fit semblant de s'offusquer son neveu.
Madame Red leva les yeux au ciel. Elle inspira bruyamment, posa les mains sur ses hanches et abdiqua : "Bon, très bien, smart ass. Et si on faisait un deal ?"
À ces mots, son neveu leva un de ses sourcils – étrangement, c'était celui où l'œil était bandé. "Quel genre de deal ?" demanda-t-il en s'efforçant de cacher son intérêt, mais Sebastian perçut sa curiosité. Il semblait que l'horticulteur fonctionnait plutôt bien aux marchés. Une histoire de fleurs contre un bouquet, une résolution de carte-mystère contre deux desserts. Le chasseur se rappelait le cours sur des Démons qui passaient des pactes avec des humains vulnérables et dévoraient ensuite leur âme. Il se demanda ce que ferait Ciel, qui semblait tant aimer les contrats, si un tel Démon venait à lui.
"Tu ne pourras pas éviter Lizzy éternellement et, ajouta-t-elle précipitamment en voyant que son neveu qui ouvrait la bouche pour protester, ne joue pas l'innocent avec moi, Ciel Phantomhive. Je sais très bien ce que tu as en tête." À ces mots, elle jeta un très rapide coup d'œil vers Sebastian, qui fit semblant de ne pas l'avoir remarqué. Ciel était redevenu à l'état de poupée, le visage impassible, muet et scrutant sa tante comme si son regard la disséquait et perçait les mystères de ses mots. Sebastian, qui se demandait qui était cette Lizzy et pourquoi Ciel ne souhaitait pas la voir, n'en apprit malheureusement pas davantage.
"Je vais t'aider." dit-elle simplement, comme si cette phrase expliquait tout. Il y eut un petit silence pendant lequel l'horticulteur semblait réfléchir à la proposition. Hélas, ses trais étaient redevenus inexpressifs et insondables.
"Deal." annonça-t-il enfin, et à ses mots un sourire triomphant vint orner les lèvres rouges de Madame Red.
Ainsi, songea Sebastian, Ciel sortira ce soir.
"On sera là vers 21 heures." déclara Ciel en se passant légèrement la main dans les cheveux, comme si cette conversation l'avait épuisé. Le chasseur tiqua sur le on. Le fleuriste parut remarquer le doute et se tourna vers lui, quelques mèches retombantes lui barrant les yeux, et lui annonça avec toute la tranquillité du monde : "Vous êtes également invité, Monsieur Michaelis. Nous y irons ensemble."
Il paraît que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Sebastian paraissait valider cette théorie alors qu'il lisait avec concentration une thèse sur le Syndrôme de Welsi. Il s'agissait d'un ensemble de troubles du comportement démoniaque, se manifestant par de l'agressivité dirigée uniquement vers ses congénères. L'enquêteur soupirait en tournant les pages de la thèse. Hélas, un trouble du comportement pouvait se manifester chez n'importe quel animal, cela ne lui conférait pas pour autant une émotion ou une sensibilité particulière. Il allait probablement encore passer son après-midi à éplucher la littérature démoniaque, en quête d'une quelconque information sur les "sentiments" des Démons. Ciel Phantomhive, lui, paraissait avoir des lectures plus divertissantes. Quel était le nom du livre qu'il avait aperçu ce midi, déjà ? Quelque chose sur la Renaissance... La sonnerie du téléphone l'interrompu dans ses égarements.
"Je t'écoute May Linn." dit-il en décrochant.
"Je peux te renommer Super-Enquêteur-Sebastian ? C'est bien un empoisonnement. Tu aurais dû voir la tête d'Abberline quand il l'a appris !" répondit la voix fluette du médecin légiste.
"Tu lui as donné l'info avant de m'appeler ?" grogna Super-Enquêteur-Sebastian en fronçant les sourcils.
"Il a suivi l'équipe légale et a assisté à l'autopsie. Contrairement à toi qui es parti avant même la levée du corps ! Es-tu dans une phase de rébellion ? N'est-ce pas un petit peu tard pour ta crise d'adolescence ? On peut en parler si tu veux."
"Empoisonnement à quoi ?" demanda-t-il sèchement.
"À l'insuline. Pour simplifier, c'est une hormone qui fait entrer le glucose dans les cellules. Elle est essentielle dans notre organisme pour rentabiliser les nutriments que l'on absorbe. En médecine, elle est utilisée à dose contrôlée chez certains malades. Mais à trop forte dose, il y a tellement de glucose qui entre dans les cellules, que le sang s'appauvrit et on tombe en hypoglycémie. Arrive alors des crises d'épilepsie, puis un coma profond, et enfin la mort. Fin de l'histoire."
"Une histoire de doses, murmura Sebastian. Encore Paracelse ?"
"Tu es étonnement cultivé, Super-Enquêteur-Sebastian ! s'enthousiasma May-Linn à l'autre bout du fil. C'est une méthode d'empoisonnement rapide, plutôt efficace et surtout très discrète. À part un léger œdème cérébral - le cerveau gonfle suite à un trop plein d'eau - il n'y a que très peu d'indices à l'autopsie. C'est grâce à ta suspicion que j'ai effectué une analyse sanguine dès que j'ai pu et heureusement ! Le taux d'insuline redescend très rapidement. À quelques heures près, il n'y aurait eu aucune trace de cette injection."
"Une injection ? s'étonna-t-il. Tu veux dire qu'elle ne l'a pas ingéré ?"
Schrödinger choisit ce moment de la conversation pour sauter sur les genoux de son maître, réclamant des caresses immédiates par un miaulement pressé.
"Oooooh ! s'exclama sa collègue. Tu as un CHAT ? Comment il s'appelle ? Il est de quelle couleur ?"
Sebastian, agacé, tapota des doigts sur son chat comme on tapote des doigts sur un bureau. Celui-ci ronronna instantanément, ravi du contact.
"May Linn, recadra-t-il. Une injection ?"
"Oui. Pour un tel effet, l'insuline a été donné en intraveineux. Il y a une toute petite lésion dans une veine du bras, microscopique. J'ai mis du temps à la trouver ! Mais une aiguille est passée à travers sans aucun doute. Je suis sûre qu'il est noir."
"Une toute petite lésion, donc on peut supposer que celui qui a passé l'aiguille avait une certaine expérience ?" demanda-t-il en passant sa main dans le pelage – noir – du félin.
"Et avec beaucoup de délicatesse. Même l'infirmière la plus expérimentée peut provoquer un hématome. L'injection a été parfaite, commenta May Linn. Du coup, j'ai une question pour toi, Sebastian."
"Mmmh, répondit-il distraitement." Celui-ci était déjà occupé à construire des conjectures. Ce pouvait être une personne du milieu médical, comme un médecin ou une infirmière, peut-être même un pharmacien... Peu de personnes avaient des connaissances aussi poussées sur ce sujet. Et un malade à qui on aurait expliqué ce mécanisme? Il ne pouvait pas les exclure. Schrödinger ronronnait à présent comme un moteur à réaction. Heureuse créature, un chat n'aura jamais ce genre de soucis typiquement humains. Humains ? L'agent cessa ses caresses, glacé. Il lui semblait que des cristaux de givre étaient disséminés depuis son col de chemise jusqu'à ses souliers vernis. Il venait de dresser une catégorie de suspects humains. La question au bout du combiné traversa sa peau jusqu'aux os, telle une bourrasque en plein hiver :
"Sebastian. Depuis quand les Démons savent faire des injections intraveineuses ?"
* Paracelse, médecin de son état : « Toutes les choses sont poison, et rien n'est sans poison ; seule la dose fait qu'une chose n'est pas un poison. » Il entend par là qu'une substance vue comme toxique (l'arsenic, le plomb, ta mère) a des effets non toxiques - voire bénéfiques - quand elle est très faiblement dosée ; alors qu'une substance a priori sympa peut être mortelle si absorbée en trop grande quantité. Par exemple le mercure, à première vue pas super glamour à ingérer, peut soigner la syphilis à doses très faibles. Dans notre cas la roéhadine a des propriétés bénéfiques jusqu'à atteindre une dose toxique.
J'espère que ce chapitre vous a plu ! N'hésitez pas à me donner votre avis en commentaire !