Hello les gens,

Celle-ci était assez simple : j'aime ces deux hommes (oh oui!) et j'aime cette ville.

Comme d'habitude, les personnages ne m'appartiennent pas. Ils sont la propriété exclusive de ACD, SM et MG, BC et MF.

Rendons à César ce qui est à César : j'ai eu l'idée d'un SH malheureux lors d'une discussion avec Nauss. Tout le reste vient de moi. Et si j'écris désormais les scènes principales au présent, c'est parce que le style de SCN m'y a convertie. Il faut parfois savoir rendre hommage aux personnes qui nous inspirent.

Un dernier avertissement qui semble en vogue sur ce fandom et auquel je me joins : chères lectrices, n'oubliez pas que le bonheur des auteures ne tient qu'à votre enthousiasme à les lire et aux traces, enjouées ou critiques, que vous laissez. C'est un échange de bons procédés. Nous écrivons, vous lisez, vous laissez des reviews.

Sur ce, bonne lecture!


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Il ne s'était jamais douté qu'aimer pût être aussi douloureux.

C'est pire qu'une luxation de l'épaule.

A douze ans, en tombant d'un arbre dans lequel il avait grimpé pour épier une scène de crime dont on l'avait écarté, « Non mais ça va pas la tête gamin, rentre chez ta mère ! » avait dit sévèrement l'agent de police qui gardait la porte d'entrée, il s'était luxé l'épaule. Tout ceci ne serait pas arrivé si on lui avait permis ne serait-ce que de jeter un œil aux indices et l'enquête aurait avancé plus vite, plus de six mois se rappelle-t-il, alors que, pour le peu qu'il en avait vu par la fenêtre, il avait été capable d'élaborer au moins cinq théories probables. Et s'il n'avait pas été distrait par une pie venue se poser à côté de lui sur la branche à laquelle il s'accrochait dans un équilibre plus que précaire, il aurait pu en éliminer deux. Mais voilà, la pie lui avait fait peur et il était tombé, bêtement. Quand il avait touché le sol, le bruit qu'avait fait son humérus en se déboîtant l'avait dégouté, ce souvenir toujours très présent dans son esprit lui arrache encore maintenant une moue de dégoût, et la douleur, fulgurante, l'avait transpercé de part en part. Heureusement pour lui, il avait perdu connaissance presque immédiatement. Plus tard, sous les mains des docteurs et le regard inquiet de sa mère, il avait pleuré quand on lui avait remis l'épaule en place.

C'est pire qu'une descente après un trip mal dosé.

A dix-neuf ans, il ne maîtrisait ni les effets ni les dosages de l'héroïne. A moins qu'elle eût été trop pure… Par la suite, il avait essayé de retrouver le dealer qui lui avait fourgué une telle came pour faire des analyses, sans succès. Dommage qu'il n'eût pas réussi à se souvenir de son visage, mais cette première prise, d'un amateurisme affligeant, avait effacé ses souvenirs proches. En tout cas, il se rappelle très bien les vers grouillants, larves de diptères, qui rampaient sur lui et pénétraient tous ses orifices : bouche, nez, oreilles, anus, il se rappelle très bien cette odeur immonde de putréfaction qui souillait son système olfactif et ses papilles, il se rappelle très bien les bruits cacophoniques et les voix accusatrices qui vrillaient son crâne… Hallucinations totales et paralysantes, le traînant au fond de l'enfer, et dont il avait cru mourir tant son corps, déchet sans volonté, le lâchait, objet torturé et soumis, cible des attaques sans pitié que son cerveau produisait, se répandant en fluides corporels, pleurs, vomi, pisse, qu'il ne contrôlait plus. Jusqu'à ce que son frère le récupérât, couché sur un matelas où même un sans-abri n'aurait pas voulu s'allonger, et le serrât contre lui. « Pourquoi ? Mais pourquoi, Sherlock ? » avait pleuré Mycroft à son oreille. « Pour te faire chier… » avait-il réussi à répondre malgré la motricité amoindrie de sa langue.

C'est pire qu'une balle en plein thorax.

Encore que, concernant cet épisode de sa vie, il ne sait dire qui, du projectile manquant de peu de perforer son foie ou du sentiment d'épouvante éprouvée face à la trahison ou de la rage d'avoir été aveugle, « pour John, pour John… », avait été le plus traumatisant. Il regrette parfois de ne pas y être resté, maillon d'une chaîne où chacun avait joué son rôle de point de pression : si un maillon saute, la chaîne se brise et John, seul innocent dans cette danse implacable, n'aurait pas tant souffert. Arrogant et déjà amoureux, il avait défié la mort, se croyant seul capable de tout résoudre. Certes la suite lui avait donné raison, même si un ultime sacrifice avait été nécessaire, mais le temps heureux gagné sur le destin avait été bien peu de choses, en comparaison avec l'horreur qui avait suivi.

Oui, voilà, aimer c'est bien pire que ces trois douleurs réunies.

Et cet inconscient qui bouge devant lui et qu'il regarde, ignore tout cela et c'est tant mieux pour lui.

« Tu veux un thé ? » demande John et se tournant vers lui, la bouilloire à la main.

Il est à l'aise, John, dans cette cuisine moderne et parfaitement équipée. Tout est à sa place, rien ne manque, les choses doivent se ranger d'elles-mêmes, tout est lisse et propre. Le frigo est rempli de victuailles non périmées et saines pour l'organisme, il n'y a pas de bouts de corps humains qui côtoient les yaourts de Rosie, il n'y a pas non plus d'expérience en cours sur le plan de travail et sur lequel on peut étaler les ingrédients d'une recette sans craindre une contamination bactériologique, et il n'y a pas non plus de microscope massif et encombrant sur la table, on peut y prendre ses repas confortablement, sans chercher où poser son assiette et ses couverts. C'est bien. C'est d'un ennui mais c'est bien. Et c'est rassurant aussi.

« Si tu en bois un… » répond-il en allongeant ses jambes sur la chaise qu'il a tirée devant lui. Prenant ses aises mais pas tout à fait puisqu'il a gardé son manteau. Il n'est pas chez lui et il accepte qu'on puisse le mettre à la porte à n'importe quel instant. Ça n'est jamais arrivé, que John le mette à la porte, mais ça pourrait arriver, c'est une éventualité qu'il ne faut pas négliger.

« Bien sûr que j'en prends un et même si cela n'avait pas été le cas, arrête de te gêner avec moi. Tu es comme chez toi ici… et Sherlock, enlève ton manteau. Tu ne comptes pas t'en aller tout de suite ?

- Non à moins que tu le souhaites.

- T'es bête parfois… »

John lui sert un de ses sourires dont il a le secret, tout en franchise non feinte. C'est sa maison ici, il vit avec Rosie et les souvenirs de Mary. Il déambule pieds nus, le chauffage au sol c'est le confort absolu. Il a retroussé les manches de sa chemise, il a de beaux avant-bras, recouverts d'un poil blond qui doit être doux pour qui a le droit d'y poser les doigts. Il porte une grosse montre au poignet gauche, qui fait ressortir le saillant de ses muscles, cubital et radial noueux, dont il connaît la force.

Il retire son manteau, à moitié seulement puisqu'il le drape sur sa chaise, prêt à être remis. Les manches pendent le long du dossier et son téléphone, perdu au fond d'une grande poche, cogne sur un barreau. Armure qui doit rester à proximité et qu'il endosse, et tout le personnage qui lui est attaché, dès que le danger pointe son nez. Mais le danger, ça n'est pas les criminels ou les idiots congénitaux qu'il affronte chaque jour, le danger c'est le regard de John, un peu trop perçant ou un peu trop tendre.

Puis John s'active, efficacité des gestes et familiarité du lieu, sans doute John peut-il dans cette cuisine se déplacer sans lumière, ouvrir et refermer des tiroirs, trouver ce dont il a besoin sans se tromper.

L'eau frémit, les sachets de thé sont placés dans les tasses, le lait et le sucre sont posés sur la table. Petite danse anodine dont il est spectateur, les mains de John passent et repassent devant lui et comme il barre l'accès à la table de ses deux grandes jambes étirées devant lui, les genoux de John le frôlent à chaque passage.

L'amour ? ça n'est rien, à peine une plume qui effleure son cœur. Tant qu'il était désintéressé, il avait réussi à en faire une arme, moteur froid et noble, avec lequel il avait la puissance de soulever des montagnes. Et son orgueil s'en était gonflé : tout donner et ne rien attendre. Il n'était pas comme tous les autres, ceux qui pleurent et qui réclament. Il n'apprécie pas les comparaisons romanesques et anachroniques mais disons qu'il s'était vu chevalier, à défaut d'être pirate. Corsaire au service d'un roi qui n'est pas d'Angleterre et ce service lui donnait le droit d'enfreindre quelques règles. Cela ne l'a jamais dérangé, d'enfreindre les règles, il le fait même gaiement.

Mais le désir… Ah ! le désir, foutu désir ! Celui qui enflamme sa peau dès que John le regarde un peu trop longtemps, celui qui fait vibrer ses nerfs, réaction électro-chimique basique, dès que John le touche, par mégarde ou par amitié : embrassades inopinées, serrements de mains, tapes viriles dans le dos. Celui qui met dans sa gorge un soupir étranglé et dans son ventre une torsion brûlante quand, lui, il regarde John, et ce regard, qu'il prolonge et maintient, est une torture volontaire qu'il s'inflige à lui-même, comme si l'absorption continue du virus pouvait être un vaccin. Ce foutu désir qui raccourcit ses nuits, déjà trop courtes, et qui fait de ses draps, une fois qu'il les a souillés, le drapeau de sa reddition. Et ces caresses, décharges répétées et nécessaires lorsque la pression ne veut pas céder, et qu'il s'octroie vaincu dans la solitude obscure de sa chambre, n'apportent qu'un soulagement temporaire et amer. Cynique même dans sa perte, il lui arrive de sourire quand, au bord de la jouissance, il s'illusionne en croyant que sa main n'est pas sa main et que son sexe tremble, durcit et se rend sous des doigts qui ne sont pas ses doigts. Abattu parfois, il s'endort ; inassouvi souvent car c'est tout son corps qui appelle une bouche et des baisers qui ne viendront pas, il se lève et sort, à peine l'éjaculation obtenue. Dans Londres, qu'il chérit et qui le berce, il erre, visitant des endroits connus de lui seul, résolvant des crimes qui n'intéressent personne, dépouilles de clochards, de prostituées ou d'immigrés clandestins abandonnées au bord de la Tamise ou au fond d'une impasse. Avant que la police ne soit au courant, il appelle Lestrade qui arrive sur les lieux, ronchonnant car tiré du lit mais qui finit par lui serrer la main de gratitude après avoir écouté, attentif et las, ses explications. Et dans ces pérégrinations qui le mènent jusqu'à une aube sale et humide, il n'a même plus la satisfaction d'emmerder son frère. Les caméras de surveillance, autrefois pilotées par une main inquiète, ne se braquent plus sur lui et il n'a plus la joie enfantine de faire enrager Mycroft qui cherche à comprendre alors qu'il n'y a rien à comprendre. Ça n'est pas plus mal finalement, de n'être plus l'objet de cette attention maladive, et il se doute que cette retenue de son frère soit le résultat d'un effort surhumain, mais ainsi il est plus libre et il n'aurait pas la force de répondre par des insultes à des questions intrusives.

« Tu veux un scone ? demande John. Martha en fait cette après-midi avec Rosie. Il en reste, mon ogresse n'a pas tout mangé.

- Ça ira merci.

- Tu préfères un truc salé ? Il doit rester du riz et des légumes… »

John ouvre déjà le frigo.

« Non, écoute John… un scone c'est bien, donne-moi un scone. »

Cette attention qui persiste est intolérable. Non, rectification : cette attention qui revient. Elle avait disparu, emportée par le tourbillon du chagrin de John et s'occuper correctement de Rosie avait été une charge suffisamment lourde pour épuiser le peu d'énergie dont il disposait. C'était bien, que John ne se souciât plus de lui et qu'il le laissât tranquille. Qu'ils n'habitassent plus ensemble avait facilité les choses. Plus de tasses de thé parfaitement infusé apparaissant miraculeusement entre ses mains, plus d'assiettes poussées devant lui, plus de gestes inutiles et nimbés d'une tendresse insupportable, plus de regards insistants où il avait cru lire des « et si… » trompeurs, c'était autant de flèches empoisonnées qu'il n'avait plus à éviter. Et puis… et puis il y a quelques mois, le réveil. Le réveil lent, précautionneux et parfois malhabile d'une affection qui ne sait pas comment s'exprimer. Une main sur son bras, légère mais ferme, des yeux qui le suivent et qui se détournent, un sourire espiègle au détour d'une phrase, des questions « Tu vas bien ? », « tu manges assez ? », « je trouve que tu as l'air fatigué… », auxquelles il répond d'une main évasive, un soin timide, affreusement tentant et séducteur, et il lui faut du courage, un courage dont il n'est plus capable, mais il a des ressources insoupçonnées, il est fort encore, c'est une fierté secrète, oui du courage pour ne pas se vautrer lâchement dans cette complaisante et vicieuse douceur dont John le couvre. Parce que eh bien ! A quoi bon les faux espoirs quand on sait pertinemment qu'ils ne mènent à rien…

Le thé est prêt, brûlant et parfumé dans les tasses. John pose devant lui, sur une petite assiette, un scone moelleux.

« Tu veux de la marmelade d'orange avec ? Tu sais, celle que tu aimes tant, aux oranges amères… »

John n'attend pas sa réponse et le pot de confiture est ouvert, cuillère à disposition. Puis il s'assoit en posant ses deux pieds nus sur le bord de la chaise où reposent ses longues jambes.

« Tu permets ? demande-t-il.

- Tu es chez toi… »

Les orteils de John frôlent incidemment l'ourlet de son pantalon. C'est supportable.

Ils se taisent un moment, chacun savourant son thé et il émiette son scone. Pas faim…

« Tu as fait encore très fort aujourd'hui Sherlock, c'était épatant.

- C'était facile. » Il hausse une épaule.

« Pour toi peut-être mais pas pour moi… C'était une idée de génie d'apporter cette bouteille thermos.

- Un coup de poker.

- Oui, je n'ai jamais connu quelqu'un qui sache aussi bien bluffer que toi. Mais quand même, comment as-tu deviné ?

- Belevitch buvait trop de café, il ne se séparait jamais de son thermos, tous les témoins l'ont confirmé. Trop de stress, trop de pression, trop de café…

- L'endroit idéal pour y verser le poison.

- Oui, en même temps que ledit café, tous les matins dans sa cuisine par sa…

- … femme. »

John boit une gorgée de thé et lui vole un morceau de scone. Par-dessus sa tasse, il le regarde, ses yeux brillent, il est content. John aime cet instant où il lui explique, il a l'impression d'être dans les coulisses d'un spectacle dont le détective serait le metteur en scène. C'est un privilège de tout savoir avant tout le monde, tous les trucs et les astuces dont il use pour démasquer les assassins.

« Mais comment pouvais-tu savoir qu'il fallait apporter cette bouteille thermos-là ? Après tout, le sien, le vrai, on ne l'a pas retrouvé.

- Il venait d'en commander un neuf sur internet. J'en ai retrouvé la trace dans son historique. »

John acquiesce, il sourit. Il aime bien comprendre.

« N'empêche, quand tu as posé la bouteille thermos devant elle, je n'avais jamais vu quelqu'un avoir aussi peur d'un simple récipient. C'était excellent ! Elle est devenue pâle comme un linge, comme ça, en un quart de seconde ! » Et John fait claquer ses doigts.

« Il faut dire que le polonium 210 est assez dangereux…

- Et d'ailleurs où est-t-il, le vrai thermos ? Celui qui contient vraiment le polonium…

- Déjà en Russie sans doute. Retour par la valise diplomatique.

- Elle travaillait pour le FSB alors ?

- Pour tout le monde. Elle travaillait pour tout le monde ou pour elle-même uniquement. Ce qui revient au même. »

Il goûte son thé. Succulent comme d'habitude. Le thé de John est meilleur que le sien. Il n'est pas idiot au point de ne pas comprendre que c'est juste parce que c'est John qui le fait. Il n'y a aucun savoir-faire supplémentaire là-dedans. C'est une appréciation subjective et totalement sentimentale. De voir John manger lui donne faim, il picore son scone.

« Mais pourquoi l'avoir assassiné ? c'était une bonne couverture d'être l'épouse d'un magnat de la presse russe expatrié.

- Il était sur le point de tout révéler. Sa conscience sans doute…

- En tout cas Mycroft avait l'air sacrément embêté. Perdre un agent double… Au moins sur ce coup-là, ça n'est pas lui qui était à la manœuvre.

- Une petite blessure d'amour propre qui le remet à sa place, ça fait le piquant de l'histoire. Se faire doubler par les russes ou par les chinois, il ne va pas s'en remettre.

- Par les chinois ?

- Enfin John ! Les satellites ont perdu la trace de madame Belevitch plus de deux heures pendant son dernier voyage à Pékin. Il fallait bien qu'elle soit quelque part où on ne pouvait pas la repérer.

- Alors le thermos peut aussi bien être à Pékin ?

- Pourquoi pas ? Tout est possible. »

Il a fini son thé, il va falloir partir. John pose son coude sur la table et écrase sa joue contre son poing. Fatigué, il est tard. Les yeux de John sont sur lui, paupières mi-closes.

« Je ne m'y ferai jamais… tout ce que tu vois en si peu de temps. C'est comme si le monde n'avait pas de secret pour toi. Rien ne t'échappe, c'est presque effrayant parfois ce don que tu as, à tout tenir dans ta main… tu me fascines toujours autant… comme au début… »

Que peut-il faire pour éviter ça ? Tous ces compliments, cette admiration qui ne se tait pas, cet enthousiasme audacieux de John à se croire seul habilité à marcher si près de l'animal. C'est un piège dans lequel ils sont tombés tous les deux, et lui y a plongé tête la première, sans se retourner, si semblable aux autres finalement, affligeant de normalité et sensible aux flatteries. Mais les flatteries de John ont un goût différent, ce n'est pas qu'il en ait tellement reçu d'autres personnes pour se permettre de comparer, ça non, mais il n'y a que John qui sache mordre et caresser en même temps. John n'est pas servile, il est juste, John n'est pas docile, il est loyal. Et les yeux de John brillent et son cœur est dans sa gorge et son souffle est court quand tous les deux, ils bataillent pour vaincre les opacités de ce monde. John est si férocement vivant que c'en est agaçant. Et si John est si férocement vivant c'est parce que lui, il est là et qu'il l'entraîne avec lui. Ça n'est plus un mystère pour personne, en tout cas ça ne l'est plus pour lui et ça ne l'a jamais été, depuis le début il le sait et ça continue à l'étourdir, ça n'est plus un mystère que le bon petit docteur n'est pas un si bon petit docteur et qu'il suffit de pas grand-chose pour que le bon petit docteur vibre et s'enflamme. Il suffit d'une énigme un peu plus difficile, d'un méchant un peu plus tordu, d'une cavalcade dans la nuit sombre, d'une course-poursuite sur les toits de Londres. Surtout ne pas le prévenir, dire « Oh ! » et se mettre à courir, l'arrêter brusquement et lui chuchoter « Chut… attends », palper ses poches et lui demander « tu as pris ton arme ? », ne l'informer qu'à moitié pour faire durer le suspens, et vous verrez ses yeux bleus s'allumer d'une envie farouche et tout son corps trembler d'anticipation. Comment voulez-vous qu'il se débarrasse d'un tel pouvoir, aussi addictif ? Et même si ce pouvoir est nocif, pas sur John mais sur lui, car un espoir le traverse, comme une lame aiguisée, quand ils sont si proches, penchés sur les mêmes livres ou cachés dans le même recoin, il ne peut pas s'en défaire et il y revient toujours. Tergiversant un peu, pour la forme, « il n'est pas nécessaire d'appeler John pour cette affaire », il cède et envoie le texto qui ressemble à un sifflement : « Besoin de toi ». Cela ne peut pas être plus clair : « Besoin de toi » … Il y a un chien et il y a un maître, mais bien malin sera celui qui dira qui est qui…

« Il m'arrive de me tromper. Parfois.

- Si peu. Et tu arrives toujours à retomber sur tes pattes. »

John est fatigué. Ses paupières clignotent. Il est temps de partir.

« Arrête John, tu sais que ça n'est pas vrai. J'ai commis trop d'erreurs pour que… Je vais rentrer… »

John relève la tête, une légère déception étire sa bouche.

« Pourquoi ? Tu ne veux pas rester encore un peu avec moi ? On est bien tous les deux. J'aime bien ces moments-là, après la bataille… »

John tend une main hésitante puis, un peu contrit, la repose sur la table.

« Reste avec moi Sherlock… Tu veux encore du thé ? »

Il s'ébroue et se met debout. John ne bouge pas, alangui sur sa chaise et ses beaux pieds nus sont esseulés sur la chaise où ses grandes jambes se sont plus.

John lève vers lui un regard confiant et clair.

« S'il te plaît Sherlock… »

Cela serait facile, oh oui si facile ! Se pencher, à peine, et le cueillir, du bout des lèvres. Une main sur sa joue que creusent des cernes grises, il a l'air si las, une main dans ses cheveux. Un baiser comme une requête « dis-moi oui… », un baiser comme une promesse « si tu savais… », un baiser comme une confession « pardonne-moi, pardonne-moi… ». Et puis tout le reste parce que bien sûr, il ne saurait pas s'arrêter. Caresser sa nuque, glisser ses doigts dans l'échancrure de la chemise, profiter de ce moment où l'on s'effleure et où l'on imagine le corps de l'autre, se dire « pas encore… » et demeurer sur le pas de la porte, savourer le délice de l'incertitude et de l'amorce du jeu, le faire gémir, juste un peu, et puis, quand on y tient plus, quand le désir est si fort qu'il fait trembler vos mains, le dévêtir et l'adorer…

« Non John, j'y vais. Tu as l'air complétement épuisé, regarde-toi, tu t'endors sur ta chaise. On en a trop fait ces derniers temps, on n'est plus tout jeunes, toi et moi. »

John se passe une main sur le visage. Il voudrait effacer la fatigue qui ternit ses traits. Peine perdue…

« Tu as raison, je suis claqué. C'est vrai qu'on ne s'est pas ménagé dernièrement. Et avec Rosie, ça n'est pas toujours simple. »

C'est vrai, le travail ne les a pas épargnés mais c'est volontaire. Travailler, quitte à s'abrutir parfois dans des affaires qu'il aurait refusées en temps normal, d'une niaiserie ou d'une limpidité telles que c'en est humiliant, travailler plutôt que ruminer et s'enfermer dans la spirale débilitante de l'apitoiement. Travailler pour ne pas penser tout en ayant sous les yeux, constamment, l'objet du délit. Et dire qu'on dit de lui qu'il fait partie des plus grandes intelligences de Grande-Bretagne ! C'est risible, si les gens savaient à quel point il est dément !

John se lève aussi et balaie d'une main machinale les miettes du scone à moitié entamé.

Il enfile son manteau, une manche après l'autre, et tâte ses poches. Son téléphone. Ses clés. Les clés du 221 B où l'attend sa solitude.

« Tu peux me dire non parfois, John. Quand tu es trop pris ou quand tu es fatigué… »

John l'a déjà fait, lui dire non. Par deux fois. La première c'était parce qu'il avait une femme. La deuxième c'était parce qu'il n'avait plus de femme. Et si Mary avait réussi à s'installer dans la vie de John, c'est parce que, lui, il n'était plus là et si elle était partie, c'était parce que… Le cynisme est toujours le bienvenu quand on veut y voir clair et sur ce sujet, il est assez vain de se mentir : la vie sentimentale de John Watson ne dépend que de la présence ou de l'absence de Sherlock Holmes. Que peut-il y faire ? Lui foutre la paix, ça serait déjà bien. Mais il n'y arrive pas.

« Pourquoi je ferais ça ? répond John. C'est comme ça entre nous, tu sais, comme disait Mary… Tu appelles et je viens… Toi et moi… Moi et toi… »

John agite une main entre eux.

Oui… Toi et moi… Moi et toi… Mais qu'est-ce que cela veut dire, au fond ?

Qu'est-ce donc que cet appariement saugrenu entre un brave médecin de l'armée qui glisse lentement vers la dépression dès que se profile l'ombre de la normalité et un détective asocial qui finirait avec une aiguille dans le bras si le premier l'abandonnait ? En Mathématiques, un négatif qui rencontre un négatif, ça donne un positif. Dans la vie, est-ce que la règle des signes fonctionne aussi ?

Il baisse la tête et ne répond rien. Partons… Il s'engage vers la sortie. John le suit.

Dans le couloir où filtre la lumière qui provient de la cuisine, John s'appuie contre le mur. L'ombre est douce, la maison est calme, Rosie dort à l'étage.

Il s'arrête aussi, ils se font face alors il s'éloigne un peu jusqu'à ce que ses épaules touchent l'autre mur.

N'a-t-il aucune volonté pour ne pas réussir à s'enfuir sur le champ ?

John plie son genou gauche et appuie son pied contre le mur. Il se passe une main dans les cheveux et le col de sa chemise est déboutonné, contrairement à son habitude. Cette nonchalance qui se dégage de lui n'est-elle le fruit que de sa lassitude ?

« Tu sais à quoi je pense quand je suis fatigué comme ça ?

- Non… »

John le regarde en souriant. Il penche un peu la tête. Cet entêtement naïf à se croire toujours surprenant est presque touchant.

« Je pense que j'aimerais bien partir en vacances. »

Ah !

« C'est une bonne idée. Partez quelques jours, toi et Rosie. Allez quelque part au soleil. »

John ne se défait pas de son petit sourire en coin.

« Non, non, tu ne comprends pas. Je parle de partir en vacances avec toi. Tu as l'air aussi crevé que moi, tu sais ? »

Oh ! Pas si prévisible que ça, finalement.

« Je vais bien, je n'ai jamais beaucoup dormi et je risque d'être plus une charge qu'autre chose. Et la perspective d'être une larve sur une plage ne m'enthousiasme pas franchement. Je n'aime pas le soleil.

- Pas une plage, non… une ville plutôt, en Europe. J'ai toujours rêvé de voir Rome. Se promener, tu vois, changer d'air, se laisser porter par ses envies, n'avoir rien d'autre à faire que de se balader le nez au vent.

- Je ne fais pas ce genre de choses.

- Tu le fais tout le temps ici.

- C'est ma ville, je la connais par cœur.

- Justement. Et si tu essayais ailleurs ? Tu es assez casanier finalement.

- Et si je m'ennuie ? Je vais être insupportable.

- Et si tu ne t'ennuyais pas ? »

John repose son pied sur le sol et son corps se tend un peu vers l'avant, inclinaison charmante et persuasive.

Il est illusoire de penser que John est transparent. Cette transparence hypothétique, qu'il présente comme une carte de visite, toute en sincère cordialité, est un leurre. Il vous accueille, les bras ouverts, vous croyez l'avoir sondé, tout paraît si clairement exposé, et puis vous vous retournez et vous réalisez que vous venez de traverser un rideau de fumée. Il ne vous a montré que ce qu'il voulait bien vous montrer. Vous étiez convaincu de l'avoir manipulé, et c'est lui qui vous a conduit dans la direction qu'il souhaitait.

« Allez Sherlock ! Je m'occupe de tout, tu n'auras rien à faire »

En fait, John Watson n'est pas un homme. John Watson est un cobra. Mycroft devrait le recruter, il réussirait à faire craquer même les plus endurcis.

« A tes risques et périls alors ?

- J'en prends toute la responsabilité »

John sourit, encore. C'est de l'orgueil pur et c'est profondément irritant.

Sur le pas de la porte, ils se serrent enfin la main.

« Rome ? demande-t-il.

- Rome » confirme John, en retenant sa main dans la sienne.

Il récupère sa main et la fourre dans sa poche. Son émoi, particulièrement puéril parfois, lui fait honte.

« Tu vas rentrer à pied ? s'inquiète John.

- Je trouverai un taxi un peu plus loin. Tu habites un quartier trop résidentiel pour y croiser qui que ce soit.

- Oui, c'est mortel ici.

- Tu n'es pas encore mort pourtant.

- J'ai un secret. Pour rester en vie. »

Ne lui demande pas, ne lui demande pas ! Prends tes cliques et tes claques et tire-toi ! Il va encore dire une de ces choses qui te donnent l'impression d'avoir sniffé une ligne de coke, tu vas planer une partie de la nuit et demain le réveil n'en sera que plus rude.

« Rosie ?

- Oui Rosie, bien sûr, Rosie. Et toi aussi. »

Voilà, voilà… Il renifle. Est-ce que tout le monde voit bien la poudre blanche qui lui reste sur le bout du nez ?

« A demain John.

- A demain Sherlock. »

Dans la rue qu'éclairent des lampadaires trop nombreux, pourquoi dépenser l'argent public à éclairer ainsi des endroits où plus personne ne circule après 23 heures, alors que certaines ruelles du centre où fourmille une faune peu fréquentable, ressemblent à des coupe-gorges ? il relève le col de son manteau. Tout ceci est une très mauvaise idée, ces vacances avec John, et il se blâme d'avoir cédé trop vite. A une époque lointaine, il traçait sa route sans se soucier des éventuels mécontents. Rien ne l'aurait fait dévier, il faisait exactement ce qu'il voulait. Même John d'ailleurs, combien de fois l'a-t-il déçu ou blessé ? C'était des accrocs au contrat, sans gravité apparente, puisque John finissait toujours par revenir. Douloureusement fier encore, il prenait ses décisions seul, laissant aux autres le soin de gérer les dégâts. Ça n'était pas sa faute si les autres mettaient du sentiment là où lui ne voyait que de la rationalité, il a eu parfois des choix difficiles à faire, partir puis revenir, mais il l'a fait parce qu'il devait le faire.

Il frissonne.

Il se ment. A quoi bon se mentir et qui veut-il tromper ? Piètre consolation que de ressasser sa belle inflexibilité passée qui, et c'est étrange, ne lui paraît plus aussi glorieuse désormais. Sa dernière faute, ultime et irrémédiable faute, causée par un abus d'arrogance, et qui avait-il voulu éblouir ou plutôt rassurer si ce n'était lui-même en humiliant ainsi cette vieille et insignifiante femme, Vivian Norbury ? ce crime injustifiable corrompt et contamine tous ses actes passés. Chacun d'eux, placés sous le faisceau puissant et scialytique de sa mémoire, à laquelle s'adjoint, mauvaise et intransigeante, sa culpabilité, est examiné et, se refusant toute indulgence, il ne voit que motivations égoïstes et fatuité détestable. Moins miséricordieux qu'un dieu auquel il ne croit pas, il ne s'accorde aucun pardon, moins magnanime qu'un juge, il ne s'accorde aucune circonstance atténuante. Bien sûr, John l'a absous, mais trop rapidement, car John est trop bon, et cette rémission, donnée sans autre forme de procès, lui paraît injuste. La peine, pour être libératrice, ne doit-elle pas être proportionnelle à la faute ? Il eût préféré être honnis et détesté davantage, mais ce n'avait pas été pas le dernier vœu de Mary.

Quand il s'imagine encore ne mériter que des coups, John l'invite en vacances. Que peut-il répondre à ça, à part oui ? Et se faire la promesse d'être le plus aimable des compagnons.

Il est trop tôt pour rentrer à Baker Street et de toute façon, il ne dormira pas.

Il hèle un taxi. Londres, dans sa grande générosité, saura lui offrir encore cette nuit quelques distractions.


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Une petite review?

La suite dans une dizaine de jours...